Soleil de Minuit [Livaï x OC]

Chapitre 5 : La méprise

6216 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 27/05/2021 04:21

C’est dans une chaleur caniculaire que les deux médecins remontaient l’avenue totalement prise d’assaut par le Bataillon d’Exploration. Après avoir franchi la grande porte sud du Mur Rose, les soldats cheminaient maintenant en direction du nord, là où se trouvait leur quartier général. Et tandis que les deux confrères tentaient de se frayer un chemin dans la foule de curieux qui s’étaient pressés au-dehors pour observer le retour des troupes en retraite, Mary jetait des coups d’œil inquiets sur les chariots transportant les soldats les plus gravement blessés ; ceux qui étaient bien trop faibles pour se tenir debout et pour faire montre d’un peu de dignité devant le bon peuple de Trost. Lequel les dévisageait tantôt avec des mines déconfites tantôt avec des sourires pleins d’ironie. Il était toujours angoissant pour Mary de constater combien étaient nombreux ceux qui voyaient dans le malheur d’autrui une grande source d’amusements.


Ils atteignirent finalement l’entrée de la forteresse et c’est l’estomac noué qu’elle se hâta de retrouver son équipe. Celle-ci avait déjà entrepris d’accueillir les premiers blessés. Dans le dortoir installé au rez-de-chaussée du bâtiment, les premiers soldats se tenaient étendus sur les couchettes, dans l’attente d’être pris en charge par le personnel soignant.

Dès que Mary fit son entrée, trois de ses plus vaillantes infirmières accoururent aussitôt à sa rencontre. Sans faire mention de son arrivée tardive, ni même du retour précipité des troupes, l’une d’elles, avec une grande réactivité, lui tendit un tablier que Mary enfila aussitôt ; une autre le lui noua autour de la taille ; et la troisième lui présenta les premières fiches de patients déjà noircies à la mine de plomb. S’ensuivit d’un méticuleux lavage de main. Et le temps était venu pour le docteur de se mettre au travail.


Dans un premier temps, on la conduisit auprès d’un soldat blessé à la jambe. Après examen du membre légèrement déformé et bleui, elle diagnostiqua une simple contusion et chargea l’une des infirmières de s’occuper du reste de la procédure. Elle s’occupa ensuite d’un cas de fracture des os de la main, au reste assez sérieux, qui lui donna un peu de fil à retordre en raison de la douleur provoquée par la palpation de l’os. Se référant aux puissants cris poussés par le pauvre homme, Mary redoutait une instabilité du foyer de fracture et souhaita consulter l’avis d’un confrère chirurgien pour décider de la marche à suivre.


C’est alors que les portes du dortoir s’ouvrirent dans un fracas de tous les diables et qu’un homme de haute stature apparut brusquement. Tous les regards se déportèrent sur lui et chacun reconnut distinctement le chef d’escouade Mike Zacharias. Le colosse portait dans ses bras une toute jeune fille recroquevillée sur elle-même, dans un état de semi-inconscience. Ainsi, il se dirigea tout droit vers Mary qui était encore au chevet du soldat blessé à la main. Celle-ci dévisagea cet homme immense, à la carrure impressionnante, et ne tarda pas à découvrir qu’il était accompagné de l’un de ses subalternes et d’une autre jeune fille, nouvelle recrue du bataillon, qu’elle ne connaissait que de vue et dont elle ignorait le nom.

— Docteur, vous devez faire quelque chose pour cette petite ! s’exclama abruptement Gelgar, le subalterne du lieutenant Zacharias. C’est grave ! Très grave ! On l’a trouvé dans cet état en arrivant au mur ! Sa camarade nous a dit qu’elle avait salement chuté de son cheval…

La jeune fille qui les accompagnait, encore drapée dans sa cape toute poussiéreuse, opina nerveusement de la tête pour confirmer les dires du soldat. Et, tandis que Mary écoutait avec attention leur récit, Adine, l’une des infirmières qui l’assistaient, inspecta succinctement le corps de la soldate que Mike tenait dans ses bras.

— Dites, cette fille n’a rien à faire ici ! protesta énergiquement l’infirmière, après avoir soulevé le linge maculé de sang qu’on avait dû presser contre sa blessure pour contenir l’hémorragie.

— Mais, tu crois peut-être qu’on a eu le choix ? riposta Gelgar, en élevant fortement la voix. Un lieutenant est, en ce moment même, en train de se faire charcuter par Bloch. Et deux autres officiers à moitié dans les vapes attendent d’être pris en charge. Soi-disant que les autres chirurgiens sont en route pour la caserne… Mais, voyez donc dans quel état se trouve cette pauvre gosse ! On ne pouvait dignement pas la regarder se vider de son sang sans bouger, non ?

— Le docteur Zweig n’est pas chirurgien ! expliqua vivement Adine. C’est donc aux équipes du docteur Bloch de s’en charger. Ici, on ne s’occupe que des blessures légères !

Gelgar lui décocha un regard furieux et comme son front se colorait progressivement d’une couleur rouge vif, il demanda :

— Ben alors, tu proposes quoi comme solution, ma jolie ? On la pose dans un coin et on attend que le trou se colmate de lui-même ? La petite s’est enfoncé un quart de lame dans le bide en tombant de son canasson. Et je sais d’expérience que ce genre de blessure ne pardonne pas si elles ne sont pas soignées à temps.

Bien qu’irritée par la familiarité du soldat, l’infirmière soutenait son regard avec l’immobilité du marbre. Mary ne comprenait toujours pas pourquoi cette enfant, qui devait à peine dépasser les seize ans, n’avait pas été opérée en priorité par le chirurgien. Elle se tourna alors vers Mike pour lui demander de plus amples explications :

— A-t-elle été présentée aux équipes du docteur Bloch ?

— Oui, lui rétorqua le lieutenant. C’était moi qui dirigeais l’escadron de tête. Donc, très vite, après sa chute, nous l’avons transporté jusqu’à la caserne. Mais…

Il semblait hésiter à poursuivre. Peut-être ne souhaitait-il pas semer la discorde entre les différentes équipes chargées de la prise en charge des blessés ? Mary n’aurait su dire pourquoi, mais l’attitude prudente de ce lieutenant lui parut immédiatement suspecte. Qu’essayait-on de lui cacher ?

— Je vous en prie, docteur ! implora tout à coup la jeune fille qui les accompagnait.

Elle s’avança vers Mary et leva vers elle de grands yeux larmoyants avant d’ajouter :

— Par pitié, occupez-vous de mon amie ! Tout le monde a été pris de court par notre retraite anticipée. Et qui sait combien de temps mettront les autres docteurs à arriver ?

— Bon sang, mais qu’est-ce que c’est que cette histoire, encore ? pesta Adine, d’un air consterné.

Elle se rapprocha du médecin et lui murmura à l’oreille :

— Voulez-vous que j’aille me renseigner auprès des équipes du docteur Bloch ? À tous les coups, ils ont dû faire passer en priorité un vétéran ou un gradé. D’ailleurs, ce ne serait pas la première fois que ça arrive.

— Nous verrons cela plus tard, trancha Mary, sentant vivement qu’il était grand temps de s’occuper des blessures de cette jeune fille. Installons-la dans une des chambres ! Adine, j’aimerais que tu ailles trouver Cléo ! Vous ne serez pas trop de deux pour m’assister. Que l’on me prépare aussi un plateau chirurgical !

Puis, elle se tourna vers Gelgar et lui confia tout bas :

— Je vais voir ce que l’on peut faire pour elle. Mais je tiens à te prévenir : l’opération s’annonce délicate. Comme Adine vient de t’expliquer, je ne suis pas chirurgien et si des organes vitaux sont touchés, il me sera difficile de réparer les dégâts.

Soulagé par les paroles du médecin, Gelgar referma ses paupières tremblantes, comme pour lui signifier qu’il avait parfaitement saisi son propos.

Quant à la jeune fille recroquevillée sur la poitrine du lieutenant, elle était murée dans une sorte de silence apathique, mais semblait toutefois écouter avec attention ce qui se disait autour d’elle. Pâle comme la mort, elle avait des yeux mi-clos baignés de larmes. Mary porta une main à son visage pour caresser sa joue livide et glacée. Avec ses yeux luisants de chien battu, elle faisait terriblement peine à voir. Le médecin n’eut aucun mal à comprendre pourquoi ces deux hommes l’avaient ainsi prise en pitié et s’étaient hâtés de l’amener ici.

Mike la porta jusqu’à une petite chambre installée près du dortoir et il l’allongea délicatement sur le lit disposé au centre de la pièce. Il s’écarta ensuite pour laisser travailler les infirmières qui s’appliquèrent aussitôt à lui retirer la veste de son uniforme.

— Messieurs, je vais vous demander de sortir de cette chambre, annonça Mary, comme elle nouait un fichu autour de sa tête.

Le lieutenant sortit le premier. Quant à Gelgar, il lança un dernier coup d’œil désemparé vers la jeune fille gisante sur sa couchette, puis il sortit à son tour, marchant dans les pas de son supérieur. En revanche, l’autre jeune fille, celle qui les accompagnait, semblait hésiter à quitter les lieux.

— Pétra… murmura soudain la petite étendue sur le lit, d’une voix faible, si faible qu’elle en était à peine audible. Pétra… ne me laisse pas toute seule… s’il te plaît… reste avec moi…

— Docteur… fit alors la soldate prénommée Pétra, en s’agrippant désespérément au battant de la porte

Elle semblait mortifiée à l’idée d’abandonner son amie entre les mains de ces trois femmes.

— Est-ce que je peux rester avec elle ? La pauvre, je crois qu’elle est terrorisée par ce qui lui arrive.

Pétra lança au médecin un regard si triste et si larmoyant que celui-ci ne put se résoudre à lui refuser cette faveur.

— Retire vite cette cape poussiéreuse, lave-toi les mains et tu pourras t’asseoir près d’elle, lui concéda gentiment le docteur.

Docile, la jeune fille s’exécuta sur-le-champ. Et l’une des infirmières disposa un petit tabouret près du lit pour qu’elle s’y installât. Passé ce bref interlude, toute l’attention du médecin se porta sur sa patiente à qui l’on avait retiré l’uniforme de soldat maculé de sang. Et après avoir procédé à un énième lavage de mains, elle put enfin découvrir, non sans une certaine consternation, la plaie béante qui ouvrait l’abdomen sur le flanc droit, à la limite de l’hypocondre. La chair était sectionnée franchement et nettement, comme découpée au scalpel.

— Ces maudites lames ne pardonnent pas, marmonna Cléo, en épongeant délicatement la plaie avec un morceau de gaze de coton. Elles ont dû trancher plus de chair humaine que d’échines de titans, à mon avis.

— Voyons le bon côté des choses, mesdemoiselles, relativisa Mary, en souriant derrière le linge qui recouvrait sa bouche. Cette coupe propre et nette arrangera nos affaires au moment de procéder aux sutures.

Mais en examinant de plus près la région anatomique touchée et en observant ce flot continu de sang qui ne cessait de s’échapper de la plaie, Mary ne put s’empêcher de grimacer sous son masque.

— Espérons que le foie et la vésicule biliaire ne soient pas touchés. Auquel cas…

— Ça saigne énormément, nota Cléo d’un air inquiet, comme elle tentait péniblement de stopper l’hémorragie en comprimant la plaie.

— Bon, il est temps de procéder à l’anesthésie, décréta Mary.

Adine s’empara aussitôt d’un flacon de chloroforme et d’un morceau d’étoffe. Puis, elle se dirigeait vers la tête de la patiente. De son côté, Mary lança un coup d’œil à la jeune fille qui se tenait assise près de sa camarade et qui caressait tendrement sa main.

— C’est Pétra, n’est-ce pas ? lui demanda le médecin.

— Oui, docteur, approuva-t-elle poliment.

— Dis-moi, Pétra ? Veux-tu te rendre utile ?

La jeune fille secoua énergiquement sa jolie tête blonde aux reflets roux et Mary put alors lui communiquer ses directives :

— Bien, tu vas prendre ce chiffon et tu vas le maintenir au-dessus du visage de ton amie, en suivant les indications d’Adine.

Pétra se leva d’un bond de son tabouret et se pencha au-dessus du lit pour suivre attentivement les gestes de l’infirmière. Celle-ci recouvrit le visage de sa camarade avec un carré de gaze de coton et humidifia le tissu avec quelques gouttes du liquide.

— Tu dois maintenir le tissu un peu surélevé, au-dessus de la figure, commenta l’infirmière. Il est important de laisser l’air circuler entre le chiffon et le visage, de sorte que le produit n’entre pas en contact avec les muqueuses du nez. De cette façon, ton amie va rapidement s’endormir.

Le corps tendu sur la couchette, la soldate blessée serrait ses doigts crispés autour de la main de sa camarade. Mais, à peine eut-elle le temps de prendre une dernière inspiration que ses yeux roulaient déjà dans leurs orbites.

— Je te laisse prendre le relais, dit l’infirmière à Pétra.

Avec une étonnante dextérité, la jeune soldate maintint en place le chiffon imbibé de chloroforme au-dessus du visage de sa camarade qui venait de sombrer dans un sommeil profond.

— Te voilà habilitée à pratiquer une anesthésie au chloroforme, ma chère ! déclara Mary d’un ton artificiellement enjoué, espérant ainsi détendre l’atmosphère. Ce n’est pas un procédé très complexe à mettre en œuvre et ce peut être très utile en cas d’intervention urgente. Aussi, si tu le souhaites, j’informerais les lieutenants de ta nouvelle « qualification ».

— Croyez-vous que je serai capable de reproduire la procédure sur un terrain d’opération, docteur ? demanda aussitôt Pétra, en la fixant d’un air ahuri, certainement un peu sonnée par ce qu’on venait de lui annoncer.

— Évidemment, lui assura le médecin. C’est dans les situations d’urgence que vous êtes généralement les plus efficaces, vous autres, soldats, ajouta-t-elle, en l’enveloppant d’un regard chaleureux. Cette réactivité est d’ailleurs l’une de vos qualités premières.

En s’entendant prononcer ces mots, Mary se rappela l’exploit à peine croyable dont elle avait été témoin, quelques minutes plus tôt, sur les hauteurs du mur Rose. Si ce capitaine avait pu trancher l’échine de trois titans en une poignée de secondes, cette jeune fille qui respirait la débrouillardise et l’intelligence pouvait bien procéder à un acte médical aussi rudimentaire que celui-ci.


Une fois la patiente endormie, Cléo nettoya à l’eau claire les chairs à vif qui avaient à présent pratiquement cessé de saigner. Ainsi, le médecin put écarter les berges de la plaie à l’aide de son instrument pour s’assurer de la profondeur de l’entaille. Mary constata avec soulagement que seul le tissu musculaire avait été sectionné et que la lame ne s’était pas enfoncée trop profondément. Par ailleurs, les trois organes qui se cachaient sous le muscle semblaient totalement intacts. Elle loua silencieusement la physionomie athlétique de tous ces soldats, aux muscles abdominaux exceptionnellement gainés par l’usage intensif de leurs équipements.

— Je vais recoudre, sans plus attendre, indiqua-t-elle sobrement, alors qu’elle demeurait concentrée sur sa tâche.

À l’aide de son aiguille courbée, elle referma précautionneusement la plaie sous le regard curieux de la jeune soldate qui n’avait rien manqué de sa démonstration.

— Si tu le souhaites, nous pouvons également t’initier à cela, lui proposa le médecin, comme elle finalisait les derniers points de sa suture.

— Vraiment ? fit la jeune fille. Oh docteur ! J’en serai ravie !

— Parmi les deux cents soldats que compte ce bataillon, seulement un quart doit être formé aux soins de première nécessité, regretta Cléo. Quand on connaît les dangers auxquels vous êtes exposés hors des murs, on ne peut que déplorer ce constat.

— De plus, une jeune recrue comme toi aurait tout à gagner à être formée à ces procédures, lui confia Adine, sur le ton de la confidence. Si un jour tu souhaites intégrer une escouade, ce genre d’atout pourrait jouer en ta faveur.

— Vraiment ? s’enquit la jeune fille avec une innocence touchante.

— Si on te le dit, confirma Cléo, dans un clin d’œil malicieux.

Sous son masque, le médecin ne put réprimer un sourire en observant cette jeune fille si naïve et visiblement plein de bonne volonté se faire gentiment embobiner par ces deux roublardes d’infirmières. Ces dernières avaient toujours à cœur d’attirer dans leurs filets quelques bonnes âmes pour les former aux soins médicaux d’urgence, en vue certainement d’alléger leur propre besogne. Car, comme elles avaient coutume de dire : des soldats qui pouvaient se soigner eux-mêmes étaient toujours des soldats en moins à soigner. Et avec le temps, ce passe-temps – qui n’était certes pas bien méchant compte tenu de sa finalité salutaire – s’était progressivement transformé en une sorte de compétition entre elles. Alors, pour déterminer qui de l’une ou de l’autre était la plus forte à ce petit jeu, elles tenaient un registre très bien renseigné sur les compétences médicales de chaque soldat instruit par leurs soins. Registre qui atterrissait parfois entre les mains des lieutenants du bataillon, offrant ainsi la possibilité à de jeunes recrues de se distinguer auprès de leurs supérieurs.

Au reste, Mary leur laissait tout le loisir d’enrôler les âmes les plus attentionnées et les plus bienveillantes à leur cause. Et tant mieux si cela aboutissait à sauver quelques vies humaines, tout en allégeant passablement leur charge de travail.


*


Après l'opération, la doctoresse laissa sa patiente sous la surveillance de sa douce et dévouée camarade et retourna rapidement à ses consultations, passant de lit en lit, de soldat en soldat, de traumatisme en traumatisme. Il était déjà très tard quand on lui présenta le dernier patient blessé à une jambe. Le genou légèrement tuméfié du soldat ne présentait qu’une petite ecchymose et quelques égratignures sans gravité. Le médecin donna alors ses dernières instructions à l'infirmière qui l'assistait et se dirigea aussitôt vers la sortie du dortoir.


Car avant de se plonger dans la rédaction de son rapport, Mary devait s'assurer d'une dernière chose… Elle devait découvrir les raisons pour lesquelles le chirurgien n'avait pas pris en charge cette jeune fille blessée à l'abdomen. Si Bloch avait délibérément décidé d'opérer en priorité un soldat plus âgé et aussi gravement blessé que cette enfant, cela signifiait qu'il avait outrepassé les règles de la médecine civile. Aussi, elle devait tirer rapidement cette affaire au clair. Au reste, il fallait apaiser les esprits au sein de sa propre équipe et peut-être même au sein des troupes. Cette histoire avait suscité de vives réactions chez tout le monde et la réputation de son confrère risquait de s'en retrouver ternie.


Mary longeait le couloir occupé par le service de chirurgie, quand soudain, elle aperçut au loin l’une des infirmières du docteur Bloch. Dans son uniforme gris, les bras chargés d’une pile de draps souillés de sang, la jeune femme tentait maladroitement d’ouvrir la porte d’une des chambres que comptait le service.

Spontanément, sans se douter un seul instant de ce qui allait suivre, Mary s’élançant en courant à sa rencontre. Et comme l’infirmière s’aperçut bientôt de sa présence, elle se figea et la dévisagea avec de grands yeux effarés.

— Ah, c’est vous ? s’exclama-t-elle d’une voix tremblante, le corps tendu comme une corde à linge.

Avec beaucoup de gaucherie, elle tenta de tasser la pile de draps qui lui barrait partiellement la vue et ajouta d’un air faussement détaché :

— Dites-moi, qu’est-ce qui vous emmène ici, docteur… ?

Sans détour, le médecin lui répondit :

— Je souhaiterais savoir si le docteur Bloch est disposé à me recevoir.

La jeune fille eut un léger tressaut et toute sa physionomie sembla se tendre davantage.

— C’est qu’il est toujours occupé en salle d’opération… bredouilla-t-elle d’un air curieusement gêné. Il en est de même pour les autres chirurgiens… Alors…

Attestant de l’étrange retenue de l’infirmière, Mary acquit la vive certitude qu’on lui cachait quelque chose.

— Dites-moi, mademoiselle, s’enquit-elle sèchement, furieuse de constater qu’on essayait de la tromper, vous devez forcément vous souvenir de la jeune fille que lieutenant Zacharias vous a amenée tout à l’heure ? Celle qui avait l’abdomen perforé ? Est-il exact que le docteur Bloch a refusé de la soigner ?

— Eh bien… fit l’infirmière, dont le visage tournait peu à peu à l’écarlate. Non non. Je ne suis pas sûre de voir à qui vous faites référence… Une jeune fille blessée à l’abdomen, dites-vous ?

Mary leva théâtralement les yeux au ciel tant elle était atterrée par la détestable hypocrisie de son interlocutrice.

— Vous n’avez évidemment aucun souvenir de cette pauvre enfant ? présuma-t-elle, en élevant ostensiblement la voix. Pas plus que des trois soldats qui l’ont amenée ici, je suppose ? Et, vous avez aussi oublié le chef d’escouade, qui doit mesurer le triple de votre taille, et qui la portait dans ses bras ?

Le visage de l’infirmière passa instantanément du rouge au blanc.

— Je… je… hoqueta-t-elle, en faisant quelques pas en arrière. Je ne crois pas avoir vu de jeune fille bl… blessée… à l’abdomen dans nos services, non-non !

— Vous vous moquez de moi ? s’exclama vertement Mary, comme elle fulminait intérieurement de colère.

La jeune femme s’agrippa nerveusement à son tas de linges et déclara avec une hardiesse inattendue :

— Je vous prie de parler moins fort, docteur, car ici le bruit porte dans les…

— Je vous demande pardon ? coupa le médecin, d’une voix qui trahissait sa surprise de se faire parler sur ce ton.

Mary n’en revenait véritablement pas de la désinvolture dont cette infirmière faisait preuve à son endroit.

— Je vous assure que le bruit porte véritablement dans les éc-

— Vous savez quoi ? interrompit soudain Mary, comme elle commençait véritablement à perdre patience. Faites ce que vous avez à faire et moi, de mon côté, j’irai trouver mon confrère pour lui parler directement !

Et cette fois-ci, le médecin éleva délibérément la voix de sorte que celle-ci résonnât dans tout le couloir. Après quoi, il se dirigea tout droit vers l’entrée du cabinet de son confrère chirurgien. Mais, avec une rapidité déconcertante, l’infirmière fit un petit pas de côté pour lui barrer le chemin.

— Avez-vous donc perdu le sens commun, mademoiselle ? interrogea Mary, en la dévisageant d’un air furieux.

Intimidée par la colère du médecin, la jeune femme détourna son regard, pour le porter au loin, en affectant le détachement. Or, pour une curieuse raison, ses yeux marquèrent brusquement la surprise. Ces deux prunelles claires se contractèrent et les traits de son visage se tendirent nettement. Mary en déduisit qu’elle avait dû distinguer quelque chose – une présence maléfique, un démon, allez savoir ? –, au cœur de la pénombre de ce couloir mal éclairé. L’infirmière eut ensuite un léger sursaut et elle laissa échapper une espèce de gémissement suraiguë.

— Oh non… ! fit-elle, en serrant sa pile de linges sales sur sa poitrine.

Son visage devient alors si blanc que le médecin redouta le malaise.

— Mais que vous arrive-t-il, mademoiselle ? lui demanda Mary, inquiète de la voir si affectée.

La jeune femme la fixa d’un air paniqué, puis elle jeta un nouveau coup d’œil vers le fond du couloir, pour enfin déporter son regard une dernière fois sur Mary. Il ne faisait aucun doute qu’elle avait sur son visage l’expression épouvantée de quelqu’un qui venait d’apercevoir un revenant.

— Oh non…! gémit-elle à nouveau.

— Mais enfin, allez-vous finir par me dire ce qu’il vous arrive ? s’enquit Mary qui regarda alors par-dessus son épaule pour s’assurer qu’il ne se trouvait aucun spectre qui les observait au loin.

Et c’est ainsi qu’elle fit la découverte du « fantôme » qui hantait ces lieux. Un « fantôme » d’une singulière petite taille, planté au milieu du couloir, dans son uniforme de soldat, les bras croisés sur la poitrine et qui les toisait silencieusement d’un air mi-consterné mi-contrarié. Cette vision finit de l’achever. Éreintée par cette absurde succession d’évènements, Mary ferma les yeux et exhala un long soupir de découragement.

— Bon sang… se lamenta-t-elle à mi-voix, tandis qu’elle portait ses deux mains à sa tête pour se masser les tempes.

À la suite de quoi, un bruit de pas résonna dans le corridor. Mary rouvrit ses paupières et s’aperçut aussitôt que l’infirmière prenait ses jambes à son cou. Certainement épouvantée par la présence du « fantôme », la jeune femme était partie comme une trombe se cacher derrière l’une des portes qui se trouvaient à proximité. Le docteur la laissa filer sans protester. Il était déjà tard. De surcroît, cette pauvre fille n’était pas responsable des bévues de son supérieur.

Résignée, exténuée, elle fourra ses mains dans les poches de son tablier. Puis, dans la moiteur de ce couloir sinistre, elle résolut de s’accorder un bref instant de répit et elle alla s’adosser contre l’un des murs de pierres brutes. Le soleil était couché depuis plus d’une heure, mais l’air qui planait à l’intérieur de la forteresse était toujours aussi irrespirable.

— Tu sais qu’on t’entend brailler depuis les écuries ? finit par lâcher le fantôme qui l’observait toujours de loin.

— Tu m’en vois bien-aise, lui rétorqua-t-elle, avec une ironie non feinte.

Après ce bref échange, un étrange silence s’établit entre eux. Et cédant à un vague sentiment de curiosité, elle tourna son visage vers lui pour le regarder d’un air dégagé, autant qu’elle le put. Peut-être voulait-elle faire montre d’un peu d’amour propre devant cet homme qui la toisait avec tant de dédain ? Ou peut-être avait-elle simplement le désir de se laisser aller à la contemplation de ce garçon qu’elle trouvait franchement ravissant ? Car, après les dizaines d’ecchymoses, de membres boursouflés et de plaies sanguinolentes qu’on lui avait mis sous le nez, il était assez gratifiant de se plonger dans la contemplation, ne serait-ce qu’un court instant, d’un si joli visage et de si beaux yeux.

Elle se livra alors à une longue observation de sa personne. D’abord l’uniforme : impeccable. Lequel semblait tout droit sorti de chez la blanchisseuse, bien que porté depuis prés d’une semaine. Une énigme insoluble, pour elle, incapable qu’elle était de garder un tablier propre plus de deux heures. Ensuite, les bottes : parfaitement cirées. Détail aussi inexplicable que le précédent. Après, l’écharpe de soie blanche : savamment nouée autour du cou. Étonnante coquetterie qu’elle ne s’expliquait pas plus. Enfin, la chevelure : disciplinée à la perfection. Chose qui relevait de l’exploit dans cette chaleur caniculaire. L’ensemble de sa personne lui apparaissait telle une énigme de tenue et de rectitude… Et dans la pénombre, les flambeaux jetaient sur sa peau blanche des ombres cuivrées et faisaient joliment briller des points d’or dans le gris de ses prunelles.

Quelques secondes s’écoulèrent ainsi – peut-être même une minute – lorsque soudain, cette voix claire et tranchante, qui imposait tant de respect chaque fois qu’elle se faisait entendre, résonna à nouveau dans le couloir :

— Une folle envie de retourner bivouaquer sur les hauteurs du mur avec tes copains de la garnison, c’est ça ?

— Tu lis dans mes pensées, capitaine… lui dit-elle, en faisant mine de sourire.

Un nouveau silence s’installa entre eux. Cette fois-ci plus lourd et plus inconfortable que le précédent. Elle sentait qu’il avait le désir de lui dire quelque chose. Peut-être voulait-il l’interroger sur les causes de la tapageuse altercation dont il venait d’être témoin ? Ou bien voulait-il simplement se payer sa tête comme tout à l’heure, sur les remparts du mur Rose, quand il lui avait proposé de se jeter avec lui dans le vide avec lui ? Compte tenu du cours funeste des évènements de la journée, la seconde supposition lui semblait la plus probable. Mais après réflexion, Mary se décida enfin d’écourter ce moment inconfortable. Elle se hasarda alors à lui demander :

— Si tu as quelque chose à dire, ne te gêne surtout pas !

— Si c’est des paroles réconfortantes que tu veux entendre, tu t’adresses à la mauvaise personne, répliqua-t-il sans détour, avec une impassibilité glaçante.

Mary le dévisagea avec effroi, stupéfaite de la teneur de son propos. Cette brusque sortie finit de les plonger dans le plus grand des malaises. Et comme elle se redressait pour reprendre un peu de contenance, elle eut soudain la sensation pénible d’être restée trop longtemps cloîtrée dans ce maudit couloir. C’est alors que, sans surprise, et avec la même brusquerie, le fantôme ajouta :

— Le réconfort… c’est pas vraiment mon domaine de prédilection.

Il y avait dans son ton impérieux quelque chose de parfaitement inconvenant. Mais, en même temps, elle parvenait à déceler dans ces odieuses paroles un soupçon de maladresse. Était-elle en train de rêver ou ce type essayait le plus gauchement du monde de lui exprimer sa compassion ? Non, elle devait certainement rêver.

— C'est à peine croyable, il se paye véritablement ma tête ! songea-t-elle, tandis qu’elle le considérait de son regard le plus noir. Comme cet après-midi, sur la muraille. Ce salaud essaye encore de me tourner en ridicule !

— Le seul conseil que j’aurai à te donner, poursuivit-il tranquillement, c’est d’éviter de te ronger les sangs à cause de Bloch. J’ignore pourquoi tu t’es pris le bec avec cette infirmière, mais si ça a quelque chose à voir avec l’histoire de la gamine que Mike a ramassée à côté de la grande porte, sache que ce n’est pas la première fois que ce vieux débris nous fait ce genre de coup fourré. Puis, entre nous, cette fille savait dans quoi elle s’engageait en intégrant le bataillon. C’est un soldat qui a parfaitement conscience des dangers qu’elle encoure en s’aventurant hors des murs.

En entendant sa dernière remarque, Mary ne put s’empêcher d’éclater nerveusement de rire.

— Tu aurais dû la voir tenir la main de sa camarade quand les infirmières la préparaient sur la table d’opération. Vous me faites doucement rigoler avec votre héroïsme de pacotille ! Lorsqu’on vous amène sur un brancard, à moitié dans les vapes, les boyaux à l’air libre, l’héroïsme a vite fait de se faire la malle…

Elle s’arrêta en voyant se dessiner sur les lèvres du capitaine un petit tressaillement nerveux.

— Ce que j’essaye de dire, précisa-t-il, c’est que ces jeunes recrues ont été formées à obéir sans trop se poser de question…

— Mais, nous, médecins, nous ne sommes pas des soldats ! s’écria brutalement Mary. Nous sommes des CIVILS, exerçant donc une médecine CIVILE ! Nous avons le devoir de nous conformer à une éthique bien spécifique ! Et ne pas porter assistance à une jeune fille grièvement blessée équivaut à bafouer les principes les plus élémentaires de la médecine que nous pratiquons !

— Et en quoi ce serait plus « éthique » de soigner en priorité la fille plutôt que le type ? interrogea alors Levi, en la toisant avec dédain.

— Comment cela ? répliqua-t-elle sèchement. Ça paraît pourtant évident, non ?

— Pas vraiment…

Mary commençait à sentir sa tête s’engourdir sous l’effet de la colère qu’elle tentait tant bien que mal de camoufler sous un semblant de courtoisie… enfin, un très très léger semblant de courtoisie. Ce type se payait franchement sa tête, il était donc parfaitement inutile de continuer à discutailler de la sorte avec lui. Au reste, avec son air prétentieux de monsieur-j-ai-réponse-à-tout, il commençait doucement à lui courir sur le haricot.

L’air s’était comme figé autour d’eux. Et dans cette chaleur, de plus en plus suffocante, Mary ne tarda pas à tomber le masque de la cordialité :

— Tu te moques de moi, là ?

Il eut un très léger mouvement de tête.

— Pardon ? s’enquit-il aussitôt, en fronçant le sourcil.

— Tu te moques de moi depuis tout à l’heure, c’est cela ? répéta-t-elle, en le fusillant du regard. Non. Je devrai dire : tu te payes ma tête depuis que tu m’as croisé au sommet du mur, avec tes stupides histoires de plongeon ! Si c’est le cas, j’aimerais autant que tu me le dises franchement. Car si toi tu n’es pas très porté sur le « réconfort », moi, je ne suis pas très amatrice de ce genre de plaisanterie !

C’était maintenant au tour du capitaine de la dévisager d’un air ahuri. D’un geste rapide et plein de nervosité, il leva sa petite main pour se gratter l’arrière de la tête. Puis, il recroisa ses bras sur sa poitrine et continua à la fixer avec un regard empli de confusion.

— Moi, je me paye ta tête ? interrogea-t-il avec sa voix aux intonations nerveuses. Non, parce que j’étais très sérieux tout à l’heure quand je t’ai proposé de descendre avec moi. Histoire de te faire gagner un peu de temps, tu piges ?

— Bien, conclut Mary, en pivotant sur ses talons. Comme les meilleures plaisanteries sont souvent les plus courtes, nous allons nous arrêter ici.

Elle avait lancé ces mots sans ambages, comme pour mettre dare-dare un point final à leur conversation. Ainsi, mobilisant ce qu’il lui restait de calme, elle lui adressa un sourire carnassier, avant de conclure d’un ton gravement affecté :

— Je te souhaite une bonne nuit, capitaine !

Enfin, elle s’élança dans le couloir, laissant derrière elle le fantôme à son obscurité de fantôme.

— Fort joli fantôme, je veux bien l’admettre… se disait-elle en cheminant d’un pas décidé vers son cabinet. Mais ma parole, jamais je n’ai rencontré d’esprit aussi tordu !



À suivre…

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