La nuit, les prédateurs sont gris.

Chapitre 2 : Et on se renifle d'abord pour se connaitre

8889 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 06/09/2025 17:14

« Ou sont... tes amis ? répéta Zoey, zieutant derrière Abby comme s'ils allaient sortir de l'ombre.

-Si tu parles des Saja Boys : nous sommes juste des collègues... pas des amis.

Je ne sais pas ; ils sont seuls, à errer dans Séoul ? Ou morts peut-rêve ? »

Le démon regarda la grimace soudain apparue sur le visage tout rond juste en face et s’exclama :

« Non non : j'déconne Princesse ! Ils sont déjà morts, de toute façon... On est des démons je te rappelle ! »

Il tapa gaiement dans le dos de son ennemie comme s'ils étaient en fait copains comme cochons : Zoey en poussa un cri de surprise. Ce cri ne calma pas le sourire d’Abby ; il devint juste un poil désolé et rien ne pouvait indiquer si c’était sincère ou pas.

« Ouch ok... bon je te préviendrai la prochaine fois ! Tu montes vachement fort dans les aigus, dis donc. T’assures grave…enfin aigu, pardon. »

L’air sévère de la Huntrix le poussa à plus de vigilance, un peu moins de trop d’enthousiasme et de jeux de mots moyens. Il sortit sa main toute mauve et zébrée de cicatrices du dos de Zoey, avec une précaution si appuyée qu’elle en paraissait caricaturale.

« Tu n'as pas à t'en faire en tout cas : ce sont des grands garçons... ou « des grands démons » ; je n'ai jamais trop su où était la différence. »

Après une pause songeuse, de la lumière s’alluma soudain dans son regard. D’une voix beaucoup trop forte, surtout dans un endroit si calme, il s’écria :

« Mais…t'étais pas raide dingue de Mystery, toi ? Je comprends mieux ta question, petite friponne ! »

Zoey rougit, indignée :

« Ça n'a RIEN à voir ! »

Au lieu du dos, il tapota sa tête comme pourrait le faire un grand frère bienveillant.

Cela calma Zoey. Son cerveau était vraiment une saleté de traitre car ce geste lui rappela la gentillesse de Bobby. 

« Vous êtes un peu comme nos sœurs, toi et les Huntrix... si on voulait se retrouver tous entre « Sajas », on aurait qu'à suivre les réseaux : votre manager met tout dedans. Si tu me crois pas, regarde ! Vous êtes un peu notre phare dans la nuit, quoi ! »

L’idiot rit, goguenard, la chasseuse en Zoey pas du tout : elle pinça encore plus les lèvres et repoussa sa main.

« Pas touche ! » 

Abby ouvrit les yeux en grand comme il n'avait jamais entendu ses mots de sa vie. Satisfaite, la jeune femme pensa qu’en effet les minettes et minutieux devaient baver pour s’accorder ses faveurs ; toucher leur Dieu devait suffire pour les envoyer au 7ème ciel. Aucun dos, aucune tête, ne voudraient être épargnés par ces grandes mains parmi ses fans ou autres amoureux de ce genre de géant beau gosse sans gêne.

Ce rejet n’affecta pas le grand échalas autant que Zoey l’aurait voulu : petit à petit, il se mit à sourire, et de plus en plus fort, comme de rien ; levant ses mêmes mains trop tactiles en signe de reddition. Il les mit ensuite dans son propre dos, avant de siffloter d'un air innocent.

« Enfin, finit-il par dire d’un ton plus sérieux, ton Mystery va sans doute très bien. En tout cas s’il ne s’est pas pris trop d’angles de portes…il a dû bien finir par couper sa frange s’il tenait à survivre ; il y a beaucoup plus de meubles ici que « Là-bas ».

-Mouais… »

Si Zoey avait demandé pour « les autres », c'était purement stratégique. 

Un œil à droite, un œil à gauche. A présent elle voyait mieux la conclusion de cette rue à sens unique dans laquelle ils discutaient depuis quelques minutes déjà. Il n’y avait rien de rien à signaler d’intéressant même. Enfin, des fleurs sortaient en épi çà et là entre deux pierres brutes sur les murs sans fioritures ; et ça, c’était plutôt mignon.

Elle n’entendit toujours pas plus de bruits que ceux d’Abby et elle respirant dans ce même espace. Ils semblaient bel et bien seuls. Cela ne voulait pas dire qu’elle ne restait pas sur ses gardes.

Il allait enfin lui dire ce qu'il voulait d'elle ou quoi ? se demanda Zoey, frustrée.

Plus vite il lui dirait, plus vite elle pourrait se débarrasser de lui et de cette conversation. Elle se voyait mal le pourfendre maintenant mais bon, peut-être pourrait-elle le convaincre de repartir…d’où il venait ? 

Mais d’où il vient en fait ? Il n’y a plus de porte ouverte vers le royaume des démons, si ?

« Bon, je n'ai pas trouvé exactement l'adresse de l'hôtel, enchaîna Abby. D'façon très peu pour moi ; vous auriez été en bande…et cette Mira fait peur j'te jure. Et Rumi est trop charmante ; elle m'intimide...surtout lui dit pas, hein !… »

Il y avait plus important présentement, d’accord, mais Zoey ne put s'empêcher de remarquer qu'elle était la seule des Huntrix dont il ne connaissait pas le nom, vu le surnom qui lui venait tout le temps aux lèvres à la place. Le silence semblait gêner Abby car il s’empressa une nouvelle fois de le meubler :

« Bon j'irai droit au but, petite Princesse : je peux t'aider.

- Quoi ? la voix de Zoey était un peu agressive.

- Oui... t'aider : te donner un coup de main, quoi ! Enfin, sans physiquement le faire ; j’ai compris que c’était pas trop ton truc. »

Il remit ses mains en l'air, paumes vers elle, en signe d'innocence, encore.

« Pas intéressée, déclara Zoey sans attendre la suite de la proposition. Je ne sais pas ce que tu comptes exactement me demander en échange, mais c'est non. Non, Non et non ! »

La jeune fille se félicita de réussir à refuser catégoriquement avec tant d’aplomb. Son psy (en peluche) serait fier d’elle.

« En échange ? Calme-toi Princesse ; ça va t’intéresser. Je me disais que je pouvais t'aider avec ton problème de confiance en toi ? A...draguer qui tu veux aussi, ptêtre…Mystery par exemple...? Enfin, si on le recroise un jour. 

-Et tu crois que je veux...que je veux séduire un démon ? Mais…ce serait répugnant ! »

Zoey ne put s'empêcher de se corriger car même si elle le pensait un peu, elle ne voulait pas vexer Abby avec cette réponse trop spontanée.

« Enfin, je suis une chasseuse de démon ; ce serait juste impossible ! »

C'était délirant.

Elle avait un problème au point de ne pas vouloir blesser un ennemi, un de ces démons qu'elle détestait et tuait depuis des années déjà. Elle avait vraiment un gros gros souci en effet, se dit-elle.

Abby n'avait pas tort et elle le savait depuis longtemps : il lui fit d’ailleurs un clin d’oeil, un air de « je sais ce qui se passe dans ta tête »…(ou en tout cas c’est ainsi que Zoey l’interpréta.)

« Non ! s'énerva-t-elle sans même qu’il fasse mine d’ouvrir la bouche ou même qu’il l’envisage. J'ai confiance en moi : je suis une star je te rappelle. Je monte sur scène, je fais des interviews... je suis la fille la plus CONFIANTE de la planète. Hier j'ai parlé toute la journée avec un homme célibataire, figure-toi ! On a même été dans ma chambre ! J'ai tellement confiance en moi que je ne rentre jamais dans mes chaussures ! Voila ! »

Abby la regarda et lança un autre clin d’œil (bien inapproprié devant quelqu’un de fâché, se dit furieusement l’insultée).

 

« Ni dans mes chapeaux ! rajouta Zoey avec un regard féroce. »

Elle avait beau savoir bien avant qu'elle ne se donnait le coup de grâce qu’à elle-même, ses cordes vocales en mission suicide sociale ne pouvaient pas s'empêcher de répondre à ses ordres.

Quelle honte !

Elle se sentait vraiment comme une gamine.

Mortifiée par ses propres paroles, elle fit tout pour le cacher en plantant ses yeux noirs, sourcils froncés, dans ceux de son adversaire pour tenter au moins de le déstabiliser. A voir sa tête et ses yeux jaunes, Zoey constata qu’il s'était clairement empêché de rire pendant toute la tirade. Pas déstabilisé donc...elle s’était bel et bien auto-sabotée sans entraîner l’ennemi dans sa chute.

« Ce mec, dans ta chambre, c'était Bobby, ton manager gay, c'est ça ? »

Il pouffa. Bougonne, Zoey marmonna dans sa barbe inexistante sans contredire.

« Tu sais, Rumi et Jinu s'entendaient plutôt bien pour un démon et une chasseuse de démon. Il s'est sacrifié pour elle, hein ? Donc moi, je peux bien devenir ton confident et du coup Mystery ton copain ; pas si difficile à imaginer si on le voit comme ça, non ? »

Zoey sembla un instant figée. Abby finit même par devoir agiter sa main pour que ses larges yeux bruns refassent focus sur lui, et pas au-delà de lui comme ils le faisaient maintenant. Quelque chose dans sa phrase avait fait mouche. Et ce ne fut pas ce à quoi il s’attendait.

« Tu es un démon, murmura-t-elle. 

-Ben…oui...? Tu as vu ces trucs sur ma figure !? »

Déstabilisé pour une fois, ses marques, comme conscientes d’être appelées par leur propriétaire, luirent pour appuyer ses paroles.

« Je croyais que... c'était assez visible... »

Cette phrase bien qu’ironique fut juste grommelée et en perdue sa puissance de frappe.

« Tu es un démon... et tu connais Jinu ! s'exclama-t-elle, triomphante.

-Oui...? »

Abby avait la voix de plus en plus faible…il n'avait pas imaginé que « Princesse Zoey » réagirait comme ça.

Tant qu’à elle, là elle réfléchissait à toute vitesse.

Un démon ; c'est ça qu'il lui fallait pour comprendre Rumi ! Et sa relation avec Jinu, aussi !! En sachant mieux comment ces créatures fonctionnaient, elle pourrait parler avec son amie, entendre ce qu'elle avait vécue, peut-être même découvrir la nature de ses sentiments envers Jinu ! Elle pourrait alors aider, guérir et être une vraie amie pour elle ; pas cette fille qui plaisantait pour éviter d’aborder des sujets sérieux comme on évite des mines anti-personnelles. Elle n’aurait plus aussi peur de mettre les pieds dans le plat si elle maitrisait d’abord ses pieds à elle pour l’éviter. (cette métaphore n’était pas la meilleure ni la mieux formulée mais Zoey estima ici qu’elle était assez passable pour être acceptée dans sa tête en tant que telle et réutilisée à des fins comiques avec les Huntrix, si cela s’avérait nécessaire pour le simple amour du rire.)

Bref : si Abby pouvait lui donner des informations, rien ne l'arrêterait pour agir et abaisser en douceur les barrières de Rumi.

« J'accepte ! »

Abby ne pensait pas que ce serait aussi simple et cela se voyait sur sa tête. Cela faisait quelques minutes déjà qu’il avait perdu son air de crétin béat pour arborer celui du crétin surpris…et là c’était plutôt le rôle du crétin désœuvré qu’il jouait malgré lui. Et oui ! pensa Zoey, il avait dû préparer tout un discours pour ce moment et là, soudain, il n’en avait plus besoin.

« C'est fou, concéda-t-elle, je sais, je sais ! Mais je pense que c'est important ...que c’est important que tu m'aides, Torse. [le dernier mot l’aida à prendre une voix plus assurée] Voilà, moi aussi j'ai un surnom pour toi ! Et je n’hésiterai pas à m'en servir. »

Elle se tut. Mince ; elle ne savait pas ce qu’il voulait lui demander en échange ni même si c’était légal.

Vendre son âme n'était pas une option. Elle avait oublié qu’il y aurait une contrepartie, c’était idiot... qu'est ce qui lui prenait ?

« Enfin... on doit discuter de…tes conditions. Si c'est pas du... bizarre ou quoi... »

Agh... elle était en désavantage déjà dans toutes négociations ; maintenant qu'il avait entrevu à quel point elle était intéressée par sa proposition.

Pourquoi fallait-il toujours qu'elle s'emballe si vite alors qu'elle savait d'expérience qu'elle le regretterait plus tard !

« Et bien... j'ai juste besoin que tu m'héberges, m'amènse dans tes tournées... etc... je me débrouillerai pour me faire embaucher une fois passée derrière les lignes ennemies... Ca c'est mon problème. Je veux être près de l'industrie musicale. C'est toute ma vie ; c'est tout. Comme tu peux le voir ; j'ai besoin d'un gros relooking, d'argent et surtout d'un toit... de toi, quoi ! »

C'était plus terre à terre comme demande que Zoey ne l'aurait imaginé.

Elle pouvait comprendre ça : être obligée d'abandonner le monde de la musique l'aurait détruite. Elle se demandait si c'était le cas pour lui, vraiment. Avec le visage d'Abby, ses yeux jaunes et les zébrures qui barraient son visage, probablement tout son corps, difficile de se débrouiller seul , surtout dans un milieu si fermé où on avait besoin d'un réseau monstre pour survivre. (sans mauvais jeux de mots).

Même une plante carnivore mourrait sans soleil, sans racine.

Il voyait dans ses yeux qu’il approchait du but ::

« C'est tout bête [Il souriait innocemment]. 

J'ai besoin de créer, Zoey ; C'est pour ça que j'ai choisi de te parler ; à toi. C'est comme respirer : j'ai pas le choix, Princesse ! Les Saja Boys ont dû vous étudiez tu sais... et t'es celle qui « gets it », tu comprends ? J'ai besoin de sortir ces trucs de ma tête pour prouver qui je suis...sinon je suis une façade, sinon personne ne peut me voir. On peut que voir que l'armure qui cache les cicatrices, les vraies. Je peux pas survivre si je cache ce que j'ai à l'intérieur. C'est comme ça que je veux vivre, ou en tout qu'à exister éternellement, sur scène. Sinon, je ne serai pas là, dans le noir et le froid, à parler avec quelqu’un qui me hait. »

Zoey n'était pas dupe : elle savait bien qu'il voulait la manipuler, la forcer à l’empathie. Cependant, elle reconnaissait de la sincérité cachée au milieu de ce stratagème pervers. Elle venait d’en apercevoir les contours. 

Là, elle entrevoyait assez de vérité pour être certaine que la personnalité de crétin bodybuildé, de ce fameux mec nommé « Torse » n'était qu'une façade pour endormir sa méfiance. Même si elle se devait de rester objective, ce qu’il venait de dire lui parlait vraiment (touche en plein cœur) et même si elle se trompait, une partie d’elle refuserait que ce discours soit faux tellement c’était VRAI pour elle.

Ça la rassura de savoir qu’elle n’était pas totalement parano : ce géant violet avait quelque chose derrière la tête. De plus, elle avait maintenant un levier : une de ses faiblesses pour garder un minimum de pouvoir dans la dynamique.

Bien qu'il ait avoué à quel point il avait besoin d’elle pour redevenir une star ; elle ne savait pas encore si c’était parce qu’il la sous-estimait ou s’il était réellement désespéré.

Oui, Abby devait penser qu'elle était bien sotte ; il ne le savait pas encore mais il se fourrait le doigt dans l'œil jusqu’à ses magnifiques pectoraux (enfin, Zoey espérait qu’elle soit à la hauteur de la situation ; elle en doutait toujours mais elle espérait, c’était son truc et s’en était presque une maladie.)

« Bon ; je crois qu’on est d’accord. Mais on n'a plus beaucoup de temps...

- Pourquoi ?"

- Faire les boutiques, Princesse ! Tu crois que je vais débarquer comme ça dans un hôtel de luxe ? [il se cacha la poitrine avec ses bras] ça risque de jaser ! 

- Non...euh oui, en effet... »

C’est vrai que les boutons sur son torse n’avaient pas survécu à la pression…A eux deux, ses pectoraux étaient assez incontournables en Corée pour qu’on puisse les reconnaitre sans le reste du corps : ce serait gênant si une émeute se créait juste à la vue de ce soupçon de peau. Le petit bout de femme leva le doigt vers la lumière venant de la grande rue, passant volontairement sur le fait qu’il venait de décider pour elle. Le grand homme prit la tête du convoi devant l’insistance de sa comparse et peu à peu sortit de l’ombre. 

Avant qu’il ne parte, et sur la pointe des pieds, elle posa avec application une vieille casquette ridicule sur la tête du gros bébé ; un cadeau d’un sponsor spécialisé dans le lait en poudre. Elle n’avait que celle-ci sur elle : elle l’aimait bien parce qu’elle était rose et toute douce. Rendue voyante sur ce type et pas adéquate du tout ; il dût quand même l'accepter ainsi que sa veste tout aussi rose. Il l’utilisa en foulard pour cacher les boutons manquants au niveau de sa poitrine.

Heureusement, il n'y avait toujours pas un chat dans la rue de leur côté ; les autres passants étaient trop loins pour discerner plus que deux silhouettes singulières : l’une trop grande, l’autre rendue encore plus petite par contraste. Le déguisement n’était pas terrible pour l'instant. Abby attirait son regard, encore plus avec le visage et le cou caché par des vêtements et ce serait certainement le cas aussi pour ceux d’autres passants : il faudra réfléchir vite, se dit Zoey.


« En fait, j’ai un plan... commença Abby qui avait capté son regard. »

Mais Zoey s’était déjà mis quelque chose en tête : elle fouilla bientôt frénétiquement un de ses sacs remplis de matériel de dessin. Débordants, ils étaient encore par terre depuis qu’elle les avait posés avant de s’engouffrer prudemment dans la ruelle sombre d’où s’échappait une voix. L’homme à côté, propriétaire de la dite voix, ne le savait pas encore mais c’était le genre de moment où on ne pouvait pas l’arrêter avant qu’elle ne termine ce sur quoi elle se lançait.

Elle sortit un carnet de sa besace, un stylo bien taillé de sa poche et commença à gratter furieusement la mine sur le papier. Encore accroupie devant ses affaires, sa position paraissait très inconfortable ; cependant elle ne semblait même pas s’en rendre compte, déchainée, au feu de l’action. Ça, c’était un état qu’Abby ne connaissait que trop bien. La succession de gestes assez violents, qu’on n’attendait pas d’une fille aussi petite et mignonne, donnait d’abord des traits incohérents bientôt devenus silhouettes puis personnages. Dans ces coups donnés en rafale, elle semblait avoir cette volonté brutale d’anéantir le vide de la feuille de toute sa force de chasseresse.

Les bruits de grattement avaient l’air encourageants, en tout cas Abby imaginait qu’elle arrivait parfaitement à dessiner ce qu’elle voulait puisqu’il n’y avait aucune hésitation dedans. Il ne voyait rien de son côté, surtout cette fougue et ce regard possédé. Les lumières de la ville n'étaient pas encore allumées mais Zoey ne semblait pas s'en soucier non plus. Une minute après, elle s'arrêta. Envahie un instant par une muse exigeante, le moment où elle avait stoppé sa main sur le papier celle-ci s'était enfuie et l’énergie du moment lui avait emboitée le pas.

Elle se sentit fébrile, se rappelant soudain que montrer ses croquis à des gens qu'elle connaissait peu voire pas du tout, était compliqué pour elle. Une grande main se tendit ; sa vue, paume ouverte, lui rappela que ses genoux lui faisaient mal dans cette position : elle se sentait vacillante. Sa main et son corps acceptèrent bon grès mal grès de se laissait entrainer et de se relever.

« Alors... cette idée, Princesse ? »

Le jeune homme regardait le carnet d’un air intéressé : il était toujours dans les bras frêles de Zoey, ouvert ; le contenu dessiné poussé contre son cœur. Drôle cette étreinte maternelle puisqu’il avait été assailli plus tôt par ces mêmes bras transcendés par une force brute. Ils tremblaient maintenant, faiblement, mais dur d’échapper à des sens de chats. Les yeux jaunes d’Abby brillaient. Cependant, il ne faisait pas mine de sauter sur le carnet pour dérober ce qui lui était caché. Il semblait attendre de la créatrice le signe qu'il en avait le droit.

Rassurée par cette attitude étonnamment respectueuse, Zoey opina vite du chef. Ensuite, elle tourna le carnet vers lui, les bras relevés, comme si elle était devenue l’espace d’un instant son pupitre. Et elle laissa s'approcher le démon, ou du moins l’artiste curieux en lui.

Sur les pages, des portraits d'hommes à forte carrure, trois : les vêtements n'étaient pas dessinés ; juste corps et corpulence esquissés de manière à ce qu'on imagine bien leurs contours.

« Joli ! commenta Abby...Qui est ce que je regarde ? »

Zoey remit le carnet entre ses mains larges, laissant les siennes libres pour montrer les différents personnages.

« Voici une partie de notre staff de garde du corps... Enzo, Chan, Pierrick »

Elle expliqua :

« Ils ont l'habitude de laisser travailler le personnel de l'hôtel le soir et la nuit, comme il est assez compétent en matière de sécurité. Mais ils dorment dans l'hôtel. Et comme tu vois, je n'ai dessiné que des profils qui te correspondent à toi ... aussi en termes de taille. »

Elle rit, gênée et la voix de plus en plus petite :

« Tu comprends ce que je veux dire ? C'est un peu... compliqué de savoir si ça va marcher mais ça me parait la plus plausible des choses…implausibles…en tout cas c’est tout ce qui me vient maintenant…

- Donc on part sur un déguisement ? »

Malgré la façade enjouée, Abby était sceptique... enfin, au moins, il avait compris que son propre plan, trop élaboré, ne prenait pas en compte les spécificités du lieu dans lequel il voulait s'introduire en douce. En plus, il serait impossible à mettre en place en si peu de temps. Sans rajouter qu'il s’était fait dérober dans son sommeil de la veille des accessoires durement accumulés et nécessaires, dont un portable pas si cassé que ça. Ca devait être le coup qu'il avait reçu sur la tête en passant qui l’avait fait complètement oublié cet énorme détail.

« Oh [La voix de Zoey était un peu tendue et crispée car elle se sentait obligée de VENDRE cette idée…alors même qu’elle n’était pas sûre d’être sûre d’elle-même sur ce coup de crayon là] Les membres de l'hôtel ne connaissent que vaguement nos gardes du corps, juste de vue. Ils les voient surtout en uniforme en plus, avec des lunettes noires et en groupe. Si tu rentres et que tu me ramènes en prétextant que je suis sortie non accompagnée et sans autorisation, ils ne vont pas se poser de question, surtout s’il voit que je te connais. J'ai causé un peu de... bazar hier et un des agents de sécurité a dû me ramener jusqu'à ma chambre. On peut être sûr que tous les employés de l'hôtel en parlent encore... »

Elle rougit... ce n'était vraiment pas à son avantage de dire ça...

enfin, elle parlait à un démon, qu'est-ce que ça pouvait faire d'avouer ? Est-ce que, même avec une créature comme celle-ci, elle souhaitait être appréciée ? Comme le voudrait une gamine bien trop sage ?

Fatigué ou bien stupide peut-être : Abby hocha la tête après avoir entendu son argumentation.

Zoey était soulagée ; ils manquaient de temps et si elle commençait à réfléchir à l’énormité de ce plan, elle sentait bien qu’elle allait s’évanouir ou bien fuir ou fuir et s’évanouir …ce qui dans n’importe quel sens serait horrible de sa part après avoir donné (télépathiquement) sa parole.

« Il y a des chambres inutilisées à notre étage ; tout l'hôtel est booké pour notre staff et tout un palier pour Rumi, Mira et moi. On est dans une suite, bien séparée des autres chambres, au bout du couloir. »

Le démon paraissait satisfait.

Il regarda de plus près les corps et visage des gardes du corps dessiné sur le carnet.

« On va partir sur celui-là, considéra-t-il. Une idée de ses vêtements habituels en civil ? »

Pas besoin d'être si précis, se dit Zoey...mais comme on dit le démon se cache dans les détails, non ? Elle finit par lui répondre, essayant de faire marcher ses souvenirs. L’homme choisi sur le carnet de dessin ne sortait pas du lot en matière de physique ni de vêtements : même en civil leurs gardes du corps préféraient des vêtements classiques, souples et peu voyants pour rester incognito et frapper le plus soudainement possible s'il le fallait. Même s'ils étaient en heure de repos, ça ne voulait pas dire qu'ils ne pouvaient pas reprendre du service en cas de crise. Un client mort ou kidnappé, c’était assez mauvais sur un CV et dans un magazine à scandale.

Abby était très concentré ; il en avait oublié de remettre cette façade d'homme bête.

On aurait pu presque voir les pendules qui se mettaient à l'heure dans son cerveau.

Autant dire que la suite fut assez sérieuse : les deux étaient en mode boulot focalisés sur leur plan commun, se cooptant pour certaines tâches avec beaucoup de naturel, leurs passions créatives en osmose le temps d’une trêve...Abby en tout cas s’adaptait bien à elle sans trop protester. Zoey avait conscience qu’elle devenait pénible quand elle essayait de recréer quelque chose ; c’était sa manière de prouver sa valeur en plus dans leur dynamique étrange…et à part avec les Huntrix, impossible pour elle de travailler en groupe quand il s’agissait de créer. Enfin, Abby ne parut pas s’en formaliser et désactiva les conflits ou le trop d’enthousiasme avec des blagues lorsqu’elle commençait à s’exciter sur un point en particulier. 

D’abord, il fallut trouver un magasin de vêtement adéquat, pas trop cher, pas trop bondé, et correspondant à leurs recherches de simplicité. Zoey n’eut pas le temps de s’étonner qu’Abby connaisse si bien les boutiques environnantes, qu’ils avaient déjà trouvé quelques habits pour le rendre incognito en journée. Abby évoluait si bien dans ce monde de tissus et d’apparence : il en paraissait maître des lieux. Cette boutique ne semblait pas assez grande ni même luxueuse pour son aura et ce corps plein de possibilité. Même avec son apparence un peu piteuse et débraillée, il évoquait avec assurance des détails que seuls comprenaient les experts en couture et autres habitués des fashions shows. Ses notions avaient beau être nombreuses (elle était curieuse en la matière puisque les tenues étaient une bonne partie du lore des Huntrix) Zoey était loin de ce niveau. Lui savait comment utiliser les coupes de vêtements trop grands pour se donner une carrure approchant celle de son modèle (en empilant parfois des vêtements). Et personne ne dit rien devant sa dégaine ni ses choix étranges. Ce n’est pas qu’il passait inaperçu ; c’est juste que son accoutrement de départ était vite remplacé par celui d’homme simple et abordable. Le mensonge qu’il offrait pour expliquer le « maquillage » visible sur ses poignets légèrement violacés et le fait qu’il ne pouvait pas montrer bien son visage était gros, voire aussi énorme que lui, mais personne ne sembla trouver à redire bien que certains et certaines étaient bien curieux. Zoey ne pouvait qu’envier ce naturel qu’il avait à se faire apprécier et à « faire partie » des situations. Cela l’arrangeait dans ce cas ci d’être transparente ; elle allait et venait dans la boutique sans aucun regard sur elle, allant chercher des accessoires utiles pour compléter au mieux ce relooking express auquel elle participait presque malgré elle.

En dépit du timing serré de leurs essayages, la jeune femme put néanmoins répondre à quelques textos de Rumi et Mira qui s’inquiétaient de ne pas la voir revenir. Heureusement, aucun membre du staff de l’hôtel ne la cherchait : là elle était juste en retard par rapport à l’heure prévue. Elle dût redéfinir une heure approximative pour calmer ses camarades. La pression du temps se refit sentir après que le texto fut envoyé. En tout cas, Abby était assez exigeant et précis pour que l’esprit de la star en cavale puisse être occupé à résoudre des détails que son cerveau aurait jugée inutile pour le si peu de temps qu’ils avaient. 

Arrivé à un énième choix et devant les caisses du troisième magasin, le mufle aux cheveux teints n’avait posé aucune question quant à comment elle allait payer ; il semblait considérer à chaque fois qu’elle allait le faire en tout cas et lui faisait un sourire à chaque « paiement accepté ».

Car oui, elle payait sans rien dire et bouderait plus tard. Ce n’était pas comme s’ils étaient chez Armani ou quoi ; les vêtements étaient peu chers tout en restant de très bonnes factures ; un de ses magasins qui existe sans qu’on le sache au milieu d’une rue remplie d’autres boutiques, et où on trouve des trésors de couturiers inconnus au bataillon. Zoey garda les tickets de caisse…la popstar savait être généreuse (d’ailleurs avec trop de monde et tout le temps) mais là, sa fierté l’interdisait de laisser les choses en l’état : elle irait jusqu’en enfer pour qu’il la rembourse. C’était Abby après tout et c’était un ennemi ! Même quand il la remercia cette fois de vive voix et un poil trop de zèle, elle lui donna un papier, le montant gribouillé pendant leurs attentes aux caisses. Bien que le vendeur soit seul, sans client devant lui à part les deux gus, il était occupé à clore petit à petit la boutique et elle eut sans peine le temps pour calculer la somme. Après l’emplette finale, Zoey montra l’heure à un Abby déjà déguisé des pieds à la tête. Ses lunettes noires posées sur lui ne laissaient pas transparaitre son regard ni autre expression. A un concours de sosie, Abby n’aurait pas gagné certes ; il aurait même été bon dernier et de si loin qu’on ne le verrait plus. Mais le clone raté ressemblait néanmoins à un garde du corps et vaguement aux leurs, maintenant qu’il était grimé et que ses cheveux ne dépassaient plus de son chapeau. Même si, sous la lumière crue du magasin, il paraissait suspect avec ce visage trop poudré, il en serait autre chose lorsqu’il serait sous celle, tamisée à l’extrême, du hall de l’hôtel.

La panique était si intense dans le cœur de Zoey qu’elle ne la ressentait plus et qu’elle ne savait plus être objective. Tous les sacs d’achats accumulés, le faux garde les mit sur ses épaules : juste avant, elle avait refusé qu’il prenne les siens. Là, elle avait tout oublié, de sa fierté, rien dans la tête, et se contenta de suivre le porteur jusqu’à la sortie, comme un pantin.

« Ca va aller, Princesse ! On dit que plus les plans sont dingues, plus ils marchent ! Et ça pour un plan perché, s’en est un…et je m’y connais. Et au pire, si ça marche pas, j'en prends la responsabilité ; je te l'promets. »

Cette voix apaisa Zoey ; bien qu’emplein d’une certitude de fer, elle était devenue plus douce une fois revenus dans la nuit et, encore une fois, elle voulut croire en la sincérité qu’elle y décernait.

Et le plan marcha.

Enfin, un peu : en tout cas, ils purent passer les portes de la forteresse sans encombre. 

On leur fit ouvrir en grand mais ce ne furent pas les membres de l’hôtel qui les accueillirent dans l’entrée. Le climat de confusion n’était pas tout de suite palpable car chacun semblait ramolli par l’apparition des lumières blafardes de l’extérieur rendue bleue à cause de leurs passages à travers la baie vitrée colorée. Cependant, une voix agacée régnait en maitre dans cette pièce bien trop immense aux airs d’entrée de sauna de luxe trop climatisé. Celle-ci recouvrait une musique jazz d’ambiance soporifique-cozy dont on entendait plus que quelques notes caractéristiques. Mira faisait ses caprices de stars et c’étaient ses propos virulents et durs qui assombrissaient encore plus la nuit juste amorcée. Devant le guichet blanc immaculé de l’hôtel, elle faisait tâche avec ses vêtements bien trop foncés et ses yeux tout aussi cernés d’ombres. La plus violente des Huntrix n’avait pas besoin de talent d’actrice pour prendre une posture féroce et aboyer sa déception sur la pauvre qualité de débit du wifi dans sa suite, cela faisait 100% vrai et l’argumentaire l’était sans doute bien que ses intentions soient doubles. Quand Rumi qui avait ouvert la porte d’entrée vit Zoey avec un garde du corps elle fit la grimace, s’excusa, et recula pour laisser les deux passer, baissant la tête pour éviter un éventuel regard noir derrière les lunettes tout aussi noir du grand yéti. Des gens du staff de sécurité essayaient de calmer Mira : face à la rebelle punk et son air farouche jugeant la société et les Hommes, il semblait difficile de lutter. Certains regardaient juste la scène en murmurant des commérages ni reluisants ni véridiques sur la star aux cheveux roses. On voyait bien que c’étaient les nouveaux et plus jeunes puisque leurs consciences professionnelles, face à cette célébrité capable de détruire leurs carrières, étaient quasi nulles.

« Et bien, lâcha une voix beaucoup plus forte que celle de Mira. Calmez-vous ! Nous sommes des professionnels et nous allons réagir en tant que tels. Tant d’agent de sécurité pour une seule personne, qui plus est une de vos clientes ?! On rentre et on sort comme dans un moulin ici : vous n’avez pas vu qu’une de vos protégées était sans surveillance dehors ? J’étais juste parti acheter des cigarettes et me voilà à jouer les chaperons parce que vous n’avez même pas pu faire votre travail. Si vous vous ennuyez tant, faites au moins bien le peu de tâches que vous avez à faire. Et dire que j’étais censé être tranquille grâce à vous et votre sécurité « digne des stars ». S’il vous plait, réglez cela tout de suite, ou je serai contraint d’en enformer mes employeurs. »

Grave et bien peu reconnaissable, la voix d’Abby ainsi que sa dégaine lui donnaient vraiment la prestance de son rôle. En tout cas, on y ressentait toute l’autorité et la brusquerie d’un homme qui connaissait bien son métier et ne pouvait supporter tout ce chaos infantile dû à l'incompétence de ses pairs. Ne paraissant ni insultantes ni gratuites, ses paroles restaient calmes et ne demandaient aucunes réponses : que de l’obéissance. Même les excuses ne paraissaient pas appropriées. Après un long interlude où on entendait que du jazz et où les fautifs se regardaient incertains, la personne derrière le guichet prit les devants et s’adressa au nouveau venu ainsi qu'aux agents de sécurité, devenus bien penauds à cause de la leçon soudaine qu’ils venaient de recevoir : 

« Nous nous excusons, Monsieur, pour la gêne occasionnée. Merci à tous, Mesdames et Messieurs, vous pouvez retourner à vos postes. [elle se tourna vers Mira, et continua avec ce même ton de robot poli] je vais m’occuper de votre problème, Madame, milles excuses. Dans un instant, un employé compétent viendra vous expliquer quelles sont les chambres où le réseau fonctionne le mieux. Nous vous rappelons que la clé de la 115, la 116 et la 117 sont à votre disposition, en plus de celles de votre suite et j’espère que l’une de ces chambres répondra à vos besoins. Si tel n'était pas le cas, nous en trouverons une à votre gout. Nous ferons tout en œuvre pour satisfaire vos demandes et, dès demain, quelqu’un de compétent s’occupera de régler définitivement le problème dans votre suite. »

Mira acquiesça, toujours le visage peu sympathique, frustrée, mais la colère retombée.

Le stratagème mis en place avec Rumi pour détourner l’attention de l’arrivée de Zoey venait de se finir sur un échec total. En plus de s’être fait surprendre par un des membres de leur sécurité personnelle, les Huntrix auraient tout aussi bien pu prévoir un accueil en fanfare avec tapis rouge vu le résultat. Enfin, Mira espérait au moins que la responsabilité de ce foutoir, dont elle était l’auteure officieuse, serait diluée entre toutes les personnes présentes. Les visage piteux des membres du personnelle de l’hôtel semblaient leur être favorable : personne ne voudrait que cela remonte à des supérieurs hiérarchiques, surtout les nouveaux qui étaient nombreux, facilement remplaçables et ceux anciens, qui étaient censés les former. L’histoire de wifi et la rage de Mira passeraient vite dans les racontars de l’hôtel mais le reste ne quitterait probablement ni cette pièce ni les images muettes de sécurité d’une caméra qui ne seraient jamais visionnées par quiconque, et encore moins par un éminent membre de l’hôtel. 

Les choses s’étaient calmées et Rumi osa un petit geste vers Zoey. A côté d’elle, le colosse garde du corps qu’elle pensait être Chan l’arrêta avec une main tendue en signe de « stop ». 

« Permettez-moi de m’occuper de son cas, dit-il de sa voix gutturale. Miss Huntrix a fait du grabuge ces derniers jours et elle ne rentrera pas dans sa chambre tant qu’elle n’aura pas reparlé de nos règles de sécurité avec votre manager. [il parla plus fort, un poil ironique, s’adressant aux gardes postés à côté de la porte] Je connais déjà le contenu des sacs, pas besoin de fouilles, je vous remercie. Vous en avez assez fait et je vous laisse vous remettre de vos émotions. [Chan, de son vrai nom Abby, regarda cette fois Zoey ] Suivez-moi, Madame, je vous escorterai vous et vos sacs jusqu’à vos quartiers après votre rendez-vous en haut. »

Rumi et Mira ne pouvait que regarder, impuissantes, les deux personnes dont une était Zoey, disparaitre derrière la porte des escaliers. Chan était méconnaissable en habit civil, son bonnet flanqué sur la tête allait bien avec le reste de ses vêtements mais son visage (du moins le peu qu’on percevait derrière un masque noir) semblait mieux dessiné que d’habitude. De là à croire qu’un inconnu l’avait remplacé, il n’y avait qu’un pas, se dit Rumi, cependant aucun signe de détresse ne s’était allumé dans les grands yeux de Zoey. Puis avec ces gros sacs remplis de fournitures artistiques, il aurait fallu que la personne soit vraiment vicieuse pour inclure ce genre de détails. Un démon n’y aurait pas pensé ou n’aurait pas eu la verve nécessaire pour remettre ainsi à leur place des membres du personnelle d’un hôtel dont la publicité se targuait d’être à la hauteur de toute exigence.

« Tu as entendu sa voix ? murmura Zoey bien plus tard, la clé de la chambre 126 dans les mains. Tellement sexy ! Dommage qu’il soit si sérieux et si peu bavard une fois habillé en uniforme. »


Le talent d’acteur d’Abby était si bluffant que Zoey s’en été trouvée muette comme une carpe et tout aussi intimidée une fois seuls. Le rôle le transcendait et même si ses yeux étaient cachés, on pouvait deviner toutes les subtilités d’expression qu’il invoquait dans sa démarche. Ce ne fut qu’après quelques minutes qu’il redevint celui avec qui elle pouvait se chamailler sans risquer d’en faire une syncope.

« Ca a été ? »

La jeune femme haussa les épaules. En vrai, ça avait été un moment d’exception, incroyable et inattendu. Ce costume fait ensemble, à l’apparence si grossière une fois arrivés dans cette horrible cage d’escalier éclairée par en dessous, avait été incarné du tout au tout. Si différent du vrai Chan en apparence et dans sa voix, et pourtant personne ne pourrait invalider l’existence de ce personnage et son charisme. Il avait été, c’est tout.

« Très convaincant. Tu aurais dû être acteur…quoique les Sajas Boys c’étaient aussi tout un numéro. »

Un sentiment amer commençait à s’insinuer en elle et il commençait à s’entendre tout pareil. Les « vrais » démons sont des manipulateurs ; ça a du sens qu’il soit si doué. C’en était perturbant. Elle avait ressenti dans ces os sa véracité, son honnêteté, mais le savoir si bon menteur remettait en question tout ça. Après tout, elle ne se sentait intuitive que dans l’art, la fiction ; elle savait peu de choses sur les gens, sur la communication de la vie réelle. Peut-être avait-elle fait entrer le loup dans la bergerie sans le savoir, peut-être avait-elle fait une terrible erreur.

« Ouais, j’ai cartonné ! »

Zoey avait bien du mal à se réjouir de leur demi-succès avec lui. 

La seule chose à faire pour elle fut de donner des instructions nettes sans y mettre un quelconque sentiment à interpréter par l’ennemi. Si elle doutait d’elle, elle ne pouvait quand même pas réfléchir ici, tant que le loup était en liberté et pas cloitré entre quatre murs.

« On attend ici. Je préviens les filles que tout va bien, qu’on attend que Bobby réponde à son portable. Je leur demande à toutes les deux séparément si elles ont vu Psypanda, et si elle est bien sur mon oreiller : comme ça on saura quand elles seront dans la suite. »

L’homme avec elle hocha la tête, sans éprouver le besoin de poser de question. Puis, très lentement comme en décéléré, il bailla et enleva ensuite ses lunettes pour se frotter les yeux avant de les remettre et de bailler encore, une main pleine de traces d’eyeliner devant la bouche cette fois.

Le silence fut bref, bientôt rompu par le son d’une notification.

« C’est Mira : on peut y aller, elles prennent une douche dans la suite avant qu’on ne dîne ensemble. »

L’estomac d’Abby fit un bruit ignoble, rappelant sans subtilité qu’il était un démon et que son appétit devait être à la hauteur de cette réputation.

« T’inquiète, murmura-t-il, je me suis nourri plus tôt. J’ai de l’énergie en réserve ! Regarde comme je suis fort !»

Ce que n’avait pas dit Abby et bien dissimulé derrière ce sourire niais, c’était qu’il venait d’assister à un drôle de festin bien inattendu et solitaire, quelques minutes à peine. La culpabilité et l’embarras des gardes avaient été un met de qualité, ou plutôt une entrée fort appropriée. Le démon n’avait pu que toucher la surface du bout de sa langue. Il ne pouvait décemment pas manger devant la Princesse ; ce serait de mauvais goût ! Même si la culpabilité du personnel s’effacerait un peu d’ici là, il y aurait toujours quelques restes à prendre et à absorber lorsqu’il serait seul. Zoey avait pas mal de culpabilité aussi ; elle pensait à beaucoup d'autres choses et serait une cible facile. Il n’était cependant pas question de se repaitre des doutes de son alliée de circonstances. Entrer dans sa tête serait bien trop intime ; l’avantage d’un banquet bien arrosé de hontes multiples, c’est que tous les aliments pouvaient se mélanger et ils n’en restaient qu’une idée vague de malaise assez agréable. 

Une fois arrivés, chambre 116 dont elle seule possédait la clé, la jeune fille lui fourra vite un petit paquet de gâteau entre les mains et intima à Abby de prendre ce qu’il voulait dans le mini bar, s'il le trouvait. Avant qu’elle ne parte au même rythme que l’accélération de son stress, il vida les sacs de vêtements, répartit le reste dans les sacs vides et les rendit à Zoey. Sans réfléchir, elle les prit et retourna avec l’aplomb d’un zombie sous amphétamine vers sa suite, dans le même couloir, situé tout au fond.

 


Autant dire que Zoey alla se coucher de bonne heure après, regardant à peine ses camarades en leur disant bonne nuit. Se prendre une chaise (pourtant bien calée sur le côté) dans sa course ne l’arrêta pas : elle ne se rendit même pas compte que l’objet tombait derrière elle tant elle PENSAIT. Oui, son cerveau était si accaparé que ça en faisait des bouchons. Les klaxons alarmants des différents sujets qu’il voulait traiter empêchaient Zoey de se concentrer sur un seul bruit en particulier. Démon. Jinu. Pectoraux. Responsabilité. Abby. Confiance en soi. Monstre. Magasin d’Arts plastiques. Rumi, Désastre, Masque… 

Elle avait fait tant de choses pour la première fois en quelques heures, qu’est ce qui s’était VRAIMENT passé ? Est-ce qu’elle s’était fait manipuler par son anxiété, sa compassion ; est ce qu’elle allait pouvoir contrôler quoi que ce soit ?

Je ne suis peut-être pas la plus maline, se disait-elle, mais je me pensais plus intelligente que CA. 

Peut-elle fallait-il en parler au moins à Mira ? 

Elle avait trop honte pour vraiment envisager cette option. Et c’est sans doute pour ça qu’Abby l’avait choisi. Pour garder sa présence secrète : la honte, la culpabilité étaient des armes que ce serpent devait maitriser à la perfection.

Même en l’espace de si peu de temps, elle avait fait une quantité de scénario alternatif sur le passé mais aussi le futur, revenant en soupçon sur le fait que tout cela ne serait pas arrivé si elle ne s’était pas tapé la honte en primaire car on la voyait pleurer sur la photo de classe parce que Clara (son amie) avait dit que son t-shirt Super nanas était trop coloré et que c’était son préféré et que Tom, son crush l’avait regardé bizarrement après et que le photographe n’avait même pas eu la gentillesse de photoshoper son visage et qu’elle avait déjà hyper honte alors pourquoi faire 25 impressions de ce moment de sa vie qu’elle avait voulu enterré pour les donner à tous les élèves de sa classe et l’afficher sur le mur en plus puisque pourquoipas, et en beaucoup plus grand bien sûr. Son premier pas dans la tombe de l’insécurité (du moins d’après son analyse) et elle n’arrivait pas à remonter à la surface. Et en plus elle avait jeté le fameux t-shirt juste après, quel gâchis.

L’accident survint tant les neurones de la jeune fille surchauffaient et les idées s’empilaient ou se remplaçaient. Se jetant sur son lit celui-ci fit un craquement sinistre sous son poids soudain pressé sur le matelas. 

Cette fois, elle put enfin se réveiller, regarder autour d’elle avec un œil plus lucide. Les pensées étaient toujours là, d’accord, à titiller le moindre recoin de sa tête, mais pendant deux petites minutes sa raison put reprendre un peu de place dans tout ce bizarre.

La chambre était allumée ; de ce genre de lumière bien blanche qui brûlait les yeux de Zoey et l’abêtissait en temps normal. Tout était blanc d’ailleurs : meubles sans vices ni vertus, une télé cachée dans un meuble « disaîgn », un mini bar annoncé sur les petites affichettes au niveau de la table de nuit mais introuvable parmi ce trop grand nombre de placard. 

La jeune fille détestait ce manque de personnalité souvent attenant aux hôtels en général ; les hôtels de luxe comme celui-là ne dérogeaient pas à la règle. Pendant ce peu de jour ici, impossible de rajouter sa marque ou même nécessaire de sortir des vêtements colorés de sa valise. En plus ; il n’y avait même pas assez de temps pour qu’elle tâche les lieux sans le faire exprès. 

Ce genre d’endroit vide de tout ‘superflu’ à part des tableaux sans éclats encadrés bien poliment la rendait triste. En temps normal.

Mais là, l’avantage était justement que cette surface était dénuée de tout. 

Une toile blanche, en somme.

Zoey put donc y retrouver une sorte de calme, de but. Dans la toile blanche, il y avait quelque chose d’effrayant, d’attirant comme un trou noir, de repoussant comme un miroir fragile qu’on a trop peur de zébré. Là, la femme sentait, ou surtout espérait, qu’elle était assez inspirée pour remplir ce vide et y remettre l’équilibre qu’elle souhaitait.

Une force intérieure toute retrouvée la poussa hors du lit.

Elle sortit les affaires de son sac, en en faisant tomber la moitié, sortit les grandes feuilles A3 achetées quelques heures plus tôt, les collant avec un scotch de peintre de 1985 au moins, trouvé dans un coin très peu fréquenté et très poussiéreux de sa valise.

Quelques minutes plus tard, la surface rectangulaire sur laquelle elle pouvait lâcher ses émotions était assez grande. Zoey sortit sa trousse, étalant les crayons de couleurs sur une chaise qu’elle avait posé juste à côté d’elle pour servir de table de fortune. C’était le genre de travaux pratiques qu’on faisait debout, et le plus concentré possible sur la tâche. Comme ceux qu’on fait dans les polars, pour trouver le meurtrier, pensa rapidement Zoey ; une pensée inutile de prime abord mais qui lui rajouta un peu de confiance, surtout quand elle ajouta le son de son casque, podcast documentaire de 8h sur l’arrestation d’un cambrioleur de banques en série dans ses oreilles. 

Elle commença.

Le son du podcast était à la fois intime et de plus en plus éloigné, des mots vibraient en elle puis s’oubliaient ou restaient fantômes, en écho avec ce qu’elle faisait sur sa toile.

Au début, elle traça avec un crayon et en cassa la mine mais plein d’autres couleurs attendaient le contact de sa paume et commenceraient leurs vraies vies sur ce papier. 

L’heure n’existait plus vraiment : l’important c’était remplir le plus possible le blanc.

Ou si possible, qu’il n’en reste plus du tout.


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