Soleil de Minuit [Livaï x OC]

Chapitre 6 : L'inspecteur des travaux finis

5804 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 27/05/2021 04:30

 — Je crains que l’investigation menée auprès du personnel du service de chirurgie ne nous ait pas beaucoup avancée, déclara le commandant Erwin Smith, assis derrière son bureau de bois verni. Les motivations du choix du docteur Bloch d’ainsi opérer en priorité ce lieutenant, avant cette jeune recrue grièvement blessée au ventre, demeurent à ce jour une énigme irrésolue. C’est pourquoi, il est difficile de me prononcer sur une quelconque sanction à son encontre. Je n’ai donc d’autres choix que de faire appel à ta compréhension et à ton indulgence, docteur.

— Le compte rendu que je t’ai remis hier n’avait pas pour visée d’inculper qui que ce soit, se défendit immédiatement Mary. Et encore moins l’un de mes confrères. Je ne revendique rien et je ne réclame pas de sanctions à l’encontre de quiconque. Même si sur le moment, son choix m’a semblé incompréhensible, je tenais à te faire état dans ce rapport du contexte particulier d’affolement généralisé – résultant de votre retraite anticipée – dans lequel tous ces événements se sont déroulés. Car, il faut comprendre que dans notre domaine d’activités, pression et précipitation conduisent souvent à l’erreur.

— Je comprends tout à fait, acquiesça Erwin, accompagnant son propos d’un sourire. Au reste, je tiens à saluer le professionnalisme et la réactivité dont tu as fait preuve quand Mike t’a amené cette enfant. Ce constat me conforte dans mon choix de t’avoir approché pour te proposer cette mission. De plus, il est heureux qu’à cette heure, cette soldate soit complètement sortie d’affaire.

Il se leva pour accompagner Mary vers la sortie.

— J’ai cru aussi comprendre que Mike et Gelgar n’ont pas manqué de t’exprimer leur reconnaissance, ajouta-t-il en lui ouvrant la porte.

— Il est toujours gratifiant d’être ainsi remerciée, surtout par de si braves et si valeureux soldats, reconnut Mary. Mais je n’ai fait que mon travail, rien de plus.

— Je m’incline devant ton humilité, docteur, fit-il, en la suivant dans le couloir.

Un peu gênée par la solennité de ses louanges, Mary fit mine de n’avoir rien entendu. Par moment, ce commandant faisait preuve d’une courtoisie un peu trop appuyée, caractéristique des hommes issus de milieux modestes qui tentent maladroitement de singer la bienséance aristocratique. Pour autant, elle admettait volontiers qu’il se conduisait, la majeure partie du temps, comme un parfait gentleman et que sa nature honnête et droite rendait sa compagnie très agréable.

— Je te souhaite une très belle nuit, docteur, lui dit-il avec cette même cordialité exacerbée. À ce propos, j’espère que tu es pleinement satisfaite de l’emplacement de tes quartiers, à l’étage des officiers. Autrement, je peux m’arranger pour t’installer dans une chambre un peu plus à ta convenance.

— Ma chambre me convient parfaitement, le rassura-t-elle. En plus, la proximité de Hansi m’enchante tout à fait. Ses recherches sont pour moi un objet de curiosité des plus passionnants !

— Dans ce cas, tu m’en vois ravi, se réjouit Erwin.

Arrivés dans le Grand Hall, ils se saluèrent une dernière fois et Mary emprunta l’escalier qui conduisait à l’étage où se trouvait sa chambre. Comme elle était sur le point d’atteindre l’étage en question, son attention fut soudain attirée par un tohu-bohu de plaintes et des cris aigus. Il était déjà tard, et la lourdeur de cette nuit d’été avait eu un effet redoutable sur la vitalité de tous ces pauvres soldats tout récemment rentrés de mission. Aussi, dans la forteresse endormie, l’étrange vacarme était loin de passer inaperçu. Mary longeait maintenant le couloir, tout en prêtant l’oreille aux cris qui s’échappaient (elle en avait maintenant la certitude) des appartements du lieutenant Hansi Zoe.

NON ! NOOOON ! ARGH ! NOON !

En entendant ces hurlements épouvantables, elle stoppa net tout mouvement. C’est alors que quelqu’un ouvrit brusquement la porte de la chambre du lieutenant et s’empressa de sortir de la piece.

— C’est trop pour moi ! lança un jeune homme à la silhouette longiligne qui manqua de percuter le médecin dans sa fuite. Je ne peux pas… Je ne peux dignement pas voir ça !

— Mais enfin, que se passe-t-il par ici ? s’enquit Mary, en dévisageant le garçon, encore paré de son uniforme.

Elle se tenait face à l’un des subalternes de Hansi. Certainement le plus zélé d’entre tous. L’excellent Moblit Berner.

— C’est terrible, docteur ! s’exclama-t-il aussitôt qu’il réalisa sa présence.

— Effectivement, ça en a tout l’air ! acquiesça Mary d’un air faussement affecté. Mais encore ?

— Eh bien… poursuivit-il comme ses lèvres tressaillaient de panique. C’est le capitaine qui oblige le lieutenant…

Le capitaine qui oblige le lieutenant ? répéta Mary avec une ironie à peine voilée. Tu ne saurais être plus clair, mon cher Moblit.

Les cris reprirent de plus belle :

NON ! NON ! PITIÉ ! NON ! MOBLIT AIDE-MOI !

Le jeune homme lança un dernier regard épouvanté dans le vestibule. Puis, il tourna sa longue figure écarlate vers le médecin.

— Pardonnez-moi, docteur… ! bredouilla-t-il, avant de s’élancer dramatiquement dans le couloir. Je ne puis tolérer cela plus longtemps !

Il partit aux pas de course, visiblement pressé de s’éloigner de la chambre de son supérieur, et il ne tarda pas à disparaître dans la cage d’escalier. De son côté, Mary demeura un instant immobile sur le pas de la porte.

ARGH ! MOBLIT ! REVIENS M’AIDER ! C’EST UN ORDRE ! hurlait la voix de Hansi qui résonnait dans tout le couloir.

Poussée par sa curiosité (et aussi quelque peu préoccupée par ce qui se passait à l’intérieur de cette pièce), Mary décida à prendre les choses en main. Elle pénétra alors dans le « cabinet de curiosité » qui tenait lieu de chambre à l’éminent chef d’escouade et elle entreprit de se frayer un chemin au milieu du bric-à-brac qui encombrait le parquet.

— Tu fouettes ! disait une nouvelle voix plus grave et ô combien plus menaçante que celle de Hansi. Tu schlingues ! Tu empestes le rat mort !

Guidée par cette voix qu’elle reconnut immédiatement, Mary enjamba un monticule d’ouvrages disposés à même le sol et elle arriva enfin devant une petite porte entrouverte.

— Une semaine sans se laver ?! continuait impitoyablement l’autre voix. Une semaine sans se laver en plein cœur de l’été ?! Mais ton manque d’hygiène n’a aucune limite, ma parole ! Même les mouches n’osent même plus t’approcher tellement tu poques !

— Mon hygiène corporelle n’est pas ton affaire ! répliqua vivement Hansi. Occupe-toi plutôt d’astiquer pour la troisième fois de la journée le laboratoire d’analyse qui te sert de chambre !

Mary poussa délicatement le battant de la porte qui s’ouvrit dans un grincement sinistre.

— Tiens-toi tranquille ou je te jure – et je plaisante pas ! –, je te jure que je t’assomme !

ARGH ! hurlait Hansi à s’en décrocher la mâchoire.

— Ça empeste la charogne jusque dans le couloir, tu le sais ça ? Jusque dans le couloir !

Ce fut en pénétrant dans la salle de bain que Mary sut enfin de quoi il retournait. Et ce qu’elle trouva dans cette petite pièce avait de quoi interroger (bien que l’incongruité de la situation ne la surprit que passablement compte tenu de l’excentricité des caractères des soldats de ce bataillon) : le lieutenant Hansi, habillée de pied en cap, assise au fond de sa baignoire remplie d’eau, luttant désespérément pour se dépêtrer de l’emprise du capitaine Levi qui agrippait ses épaules pour l’empêcher de se relever.

En baissant les yeux, elle s’aperçut que l’eau – que leurs gesticulations avaient projetée de toutes parts – s’était répandue sur toute la surface du sol. Renonçant à faire un pas de plus pour épargner les semelles de ses chaussures, Mary se posta sagement dans l’encadrement de la porte. Dans un premier temps, elle se demanda comment annoncer son arrivée. Mais comme cet improbable spectacle était résolument comique et délicieux à observer, elle résolut de garder le silence jusqu’au moment où sa présence serait remarquée.

— Je te laisse une heure ! menaça Levi, comme il appuyait sans aucune pitié sur la tête de sa camarade pour la maintenir au fond de la baignoire. Une heure, tu m’entends ? Si dans une heure tu n’as pas terminé ta maudite toilette, c’est moi qui te finirais à la paille de fer ! Est-ce que je me suis bien fait comprendre ?

— Tu es un grand malade ! protesta Hansi, en se tortillant dans l’eau, dans ses vêtements détrempés. Un grand malade !

— Tout juste, un grand malade ! confirma Levi d’une voix menaçante, en effectuant une clé de bras d’une redoutable efficacité qui immobilisa sa pauvre camarade en un clin d’œil. Mais au moins, moi, je-

Tandis qu’il inclinait son buste pour ajuster sa prise, il remarqua brusquement la présence du médecin.

— Bonsoir ! lança Mary, en leur adressant un grand sourire.

Levi lâcha immédiatement le bras de Hansi. Celle-ci tourna alors sa tête vers la porte et dès qu’elle aperçut-elle le visage de sa voisine de chambre, ses grands yeux noisette se mirent aussitôt à briller de joie et un grand sourire de soulagement illumina son visage.

— Docteur ! s’exclama-t-elle, d’une voix éraillée et chevrotante, en tendant ses deux bras tremblants vers le médecin.

Mary ne put réprimer un petit rire quand elle l’entendit gémir et l’appeler de la sorte. Avec ses yeux humides et ses sourcils relevés en accent circonflexe, elle ressemblait à un petit enfant qui, parce qu’il se faisait disputer par son méchant papa, réclamait la clémence de sa gentille maman. Pour autant, elle ne bougea pas d’un pouce, déterminée à les laisser régler leurs querelles comme ils l’entendaient.

Quant à Levi, il se garda bien de commenter l’arrivée du médecin. Le sourcil gravement froncé, il s’écarta de la baignoire et il essuya ses mains ruisselantes sur son pantalon, dans un geste d’une brusquerie toute masculine. Après quoi, il se dirigea vers la sortie, marchant dignement dans la mare d’eau savonneuse qui recouvrait le sol.

— Une heure ! rappela-t-il une ultime fois, en levant un index menaçant.

Comme Mary s’écartait pour le laisser passer, il se fendit d’un très bref :

— Pardon, doc.

Enfin, il sortit.

— J’ai terminé mon essai sur la vascularisation des nerfs sensitifs superficiels de l’avant-bras ! déclara Hansi, totalement à brûle-pourpoint, du fond de sa baignoire. J’aimerai beaucoup que tu y jettes un œil, docteur !

— Eh bien, tu me montreras ça demain, lui rétorqua naturellement Mary.

— D’accord !

Elle lui souhaita une bonne nuit, puis elle prit à son tour rapidement congé d’elle. Après tout, on lui avait confié une mission d’une telle envergure qu’il ne valait mieux pas la disperser. Car tout le monde ici savait que lorsque le lieutenant Hansi Zoe était lancée sur le sujet de la biologie titanique, elle en perdait toute notion du temps qui passe.

En sortant, Mary referma consciencieusement la porte de la chambre derrière elle. Quand soudain, un grand CLAC ! sonore résonna dans le couloir. Elle jeta un coup d’œil dans la pénombre corridor. Personne. Tout du moins, plus personne. Elle n’aurait su dire précisément pourquoi, mais ce sinistre bruit de porte qu’on claquât avec brutalité la heurta terriblement.


Sur ces entrefaites, elle se hâta de regagner ses appartements. En entrant dans sa chambre, elle alluma quelques chandelles pour éclairer la pièce plongée dans l’épaisse obscurité nocturne. Puis, elle commença par se défaire de sa robe. Par les fenêtres grandes ouvertes qui donnaient sur la cour intérieure, on pouvait entendre un vacarme d’un autre genre : celui d’une multitude de grillons chantant sous la pleine lune.

Elle se dirigea ensuite dans la salle de bain pour se faire couler un bain, termina de se dévêtir et s’immergea toute entière dans l’eau tiède. Mary resta à se prélasser dans la baignoire un long moment, à méditer, tout en respirant à pleins poumons la fraîcheur de l’eau mêlée au parfum du savon. Cette parenthèse lui fut grandement salutaire, car elle lui permit de remettre un peu d’ordre dans ses idées.

Après sa toilette, elle enfila sa chemise de nuit et alla s’installer sur le petit tabouret de sa coiffeuse. Devant le miroir, elle défit son chignon et entreprit, comme chaque soir, le brossage méticuleux de sa longue chevelure. Et tandis qu’elle s’activait pour démêler une mèche particulièrement emmêlée, elle examina son reflet dans le miroir. C’est alors qu’elle aperçut, non sans un certain désarroi, les grands cernes de fatigue qui assombrissaient son regard. Elle déposa aussitôt sa brosse sur la table et s’empara d’un flacon d’eau de rose qui trônait parmi toute une ribambelle de petites bouteilles colorées. Elle versa quelques gouttes du liquide sur un carré de tissu avec lequel elle tamponna le contour de ses yeux. Le doux parfum qui s’échappait de la compresse contrastait véritablement avec les relents de terre chaude qui émanait du dehors et qui planaient dans toute la pièce.

Mais Mary avait beau essayer de focaliser son attention sur cette série de petits gestes routiniers, elle ne parvenait pourtant pas à calmer son agitation intérieure. Rien à faire. Impossible d’oublier cet terrible claquement de porte… Pour une raison inexplicable, ce bruit sourd de bois percutant la pierre résonnait en boucle dans sa tête depuis maintenant près d’une heure.

Elle déposa la compresse sur la console et se regarda une dernière fois dans le miroir. Celui-ci lui renvoya l’image d’un visage un peu trop blême, aux traits un peu trop tirés par le manque de sommeil, ce qui ne manqua pas de la déprimer davantage. Elle n’avait effectivement plus vingt ans et le surmenage combiné à la fatigue commençait à marquer de leur empreinte son joli visage.

Tout à coup, un bruit se fit entendre dans le couloir. Un nouveau bruit de porte qu’on claquât.

— Cette fois moins violemment… constata-t-elle.

C’était certainement l’inspecteur des travaux finis qui venait s’enquérir de l’avancement du chantier en cours dans la chambre mitoyenne à la sienne.

Alors, Mary ferma les yeux et s’imagina ledit inspecteur effectuant sa ronde, lorgnant un œil sévère et exigeant sur l’ouvrage en cours. Puis féliciter l’artisan pour le travail accompli. Enfin, quitter les lieux, satisfait que ses directives aient été suivies à la lettre.

Et cette petite scène inventée de toutes pièces – et qui ne devait certainement pas beaucoup refléter la réalité – égaya momentanément ses pensées.

Cependant, elle ne parvenait toujours pas à dissiper l’étrange sentiment d’amertume qui lui empoisonnait toujours l’esprit. Et la proximité de cet « inspecteur », logeant à quelques mètres de là, n’aidait pas à apaiser son trouble. Bien au contraire.


Mary regrettait énormément la tournure des évènements de l’autre soir, ainsi que de la teneur des propos échangés avec ce capitaine dans cet affreux couloir du service de chirurgie. Accablée par la fatigue et la contrariété, que n’avait-elle pas dit à ce pauvre homme, depuis peu rentré de mission, qui avait eu simplement le malheur de se trouver au mauvais endroit, au mauvais moment ? C’était tout bonnement honteux ! Aussi, la méchanceté dont elle avait fait preuve à son égard ne cessait depuis de la mortifier. Et son sentiment de culpabilité n’avait fait qu’empirer quand, le jour suivant, le brave homme l’avait saluée à l’entrée du réfectoire, comme si rien n’était jamais arrivé, avec son flegme et sa réserve habituelle. Ce modeste geste de camaraderie n’avait pas manqué de la toucher droit au cœur… mais aussi d’aggraver ses remords.

Mary porta sa main à son visage pour respirer la douce odeur de l’hydrolat qui embaumait encore ses doigts. Et comme ce parfum de rose ravivait ses sens, elle réalisa soudain toute l’absurdité de sa situation. Car, il était assez préoccupant de constater combien ses pensées étaient accaparées depuis quelque temps par cet homme – avec qui elle avait dû échanger quatre ou cinq fois en tout et pour tout – mais qui lui avait laissé, après chacune de leur discussion, une très forte impression.

Elle admirait le charme particulier de son élocution concise et énergique, dépourvue de toute fioriture, qui ne cherchait jamais à séduire. Étant donné que Mary était une belle femme qui avait une intime conscience de ses charmes et du pouvoir qu’ils exerçaient sur le genre masculin, elle était naturellement attirée par la compagnie des hommes qui savaient contenir leurs bas instincts et qui ne s’adonnait pas aisément à de futiles jeux de séduction.

Par ailleurs, la discrétion de ce capitaine – mélange de pudeur et d’insociabilité manifeste – lui plaisait aussi beaucoup. Sans parler de sa jolie physionomie qui ne gâchait rien à l’ensemble. En sommes, rien ne lui déplaisait chez lui. Elle trouvait même du charme à ses airs bourrus et elle sentait étrangement que sa nature sauvage et orgueilleuse n’était pas affectée par l’impulsivité caractéristique des hommes violents qui sont dans l’incapacité de contrôler leurs émotions. De toute évidence, cet homme n’avait pas reçu une éducation très raffinée. Pourtant, il semblait comme tenu par une bonté intrinsèque, une grande générosité de cœur, qui expliquait certainement pourquoi sa personne était tant estimée. Aussi, elle sentait brûler en elle comme une soif de mieux le connaître, de savoir de quoi il en retournait dans cette jolie tête brune et d’examiner les mille facettes de sa personnalité si singulière. Et ce puissant désir s’était brusquement et clairement imposé à elle, il y avait de cela quelques semaines, par une paisible journée de printemps…



Mary se trouve au centre du dortoir dont elle a la charge et elle constate que l’emplacement des lits – décidé en d’autres temps par son prédécesseur – ne lui convient pas du tout. Elle observe que les couchettes ne sont pas assez espacées les unes des autres et que l’écart entre les lits est bien trop réduit pour installer ne serait-ce qu’un petit siège d’agrément pour les éventuels visiteurs. Une nouvelle disposition s’impose et le plus vite sera le mieux.

Souhaitant informer rapidement les infirmeries de son projet de réagencement du mobilier, elle trouve celles-ci attroupées devant l’une des grandes fenêtres donnant sur la cour. Pour une raison quelconque, les jeunes femmes semblent toutes très agitées. Et attirée par leurs joyeux éclats de rire, Mary ne tarde pas à les rejoindre et à leur demander :

— Qui a-t-il de si intéressant à regarder, là-bas ?

Les infirmières se retournent toutes simultanément vers elle et la dévisagent avec des yeux pétillants d’excitation.

— Venez, docteur ! s’exclame l’une d’entre elles. Venez donc ici constater par vous-même !

Mary s’approche et regarde par la fenêtre. Elle observe la cour cernée de grands murs de pierres sombres et lugubres. Elle voit de la verdure mal entretenue. Elle aperçoit aussi des soldats armés de pelles et de pioches qui s’activent autour d’une tranchée, de toute évidence, nouvellement creusée. Le soleil de ces derniers jours de printemps brille au-dessus de leurs têtes et darde des rayons brûlant sur les haies bordant le patio.

Il y a là un garçon – dont elle ignore encore le nom, mais dont elle ne tardera pas à connaître l’identité – prénommé Günther Schultz. Il soulève à bout de bras un grand seau rempli de terre et de cailloux. Il y a aussi Moblit Berner – le serviable bras-droit du lieutenant Hansi – qui trimballe sur son épaule une grande échelle. Elle remarque aussi la présence d’un des soldats officiant sous les ordres d’Erwin Smith qui répond au joli nom de Levi. Celui-ci n’a pas encore reçu son grade de capitaine, mais ça ne le dispense pas de donner, comme elle peut le constater, des instructions aux deux autres soldats.

— Günther serait mignon s’il n’avait pas ce regard terrifiant, lance abruptement l’une des jeunes filles. Cette absence de sourcils au-dessus des yeux est terriblement dommageable !

Les infirmières éclatent de rire de concert.

— Dis-nous Cléo, lequel trouves-tu le plus à ton goût ? demande alors Adine à sa collègue qui appuie son bras sur son épaule.

— Vous savez très bien qui a mes faveurs et qui les aura toujours ! rétorque franchement Cléo, d’un air un peu cynique.

Nouvel éclat de rire. Adine se tourne vers Mary et ne tarde pas à lui confier :

— Cléo pense que le sergent Levi est l’un des plus beaux hommes du bataillon !

— Et je ne suis pas la seule à le penser, précise aussitôt Cléo.

Sur le coup, Mary ne cache pas sa surprise. Mais, comprenant rapidement la farce qui se cache derrière cette étonnante confidence, elle lui réplique d’un air faussement sérieux :

— Eh bien, voilà qui est surprenant ! Je n’aurai jamais pensé qu’une jeune femme avisée telle que toi aimait exprimer de tels avis tranchés sur la physionomie masculine.

— Vous savez, docteur, commente l’une des infirmières, il est très difficile de concurrencer Cléo sur ce terrain-là.

— Je le reconnais, confirme Cléo, en souriant. Mais c’est l’exceptionnalité de mes inclinations qui m’autorise cette honnêteté. Aussi, je persiste et signe : parmi tous ces soldats, c’est définitivement Levi qui est le plus plaisant à regarder !

— Tu dis ça parce que vous faites à peu près la même taille, lui fait remarquer Adine. Et en affirmant ça à tout bout de champ, tu prêches, en quelque sorte, pour ta paroisse.

— Il est possible que mon appréciation soit en partie influencée par ce détail, reconnaît alors Cléo, avec une fausse gravité. J’ai bien dit en partie ! Mais au lieu de vous moquer de ma petite taille, si l’une d’entre nous allait apporter de quoi se désaltérer à ces pauvres hommes qui sont en train de cuire à petit feu là-bas dehors ?

— En voilà une excellente idée ! approuve immédiatement Mary.

Celle-ci poursuit son observation méticuleuse du sergent qui se tient au bord de la tranchée et qui vient de planter l’extrémité métallique de sa pelle dans la terre battue. Et tandis qu’elle le regarde avec beaucoup de zèle, elle se dit que Cléo n’a pas tout à fait tort en louant ses charmes. En raison de la nature laborieuse de leur corvée et de la chaleur précoce de cette journée ensoleillée de printemps, sa chemise blanche, légèrement humide de sueur, laisse entrevoir le contour admirable des épaules, des bras et de la taille. Sous l’étoffe presque transparente, elle n’a aucun mal à deviner les muscles saillants du dos, le tracé des trapèzes, les courbes de…

— Comme le docteur Zweig semble se passionner pour les travaux de terrassement, pourquoi n’irait-elle pas apporter de l’eau à nos pauvres ouvriers ? lance habilement Cléo, ayant certainement remarqué le regard insistant du médecin.

Mary n’aura pas le temps de recouvrer ses esprits. En deux temps, trois mouvements, elle se retrouve avec une lourde gourde de peau sur les bras et on la pousse déjà vers la sortie du dortoir.

— Une minute ! s’exclame brusquement Cléo. N’oublions pas que le docteur est célibataire ! Il est donc indispensable de faire les choses comme il faut ! Retirez-lui sa blouse !

— Ma blouse…? s'enquiert Mary d’un air hébété et confus, ne comprenant plus rien à ce qui se passe autour d’elle.

Six petites mains la délestent aussitôt de sa blouse blanche de médecin et la poussent plus avant vers la porte du dortoir.

— Vous êtes parfaite, docteur ! se réjouit enfin Cléo comme elle l’escorte vers l’extérieur. Sobre et élégante, tout à fait le style du sergent !

Sans réaliser ce qui lui arrive, Mary se retrouve dans la cour, en tenue de ville, avec une énorme gourde dans les bras. Et bien que déroutée par l’improbable issue de ce bavardage, elle se résout à faire ce qu’on attend d’elle ; à savoir, apporter de l’eau aux pauvres soldats déshydratés.

D’un pas décidé, elle traverse la cour, marchant tout droit vers la tranchée au bord de laquelle se tient toujours le sergent qui est appuyé sur le manche de sa pelle et qui lui tourne le dos. Mary est comme ensorcelée par la blancheur éclatante de la chemise qui drape ses épaules sculpturales. Ses jambes se mouvent presque toutes seules, et ainsi elle avance, avance encore, attirée par une force surnaturelle vers cet homme qui ne lui prête aucune attention. C’est alors que, comme sommé par curieux instinct, celui-ci se retourne brusquement vers elle. Il la voit avancer vers lui et tandis qu’elle continue à cheminer dans sa direction, avec un air dégagé, sans affecter le moindre embarras, elle trouve le courage de le gratifier de son plus beau sourire.

— Avec cette chaleur, nous nous sommes dit qu’un peu d’eau ne pouvait pas vous faire de mal, lui dit-elle, en affectant le détachement à la perfection.

Dans un premier temps, il ne dit rien. Il se contente de la fixer d’un regard indéchiffrable.

— On prend la peine de remercier le docteur Zweig de nous avoir apporté de l’eau ! finit-il par ordonner simplement aux autres soldats.

Mary lui tend la lourde gourde dont il s’empare aussitôt. Il la fait immédiatement passer à Günther qui se trouve encore au fond du trou.

— Merci, chef ! lui dit le jeune homme. Et merci docteur d’avoir pensé à nous !

— Tu la feras passer à Moblit quand t’auras fini, lui dit immédiatement Levi.

Mary sourit affectueusement à l’aimable garçon. En outre, elle ne manque pas de noter que celui-ci vient d’user d’une surprenante marque de respect quand il s’est adressé au sergent – en ponctuant sa phrase d’un simple et fugace « chef » – transgressant ainsi les usages du jargon militaire.

— Comment avancent vos recherches ? demande-t-elle, pour dire quelque chose, en vue de relancer la conversation.

Le regard de Levi se déporte vers la tranchée et il lui répond :

— Ça avance doucement. Enfin, ça piétine plus que ça n’avance.

Günther, qui s’est hissé hors du trou, est maintenant accroupi près d’eux et fixe sur leur ouvrage un œil déconcerté. Rien qu’en observant sa figure renfrognée, Mary parvient à deviner son désarroi.

— Je me demande où ça va nous mener de creuser comme ça, un peu au hasard… fit-il, d’un air ombrageux. Ça m’étonnerait fort qu’on finisse par trouver de l’eau ici. Le lieutenant Hansi nous fait travailler d’arrache-pied pour rien, à mon avis.

— Günther est un peu sceptique quant aux directives de Hansi… fait remarquer Levi en levant sur Mary un regard teinté d’un soupçon d’amusement.

— Le lieutenant Hansi escompte trouver ici la source d’humidité responsable de la prolifération de salpêtre, soutient Mary. Cela me semble parfaitement logique, vu que nous nous tenons devant le local où vous avez découvert les premiers murs infectés.

— Loin de moi l’envie de discuter les ordres du lieutenant, lui réplique Günther. Mais j’ai un oncle couvreur qui m’a souvent dit que dans ce genre de bâtiment, les problèmes d’humidité sont souvent liés à un défaut d’étanchéité de la toiture ou à un chéneau défectueux, entraînant des complications dans l’évacuation des eaux pluviales. Dans notre cas, le salpêtre ne prolifère que dans un périmètre bien défini, à savoir l’aile ouest du château Et seulement dans les pièces donnant sur la cour intérieure. Si on était confronté à un souci de nappe phréatique, l’étendu des dégâts serait bien plus important et la présence de salpêtre beaucoup plus ancienne.

Les yeux de Levi se déportent sur le visage du médecin. Il esquisse un très léger sourire de satisfaction. Il semble dire silencieusement à Mary : « vois-tu comme ce garçon est intelligent ? ». Elle lui répond par un petit battement de cils approbateur.

— Il était nécessaire d’observer les horizons du sol pour écarter la piste de la saturation en eau, rappelle soudain Moblit, comme pour soutenir les décisions de son supérieur. Et si rien d’anormal n’est mis à jour de ce côté-là, le lieutenant Hansi réfléchira à une autre piste. C’est en procédant ainsi, par élimination, qu’on parviendra à trouver la solution à notre problème.

— Je sais que je n’ai pas mon mot à dire, mais je persiste à croire qu’on fait fausse route, objecte Günther, en essuyant du revers de sa manche son visage ruisselant de sueur et couvert de terre.

En le voyant en si piteux état, Mary le prend un peu en pitié. Elle fourre alors sa main dans une poche de sa jupe pour lui donner de quoi se débarbouiller, mais Levi, qui se tient à côté d’elle, allonge brusquement son bras pour tendre son propre mouchoir au jeune homme.

— Tiens, lui dit-il en lui offrant le carré de tissu soigneusement plié, essuie-toi avec ça !

Günther s’empare du mouchoir tout en le remerciant. Ce petit geste de générosité, à la fois anodin, bien que surprenant venant d’un militaire, semble ne surprendre personne. Une fois de plus, Mary est frappée par l’attention et la prévenance dont fait preuve cet homme à l’égard de tous ces jeunes gens.

— Bon, il ne nous reste plus qu’à nous remettre au travail, conclut Levi, en empoignant fermement le manche de sa pelle. Qui sait, peut-être qu’à force de creuser, on finira par tomber sur notre dignité… ou par retrouver la moitié manquante de la cervelle de cette cintrée de binoclarde ?

En prononçant cette dernière boutade, il lève ses jolis yeux vers le médecin et un petit sourire plein de malice glisse sur les lèvres. Et ce sourire, qui éclaire son visage de la plus gracieuse des manières, achève de charmer Mary.


*


En définitive, après des jours de recherche, l’on conclut que l’humidité résultait bien d’une mauvaise conduite des eaux pluviales qu’un chéneau détérioré faisait ruisseler le long de la façade ouest. Ledit chéneau fut rapidement changé, la prolifération du salpêtre fut stoppée et tout rentra rapidement dans l’ordre. Au bout du compte, Günther avait vu juste. Et le capitaine Hansi s’était finalement rangée à son avis. Pour une fois, le bon sens avait trouvé la solution à un problème que la science n’avait pas su résoudre.


À suivre…




Note : Dans un premier temps, je voulais signaler qu’il est normal que le passage flash-back soit rédigé au présent et non pas au passé. J’avais déjà testé cette petite fantaisie dans ma précédente fanfiction « Prince et Princesse » et comme les retours avaient été bons, je réitère la chose ici. Je trouve que l’emploi du passé permet de créer une rupture forte, mettant en exergue le côté anecdotique du passage censé raconter un flash-back.

Ensuite, je fais référence au scepticisme de Günther, personnage qui se montrera aussi assez méfiant vis-à-vis d’Eren quand celui-ci rejoindra le bataillon (dans le manga, j’entends). Levi semble apprécier l’esprit précautionneux de ses lieutenants. Dans l'un des chapitres du manga, il confie à Eren que c’est grâce à leurs natures réfléchies qu’ils ont réussi à survivre hors des murs. J’ai pensé que ce serait sympa de faire référence à ce chapitre.


Enfin, dans ce passage, j’indique que Marie sent que Levi n’est pas un « homme violent ». J’aimerais préciser que ce n’est pas mon cas, à titre personnel, car dans le manga on le voit faire quelques dingueries (j’ai en mémoire une scène assez choquante avec la petite Historia dans l’arc du Coup d’État). J’entends par là que Marie ne ressent pas de danger particulier à le côtoyer ; ça ne veut pas forcément dire qu’elle a cerné totalement le gars ou que son avis reflète la réalité des choses. Libre à vous de vous faire un avis sur la question (je préfère préciser ce point pour éviter les polémiques inutiles).

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