Nebulosa
Aqua se serrait les tempes entre ses doigts, respirant profondément pour tenter de retrouver son calme. Elle avait presque fini par s’habituer à ces réveils nocturnes en sursaut : l’impression d’étouffer, les coups de poignard dans la poitrine, la sueur glacée qui lui collait au dos… et toujours, les cauchemars.
Elle jeta un œil à l’heure, repoussa un pan de couverture et se leva mécaniquement. Sans y penser, elle abandonna son t-shirt et son short sur le carrelage avant de pénétrer dans la cabine de douche. L’eau jaillit aussitôt. Une eau d’abord glacée, qui se réchauffait progressivement, mais toujours de plus en plus lentement au fur et à mesure que les jours passaient.
Debout, les mains jointes derrière la tête, les coudes appuyés contre la paroi carrelée, Aqua laissait l’eau ruisseler sur sa nuque. Les yeux fermés, elle respirait à un rythme régulier. Le cliquetis des gouttes s’écrasant au sol, après avoir parcouru son corps, l’apaisait.
Elle réfléchissait. Cela faisait trois semaines qu’elle savait exactement contre quoi elle luttait.
Elle en était sûre maintenant, les Ténèbres avaient bel et bien percé sa chair lorsqu’elle était tombée dans la marée noirâtre de La Marge il y a presque un an. Mais ces Ténèbres-là, pensa-t-elle, étaient différentes. Plus insidieuses. Plus cruelles. Ce n’étaient pas les Ténèbres de l’envie, de la jalousie ou de la rancœur, qui naissent dans le cœur des gens et donnent une impression de pouvoir grandissant. Non, celles-ci la rongeaient. Lentement. Elle les sentait couler dans ses veines. Et désormais… elle pouvait même les voir.
Aqua sortit de la douche, l’eau s’arrêta aussitôt de couler, elle s’enroula dans une serviette et se regarda dans le miroir, toujours brisé.
Ses cheveux bleus, obscurcis par l’eau, déposaient encore quelques atomes d’eau sur ses épaules. Elle tourna lentement la tête de profil et observa, du coin de l’œil, la veine noire qui partait de l’arrière de son oreille et descendait le long de son cou, longeant la carotid. Elle glissait lentement, mais sûrement, vers sa clavicule.
Depuis qu’elle l’avait montrée à Terra, il n’avait cessé de l’exaspérer. Et la veine, elle, s’était étirée.
Il essayait. Parfois, il comprenait sans qu’elle ait besoin de parler. Mais le plus souvent, il la noyait de conseils, d’injonctions — se battre, résister, se détendre, parler, demander de l’aide. Il voulait tout faire pour elle. Et même si cela la crispait, Aqua savait qu’il ne cherchait qu’à bien faire. Maladroitement, mais sincèrement. Même s’ils n’étaient plus ensemble, elle sentait encore cette tendresse — palpable, vivace. Elle se faisait violence, chaque jour, pour ne pas le repousser. Pas entièrement.
Mais son soutien, parfois, réveillait en elle un sentiment d’échec. D’être faible. Dépendante. Et même si, en ce moment, elle l’était… elle ne voulait pas le ressentir.
De toute façon, elle ne voulait plus imposer à personne son chaos intérieur. Si elle s’écoutait, elle s’enfermerait quelque part à double tour. Et elle n’en sortirait plus jamais.
Elle soupira. Elle se sentait si difficile à aimer. À approcher. À considérer pleinement.
Son cerveau fonctionnait comme ça, désormais. Depuis un an. Depuis la fin des combats. Elle résistait encore, parfois. Mais le plus souvent, il suffisait d’un rien pour que son esprit balaye toute trace de positivité.
Alors elle essayait. De ne pas sombrer. De ne pas s’enfermer trop vite. Elle s’accrochait aux réactions ténues de son cœur, aux souvenirs — ceux partagés avec Terra, tendres, simples. Ou ceux avec Ventus, quand ils riaient ensemble en regardant les étoiles. Ou encore ce jour-là, à Disneyville, un des rares vrais moments de repos qu’ils avaient eus. Elle effectuait aussi des exercices de respiration. Parfois, ça suffisait. Par moments, elle sentait même un léger mieux. Elle aurait pu apprendre à vivre avec ça. Avec ces blessures, ces angoisses, ce magma d’émotions contradictoires.
Mais il y avait les Ténèbres. Et ça, c’était autre chose. Ces Ténèbres-là ne se contentaient pas de miner son esprit. Elles rongeaient son corps. Lentement, méthodiquement. Elles ne se nourrissaient pas seulement de sa joie : elles pompaient sa vitalité, sa magie, sa lumière. Elle le sentait. Chaque jour un peu plus. Elle s’éteignait. Ses sorts perdaient en intensité. Ses barrières demandaient deux fois plus d’effort pour être invoquées. Et un jour bientôt, elle le savait, elle n’aurait plus la force.
Elle entra dans la chambre et attrapa ses vêtements, l’esprit ailleurs. Tout en s’habillant, son regard dériva vers sa Wayfinder, posée près d’une photo. Une photo d’eux trois, souriants, insouciants. Un autre temps.
Elle resta un instant figé.
Terra était le seul à savoir. Et il n’en avait pas parlé — elle savait qu’il n’en parlerait pas sans son accord. Ventus, lui, allait rentrer bientôt de mission avec Riku. Elle ne pourrait pas lui mentir. Pas longtemps. Il la connaissait trop bien.
Elle ferma les yeux un instant, puis les rouvrit sur la Wayfinder.
— Plus tôt je partirai, mieux ce sera…
Terra avait raison. Ventus lui aurait dit la même chose.
Elle avait besoin d’aide.
Elle quitta ses appartements, sans verrouiller la porte.
L’air frais du petit matin caressa son visage. Des pétales de fleurs, charriés par une brise douce, glissaient sur les pavés à ses côtés. La Place Centrale était silencieuse. Le soleil n’était pas encore levé. Seules les lanternes suspendues bourdonnaient doucement, avec ce petit grésillement familier.
Elle leva les yeux vers elles.
Des papillons de nuits virevoltaient autour de la source lumineuse et se cognaient contre les parois de verre des néons. Leurs ailes frôlaient le verre, encore et encore, dans un rythme absurde et triste.
Elle eut soudainement pitié pour ces êtres qui avaient été piégés dans leur trajectoire par ces lumières artificielles. Elle se promit donc, qu’en revenant, elle ferait éteindre les lumières de la ville la nuit, après une certaine heure. Cela permettrait aux papillons et autres insectes de se concentrer sur le seul astre censé les aider à s’orienter de manière stable et rectiligne.
Elle invoqua son armure, la fit se matérialiser autour d’elle dans un éclat de lumière, puis projeta sa Keyblade dans le ciel. Celle-ci se transforma instantanément en planeur, comme mue par un instinct ancien. Aqua bondit dessus d’un geste fluide, sans hésiter.
Les Entrechemins l’accueillirent dans leur silence vaste et stellaire. Elle avait toujours trouvé ce silence étrange. Comme la sensation que l’espace poussait des soupirs presque inaudibles, comme une bête endormie. Parfois, elle avait l’impression qu’une force invisible la frôlait, la poussait doucement hors de sa trajectoire. Terra aussi lui avait déjà confié ressentir cela. Elle se demanda si Ventus l’avait perçu également. Une pensée lui vint, simple et immédiate : elle lui poserait la question. Quand il rentrerait. Et voilà sa deuxième promesse de la nuit.
À travers la visière de son casque, elle sourit. Aider les insectes. Parler des Entrechemins avec Ventus. Des objectifs simples. Petits, mais concrets. Des jalons. C’était comme cela qu’elle tenait debout. En s’accrochant à l’essentiel. En trouvant encore la force de créer du sens, même au milieu du chaos.
Alors qu’elle continuait de voler, perdue dans ses pensées, les contours familiers des sapins distordus et de la Tour apparurent à l’horizon. Le décor semblait figé dans une nuit éternelle, baigné d’un bleu-violet irréel. Elle sauta de son planeur sans ralentir, atterrit souplement, et laissa son armure se dissiper dans une gerbe d’étincelles pâles. Un souffle court passa entre ses lèvres.
Devant elle, la Tour du Maître Yen Sid s’élevait, immobile, imposante. Elle n’avait pas changé.
Elle s’approcha lentement, chaque pas un peu plus lourd que le précédent.
Elle allait demander de l’aide.