Soleil de Minuit [Livaï x OC]

Chapitre 4 : La lettre

3945 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 27/05/2021 04:06

 L’éminent professeur rentrait à Mitras après un séjour de quelques jours dans la demeure d’un de ses plus proches amis, le baron xxxx. Une fois chez lui, il retrouva son domestique qui lui fit un résumé des derniers événements survenus dans la capitale et comme le constat fut rapide et ne présentait guère d’intérêts à ses yeux, il s'empressa de demander son courrier. Sur un plateau d’argent, le domestique lui présenta une dizaine de lettres et l’une d’elles attira particulièrement son attention. C’était un pli épais sur lequel était imposé le tampon du service postal du district de Trost, ainsi que le sceau rouge vif des Brigades Spéciales. D’un seul coup d’œil, il reconnut sur enveloppe l’écriture nerveuse et allongée de son unique enfant. Heureux d’avoir enfin de ses nouvelles, il décacheta aussitôt l’enveloppe et se plongea dans la lecture de la missive :


« Mon cher père, je t’écris aujourd’hui de la forteresse militaire de Trost, présentement investie par les troupes du Bataillon d’Exploration. J’y suis fort bien installée et tout le monde ici est absolument serviable à mon endroit. Toi qui pensais que l’environnement militaire me déplairait, je me vois dans l’obligation de t’annoncer que tu avais tout faux.


J’occupe mon poste depuis une quinzaine de jours, dans l’ancien cabinet de mon prédécesseur et j'ai à mon service une dizaine d'infirmières originaires de la région, toutes aussi sympathiques que pleinement investies dans leur travail. Au reste, le nouveau commandant a eu la bonté de me faire préparer une belle chambre à l'étage des officiers, loin de l'atmosphère parfois tapageuse des dortoirs des nouvelles recrues. Tu te doutes bien que ta fille, qui tient tant à la qualité de son sommeil, en fut plus que ravie.


Dans ta dernière lettre, tu me demandais les raisons de ma si soudaine reconversion et pour te répondre convenablement et sincèrement, il me fallut prendre quelques jours de réflexion afin de remettre mes idées au clair. Tant d'évènements dramatiques se sont enchaînés cette année, si bien que je ne savais par où commencer. Mais à la réflexion, je crois que tout s'est révélé à moi ce jour où l'on m’apporta un jeune soldat de la Garnison, très gravement blessé et gesticulant désespérément sur un brancard de fortune. C'était vers la fin de l'Opération de Reconquête et, comme je te l'ai déjà raconté en privé, après de longues semaines de dur labeur, notre situation matérielle était plus que préoccupante. C'était bien simple, nous manquions de tout : de chloroforme, de bandage, d'alcool et même de savon. Nous en étions arrivés à découper des bandes de tissu dans des draps pour panser les blessures et à effiler la trame de vieux chiffons que de braves ménagères nous faisaient don, pour suturer les chairs.


C'est dans ce contexte d'extrême dénuement que l'on nous amena ce pauvre garçon, à peine sorti de l'enfance. Je me demande encore s'il avait quinze ans. Celui-ci avait l'extrémité d'un bras salement arraché et une partie des viscères pendantes. Il avait perdu tant de sang qu'il nous fallut agir dans la précipitation. Je me souviens aussi parfaitement que ce soir-là, un violent orage venait d'éclater au-dessus du district et que la pluie frappait bruyamment la toile tendue de la tente qui nous abritait. L'infirmière la plus expérimentée de l'équipe se chargea d'amputer l'avant de son bras qui commençait déjà à pourrir. Et comme elle s'y employait, j'essayai d'endormir le pauvre enfant en l'enivrant avec un fond de liqueur qu'un tavernier nous avait apporté la veille, pensant que cela nous serait utile (je dois te confier que les habitants de Karanes ont été d'une grande générosité à notre égard tout au long de cette triste période).


Peut-être fut-ce en raison du tapage produit par la tempête au-dehors, mais l'enfant refusa de se laisser griser. Au contraire, l’alcool eut sur lui un effet redoutable et, associé à la douleur de l'amputation, il le fit entrer dans un état de démence comme je n'avais jamais observé auparavant. Il fallut que je m'accorde quelques secondes de retrait en moi-même pour me remettre de la vision cauchemardesque de cet enfant qu'on démembrait sous mes yeux, hurlant de douleur, se débâtant comme une bête sauvage coincée dans un piège à loups. Je ne te cache pas, mon cher papa, que ce fut pour moi une terrible épreuve.


Mais, résistant à la tentation de m’extirper de cette maudite tente qui faisait office, à cet instant, d'antichambre des enfers, je résolus de m'atteler au raccommodage de ce pauvre corps éventré. Je sus brillamment remettre les viscères qui n'étaient pas trop endommagés à la place qui était la leur. Cela doit te surprendre, car tu sais bien que la chirurgie – particulièrement la chirurgie viscérale – n'a jamais été mon fort. Mais après ces longs mois sur le front de l'est, je puis t'assurer que les organes de l'abdomen n'ont plus aucun secret pour moi. Effectivement, les blessures aux ventres étaient communes et nombreuses, car avec leurs puissantes mains, certains titans ont coutume de défoncer les cages thoraciques de leurs victimes avant leur ingurgitation. C'est ce que j'ai appris à mon corps défendant, ici, durant ma mission. Crois-moi, j'aurais aimé ne jamais avoir connaissance de ce genre d'information et j'aurais adoré continuer à prescrire du sirop de foi d'esturgeon aux petits enfants enrhumés. Mais le mal est fait et aujourd'hui, même si je n'affronterais jamais un jeune chirurgien sur le terrain du savoir théorique, je suis suffisamment expérimentée et sûre de moi pour mettre au défi quelques-uns de tes étudiants les plus orgueilleux autour d'une table d'opération.


Je reviens au cas de ce garçon que l'on soigna comme l'on put et qui se tordait toujours de douleur sur son lit. Au bout d'une demi-heure de tourment, de cri et de gesticulations incontrôlées, le pauvre jeune homme perdit finalement connaissance, ce qui arrangea grandement nos affaires.


La pluie n'en finissait pas de tomber à l'extérieur de la tente et l'air que nous respirions, mélange d'humidité et d'odeur de sang coagulé, était parfaitement nauséabond. Nous pûmes nettoyer convenablement ses plaies, ligaturer les vaisseaux, suturer les chairs meurtries avant qu'il n'eût perdu trop de sang – complication que nous redoutions le plus, car avec le peu de moyens dont nous disposions, il nous était impossible de procéder sur lui à une quelconque transfusion.


Une fois la procédure achevée, l'une des infirmières me pria d'aller me nettoyer à l'une des bassines installées à l'entrée de la tente. En examinant mon reflet dans le miroir de la table de toilette, je réalisai que mes joues étaient couvertes du sang de ce pauvre enfant. Il en était de même pour ma tenue blanche de missionnaire, souillée de l'ourlet de ma jupe au col de mon chemisier. Et dans le pot de chambre, il ne restait plus une seule goutte d'eau pour me débarbouiller.


Entre la fatigue, la colère et l'écœurement de me trouver en pareil état, je fus soudain prise d'un accès de démence et je sortis hors de la tente dans ma tenue d'opération, la charlotte sur la tête, le tablier noué à la taille, les mains encore gantées. Et je me glissais ainsi à l'extérieur, sous l'orage qui grondait, pour me doucher toute habillée sous la pluie battante. Tu me prendras pour une folle à lier quand je t'avouerai que cela m'a fait un bien fou. Et tandis que la pluie fraîche s'abattait sur mon visage fiévreux et me lavait, en quelque sorte, de ce sang étranger, je me sentis peu à peu revivre.


C'est alors qu'une voix qui résonna dans le brouillard appela mon nom. Sur le coup, je crus rêver et je restai immobile, feignant de ne prêter aucune attention à cette voix que je pensais imaginée par mon cerveau éreinté. Mais, la voix se fit à nouveau entendre. Aussi, je jetai un coup d'œil circulaire autour de moi pour m'assurer que je ne délirais pas. J'étais seule, au milieu du campement. Au loin, je distinguais vaguement le mur Rose qui s'élevait au milieu du brouillard. Quand soudain, j'entrevis les contours de deux hautes silhouettes d’hommes, grandes et massives, qui semblaient flotter au-dessus du sol, comme des spectres. Elles approchèrent lentement de moi. Et au bout d'un moment, dans ce crépuscule brumeux, j'aperçus la coupe et les couleurs affadies de deux imperméables de militaires. « Vous êtes bien le docteur Zweig ? » me demanda l'un des deux hommes, d'un air aimable, mais un peu autoritaire.


Je lui répondis aussitôt par l'affirmative. Comme son camarade resta un peu en retrait, il s'avança de quelques pas ver moi. Il se présenta, en indiquant qu'il était chef d'un escadron du Bataillon d'Exploration, actuellement en poste dans le district de Trost et qu'à la faveur d'un déplacement ici, à Karanes, l'un de ses camarades lui avait longuement parlé des efforts que j'avais déployés pour organiser ce campement et pour répondre aux besoins médicaux des soldats et des civils envoyés au front. L'homme répondait au nom d'Erwin Smith. Et comme il s'approchait davantage, il me découvrit dans ma tenue de chirurgien ensanglantée et ruisselante de pluie.


En gentil homme, il chercha à ne pas faire transparaître son étonnement de me trouver ainsi, aussi mal arrangée, avec cette mine affreuse, ces vêtements sales et ces cheveux en désordre. À cet instant, je devais davantage ressembler à une folle évadée d'un asile qu'au médecin qualifié qu'on lui avait dépeint. Cependant, dans l'état de fatigue et d'accablement dans lequel je me trouvais, je me moquais véritablement de plaire ou de déplaire à cet homme qui m'était totalement étranger. Peut-être vit-il sur mon visage les marques de mon épuisement ? Certainement que je devais avoir les traits tirés et le teint terne… Quoi qu'il en soit, il sembla rapidement comprendre que je n'étais pas disposée à écouter ce qu'il avait à me dire. Il me proposa alors un rendez-vous pour le lendemain, dans un restaurant qui se trouvait à deux rues de l'appartement où je logeais. Ce lieutenant me parut parfaitement sérieux, aimable, et son uniforme de soldat le rendit encore plus sympathique à mes yeux. Et sans trop y réfléchir, j'acceptais volontiers le rendez-vous.


Le lendemain matin, après une courte nuit de sommeil, je retournai à mon poste. À peine avais-je retrouvé mes équipes qu'on m'annonça le décès du jeune soldat que nous avions tenté de soigner la veille. Une ultime poussée fiévreuse avait eu raison de ses dernières forces. Je me rendis immédiatement au chevet de cet enfant et je fis ainsi la découverte de son petit visage livide, figé pour l'éternité, légèrement relevé comme dans une dernière inspiration. Ses lèvres entrouvertes avaient déjà bleui et ses grands yeux bruns avaient perdu tout leur éclat et regardaient fixement le vide.


Je n’aurai su dire pourquoi, mais cette mort me bouleversa. Toute la matinée, je prêtai main-forte aux infirmières qui se chargeaient de sa toilette avant le passage des agents du service funéraire des armées. Après quoi, je restai à veiller son cadavre jusqu’à l’arrivée des agents qui enveloppèrent sa dépouille dans un modeste drap de lin et qui le placèrent sur une remorque tirée par un mulet pour l'emporter je ne sais où.


Comme j'observai le convoi mortuaire s'éloigner, je me trouvai dévastée par un terrible sentiment… Une effroyable impression qu'on me dépossédait injustement de ce corps que je n'avais pas su préserver de la mort ou qu'on me l'enlevait pour me punir d'une faute que j'avais commise. C'était une sensation très étrange, un réel déchirement, que je n'avais jamais ressenti jusqu’alors.


En me voyant aussi affectée, la vieille infirmière avec qui je travaillais depuis le début de ma mission – celle qui s'était chargée de l'amputation du bras de l'enfant – me prit par la main et me fit marcher autour du campement, pour m'aérer un peu l'esprit. Elle me rappela avec bienveillance que j'avais rendez-vous avec le soldat qui était venu me trouver hier.

Mais, encore en état de choc, je lui fis part de ma volonté d'annuler la rencontre. L'heure du rendez-vous était déjà passée, de plus je n'avais pas la tête à discuter avec cet illustre inconnu. Mon seul désir était de demeurer ici, dans ce camp, et de me rendre utile auprès de n'importe quelle âme en souffrance, pour tenter d’atténuer le trouble causé par la mort de cet enfant. Mais avec tact et délicatesse, cette brave femme trouva les mots pour me convaincre de m'extraire, le temps d'un repas, de l'atmosphère morbide de cet hôpital de campagne. Un simple déjeuner ne pouvait pas me tourmenter davantage. Et, un peu à contrecœur, je pris finalement la décision de me rendre au rendez-vous.


C'est ainsi que je fis mon entrée dans le petit restaurant avec au moins une heure de retard. À ma grande surprise, je trouvai le militaire attablé près d'une fenêtre, une mine de plomb à la main, noircissant la page d'un petit carnet. Il sembla assez surpris de me voir arriver. Peut-être avait-il interprété mon manque de ponctualité comme un renoncement de ma part ?

Tandis que je m'avançais vers lui, il se leva et recula une chaise de la table pour que je m'y assoie. Cette marque de courtoisie me mit aussitôt en bonne disposition d'esprit. Et je me retrouvai donc assise devant cet homme de haute stature, à la mise impeccable et de quelques années mon aîné. Avec son regard vif et intelligent, d'aucuns auraient pu dire qu'il était beau. Bien qu'il ne fût pas vraiment mon genre, je le trouvai aimable. Ce qui me semble déjà un bon point.


Avant de poursuivre, je me dois de te transmettre, mon cher père, une information des plus cocasses : dans les différents districts du mur Rose, les soldats du bataillon d'exploration sont un objet de fantasmes pour les femmes de tout âge et de tout horizon. Je n'ai jamais bien compris ce qu'on trouvait de si attirant chez eux, mais force est de constater que chaque fois qu'un soldat portant un uniforme brodé des ailes de la liberté passe la porte d'un établissement, les petites serveuses comme les vieilles tenancières rajustent précipitamment leurs corsages et se précipitent à leur table en gloussant comme des pintades. C'est un spectacle toujours très drôle à observer et dont on ne se lasse pas. Ce lieutenant ne fit pas exception à cette règle. Tous les regards féminins étaient donc dirigés vers nous (ou devrai-je dire vers lui) et c'est dans cette atmosphère de curiosité un peu lourde qu'il commença à me parler avec sa cordialité tranquille. Et, tout en faisant abstraction des va-et-vient incessants du personnel féminin à notre table, je l'écoutai volontiers me présenter les raisons de cet entretien.


Dans un premier temps, il me révéla être à la recherche d'un médecin pour succéder au vieux docteur qui œuvrait depuis trois décennies au sein de leur bataillon et qui était sur le point de prendre sa retraite. Il souhaitait se tourner vers une personne expérimentée, dotée d'une certaine capacité d'adaptation aux situations d'urgence. L'un de ses subalternes – le capitaine Zacharias qui dirigeait actuellement les troupes sur le front de l'est – lui avait parlé de ma petite personne et de mon action auprès des forces armées durant l'Opération. Il est vrai que j'avais soigné plusieurs de leurs camarades, même si les soldats atteints des traumatismes les plus graves étaient majoritairement issus des rangs de la Garnison. Selon lui, j'avais le profil parfait pour ce poste.


Je l'écoutais sans mot dire, un peu décontenancée par son franc-parler. Mais, par pure curiosité, je le laissai poursuivre. Il commanda deux assiettes de salade de légumes bouillis qu'une des jeunes serveuses s'empressa de nous servir avec un sourire exagéré.


Puis, il m'interrogea longuement sur mon travail auprès des blessés, et surtout sur les moyens dont nous disposons pour nous acquitter de la tâche que nous avait confiée le gouvernement. Il semblait tout à fait au courant du dénuement qui affectait notre hôpital de campagne et il me révéla que la situation était encore plus mauvaise au sud. Il me demanda ensuite comment j'appréhendais les évènements actuels. Je ne lui cachai pas mon exaspération – et c'était peu dire – face aux décisions politiques qui avaient entraîné ▮▮▮▮▮ ▮▮▮▮▮▮▮ ▮▮▮▮ ▮ ▮▮ ▮▮▮▮▮ ▮▮▮ ▮▮▮▮ ▮▮. C'est alors qu'il me fit une révélation. De but en blanc, sans y mettre les formes, il m'annonça que le nombre de victimes décompté à ce jour à Karanes, c'est-à-dire uniquement sur le front de l'est, était de ▮▮▮▮ ▮▮▮. Sur le moment, je crus avoir mal entendu. Je fis un bond sur ma chaise et je laissai tomber ma fourchette sur la table. Il me donna une estimation personnelle de l'ensemble des pertes décomptées à ce jour, déduite à partir des rapports envoyés par ses lieutenants postés dans les différents districts du mur Rose. Le chiffre s'élevait à plus de ▮▮▮▮▮ ▮▮. Sans compter, d'après lui, les ▮▮▮▮▮▮ ▮▮▮▮ ▮▮▮. Je crois que je devins livide, car il eut tout à coup l'air de s'inquiéter de mon silence effaré. Il me servit un verre d'eau et m'accorda quelques secondes pour reprendre mes esprits. Nous discutâmes ainsi un peu plus d'une heure, et au fil de la conversation, je décelais chez cet homme une volonté de fer doublée d'une certaine droiture d'esprit. La radicalité de ses opinions me plut. Il m'annonça enfin qu'il se verrait confier prochainement le commandement de son bataillon, aussi, il souhaitait s'entourer de personnes désireuses de changement. Je me gardai bien de répondre tout de suite favorablement à sa proposition. J'avais dans l'idée de prendre le temps de la réflexion et de lui faire parvenir ma réponse dans quelques jours.


Enfin, je pris congé de lui et je retournai au campement où l'on m'attendait. À peine avais-je enfilé mon tablier qu'on nous amena trois nouveaux soldats de la Garnison très lourdement blessés. Parmi eux se trouvait une jeune fille d'une vingtaine d'années que l'unique chirurgien qui se trouvait parmi nous prit rapidement en charge. Ma consœur s'occupa immédiatement du plus jeune des deux hommes. Quant à moi, je résolus de me consacrer aux blessures du plus âgé.


Le malheureux soldat que l'on me confia (un homme d'une quarantaine d'années, au thorax défoncé) rendit l'âme moins de cinq minutes après son installation sur la table d'opération. Le cœur avait lâché, certainement en raison d'une dissection aortique et en dépit de nos efforts, il nous fut impossible de le réanimer.


Ma consœur, un peu plus expérimentée que moi, parvint à stabiliser l'état de son patient durant une demi-heure. Après quoi, elle essuya le même échec.


Quant à la jeune fille, elle s'était vidée de son sang avant même d'atteindre l'intérieur de la tente de notre confrère chirurgien. Ce triple échec précipita toute notre équipe dans un gouffre insondable de désespoir. J'allai alors me réfugier dans l'un des pavillons réservés à l'usage du personnel soignant et avant que la colère et la frustration ne me fassent totalement décompenser, je pris place à une petite table et je commençai aussitôt la rédaction d'un billet sur lequel j'écrivis les quelques mots suivants :


« Cher lieutenant, j'accepte votre proposition de ce midi. Ayez l'obligeance de me contacter dès la fin de l'opération. Je logerai certainement chez mes parents à Mitras. »


Je confiai la missive à l'une des jeunes personnes qui s'occupaient de l'entretien du camp et qui étaient toujours prêtes à rendre service. En échange de quelques pièces, je la chargeai d'apporter le message à l'un des officiers du Bataillon d'Exploration. Tâche dont elle s'acquitta avec succès, car elle revint quelques minutes plus tard avec une note écrite de la main de ce futur commandent – celui avec lequel j'avais déjeuné quelques heures plus tôt – attestant la bonne réception de ma lettre. Mon assentiment fut de toute évidence entendu, car on me répondit de la meilleure des façons, d'après moi, c'est-à-dire le plus sobrement du monde : avec quelques mots polis griffonnés à la mine de plomb sur le coin d'une page de carnet.


Voilà, mon très cher père, comment j'ai résolu d'accepter l'honorable proposition de cet homme et dans quel contexte fut prise ma décision de rejoindre ce régiment. Sache que je n'ai pas consenti à un si grand sacrifice en acceptant ce poste de médecin. Je pense que mon engagement auprès de ces courageux soldats n'est que la suite logique du dramatique cours des évènements survenus l'hiver dernier et dont je fus témoin malgré moi.


J'espère que tu comprendras les raisons qui ont poussé ta fille à délaisser le confort de la demeure parentale pour aller se cloîtrer dans une forteresse mal odorante gardée par des tueurs de titans. Mais entre nous, j'ai peur que tu aies une part de responsabilité dans cette affaire. Tu as peut-être commis le crime d'avoir élevé une enfant dans le culte de l'abnégation, de l'altruisme et du dévouement. En outre, je crains que tes penchants idéalistes n'aient quelque peu affecté son propre mode de pensée. Si cette aventure devait prendre une tournure dramatique, sache que ta fille t'en tiendra en partie pour responsable.


Sur ces outrancières menaces, je t'envoie un millier de baisers. Embrasse aussi maman très fort de ma part.


Votre fille qui vous adore,

Mary Magdalene


Post-scriptum : j'espère que les Brigades Spéciales ne censureront pas trop mon récit. Le cas échéant, nous discuterons de tout cela à ma prochaine visite. Bien à toi. »


Au bas de la lettre, il était inscrit :


« Vérifiée par la brigade chargée du contrôle des communications et des transmissions militaires du district de Trost. »


Le vieux professeur replia soigneusement la lettre de son enfant. Et dans un soupir, il glissa le pli dans la poche gauche de son veston de brocard, contre son cœur qui se serrait à la pensée de savoir sa fille bien-aimée mener une vie qu'il trouvait parfaitement indigne de son rang, de son intelligence et de sa bonté d'âme.



À suivre…


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