Soleil de Minuit [Livaï x OC]

Chapitre 11 : Les lys et le mimosa

5535 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 24/06/2021 07:40

 — Je voudrai deux bouquets de lys blancs, s’il vous plaît, commanda sobrement Levi à la fleuriste, une dame replète qui devait avoir le double de son âge et qui le dévisageait curieusement depuis qu’il avait passé la porte de son magasin.

La commerçante se hâta de confectionner les bouquets avant de les emballer avec soin dans du papier de soie. Et après avoir réglé son achat, Levi put s’extraire de l’atmosphère pesante de cette minuscule échoppe où il était devenu, quasi instantanément, le centre d’attention de toutes les personnes présentes en ces lieux.

Depuis quelque temps, pour une raison qui échappait à tout le monde (et particulièrement au premier intéressé), la presse n’avait de cesse de louer les exploits du nouveau capitaine du Bataillon d’Exploration, qui, disait-on, avait à lui seul la valeur de cent soldats expérimentés. Les journalistes ne tarissaient pas d’éloges à son sujet, évoquant tour à tour l’héroïsme dont il avait fait preuve durant l’Opération de reconquête du Mur Maria, son action lors des missions d’exploration hors des murs, mais aussi la grande discrétion dont il faisait montre en dehors de l’exercice de ses fonctions. Si bien qu’en peu de temps, Levi était devenue une sorte de petite célébrité dans l’enceinte des différents districts où le bataillon avait coutume de s’établir.

Aussi, victime de sa récente notoriété, il n’était pas rare qu’il se fasse interpeller dans la rue par toutes sortes de personnes : de l’écolier à la lingère, en passant par le tenancier d’auberge ; les admirateurs du valeureux capitaine se faisaient chaque jour plus nombreux. Les plus démonstratifs d’entre eux étaient incontestablement les commerçants qui, désireux de faire la promotion de leurs marchandises auprès de personnalités de renom, lui offraient quantité de cadeaux dont il ne savait généralement que faire : « Vous donnerez cette boite de galettes au beurre à vos enfants ! », « Votre épouse sera heureuse de recevoir ces bonbons à la violette ! », « Vous ferez le bonheur de votre petite famille avec cette belle citrouille !». Mais Levi n’avait aucune famille, pas de femme et encore moins d’enfant à gâter de la sorte. Par conséquent, la plupart du temps, les faveurs des marchands finissaient entre les mains du premier de ses camarades qu’il croisait sur sa route, sur le chemin du retour ou dans les couloirs de la caserne.

Ce matin-là, un beau soleil de fin d’hiver rayonnait au-dessus de la cité de Trost. Et, avec ses deux bouquets de lys sous le bras, Levi remontait d’un pas alerte la grande avenue commerçante pour gagner les berges ombragées du canal qui traversait la ville. Aménagées depuis peu pour imiter les villes bourgeoises du mur Sina, ces berges constituaient un joli lieu de promenade très prisée des habitants de Trost, particulièrement des familles et des jeunes gens de tous horizons.

Levi suivait donc l’allée bordée de minces peupliers tout récemment plantés quand soudain, il vit une femme assise sur un banc, coiffée d’un grand chapeau de feutre noir assorti à son manteau. Celle-ci lisait un journal qu’elle tenait curieusement plié dans l’une de ses mains gantées. Il la reconnut immédiatement à son allure très apprêtée et à sa grosse mallette de médecin qui était posée près d’elle ; mallette qui lui servait, étonnamment, à transporter un imposant bouquet de mimosa enveloppé grossièrement dans du papier journal. Une ravissante créature. Un beau chapeau. Du mimosa. Le tout sur fond de paysage nautique. En somme, rien ne manquait à ce joli tableau.

Et, tandis qu’il contemplait la scène qui s’était inopinément révélée à lui, il se trouva surpris à ralentir le pas. Mais il nota bientôt que la dame, très absorbée par sa lecture, semblait parfaitement se complaire dans sa solitude. De ce fait, il hésita à l’approcher. Et puis, d’aussi loin que remontaient ses souvenirs, il n’avait jamais accosté à l’improviste une femme dans la rue et n’avait, par conséquent, pas la moindre idée de l’attitude à adopter en pareille circonstance. Allait-il passer pour le dernier des importuns s’il venait la saluer ? Peut-être valait-il mieux, après tout, poursuivre discrètement son chemin…

Assailli de doutes, Levi s’immobilisa au milieu de l’allée et s’accorda un instant pour peser sereinement le pour et le contre d’une telle approche intempestive. Cependant, la vue du doux visage de la doctoresse, gracieusement incliné au-dessus de son journal, ne fit qu’attiser davantage son envie de la rejoindre. De surcroît, il ne lui avait pas parlé depuis des semaines et la perspective d’échanger quelques mots avec elle n’était pas pour lui déplaire, bien au contraire. Finalement, il se persuada de passer à l’action et il s’élança courageusement vers la jeune femme qui semblait toujours aussi absorbée par les nouvelles du jour.

Mais, comme il se dirigeait vers elle, projetant son ombre sur le journal qu’elle tenait fermement dans ses mains, la belle dame ne daigna pas relever la tête pour le regarder. Les yeux obstinément rivés sur le papier, elle se contenta de déclarer froidement :

— Non. Merci. Je n’ai pas envie d’une tasse de thé. Au revoir.

— J’étais juste venu te saluer… maugréa Levi – qui avait reçu cette réponse inattendue comme une douche froide. Mais si tu tiens tant à ne pas être dérangée, alors…

À peine eut-il terminé sa phrase qu’elle releva aussitôt son visage et lui lança précipitamment :

— Oh pardon ! Je n’avais pas vu que c’était toi !

Levi amorçait déjà un demi-tour pour décamper, quand il aperçut la petite main gracile de la jeune femme lui faire signe d’approcher plus près.

— Toutes mes excuses, capitaine ! ajouta-t-elle, avec une cordialité exagérée, toute honteuse de l’avoir ainsi vertement éconduit. Je t’avais pris pour un séducteur des rues. Tu sais, l’un de ces types insupportables qui traînent toujours dans ce genre d’endroit et qui ne peuvent pas voir une femme seule, assise sur un banc, sans se sentir obligé de venir l’accoster.

Levi voyait parfaitement à quel genre d’homme elle faisait référence et, intérieurement mortifié de se retrouver présentement dans la peau de l’un de ces méprisants individus, il préféra garder le silence pour ne pas aggraver son cas.

— Pourquoi nous invitent-ils toujours à aller boire un verre avec eux ? s’amusait-elle, sans percevoir l’embarras qui rendait son interlocuteur si silencieux. Peut-être redoutent-ils la déshydratation de nos frêles physionomies féminines ?

— C’est certainement ça… ironisa Levi, en détournant, honteux, son regard.

Par bonheur, son petit sarcasme la fit rire. Ce qui soulage grandement sa conscience. Mais très vite, la doctoresse, qui n’avait pas les yeux dans sa poche, remarqua les deux bouquets de fleurs qu’il tenait dans sa main droite. Et ce détail ne manqua pas de chatouiller sa curiosité. Aussi, les questions ne tardèrent pas à fuser.

— Dis-moi… commença-t-elle, avec une assurance pleine d’espièglerie. Qu’est-ce que tu fais dans un endroit pareil, paré de ton uniforme de cérémonie et avec ces deux jolis bouquets de fleurs ? Je te savais populaire, mais pas au point de décrocher deux rendez-vous galants dans la même journée…

Levi hésita un instant à lui répondre. Une sorte de pudeur orgueilleuse l’empêchait de dévoiler clairement la nature de ses projets de la matinée.

— J’ai rendez-vous avec de vieux amis, finit-il par lui avouer, d’un air exagérément énigmatique.

— Je vois… opina-t-elle, tout aussi énigmatiquement.

Il se demanda alors si elle avait compris le sens de cette réponse des plus ambiguës et constatant qu’elle n’insistait pas, il supposa que oui.

— Tu veux t’asseoir un moment pour me tenir compagnie ? s’enquit-elle gentiment.

Il acquiesça d’un très bref mouvement de tête et elle déplaça aussitôt sa grosse mallette pour lui faire de la place sur le banc. Sans attendre, Levi s’installa près d’elle. Cependant, comme il observait qu’on fixait toujours ostensiblement ses deux bouquets de fleurs, il sentit l’irritation le gagner.

— Quoi ? lâcha-t-il sèchement. Mes fleurs te plaisent pas ?

— Si si, acquiesça-t-elle, d’un air peu convaincu. Mais tu ne les trouves pas un peu tristounets ces lys blancs ?

Levi ne sut quoi lui répondre. Il n’était certes pas un expert en la matière, mais ces lys lui semblaient pourtant tout à fait convenables. Existait-il un standard de beauté et d’élégance concernant les lys, dont il ignorerait l’existence ?

— Et si on les agrémentait d’un petit quelque chose ? proposa-t-elle soudain. Ça tombe bien, ce matin, je suis allée rendre visite à ce brave Luke Siss qui se trouve en convalescence, non loin d’ici, dans la demeure de ses parents. Et sa maman m’a aimablement coupé quelques branches de son joli mimosa.

— Comment se porte Luke ? demanda alors Levi.

Disposé à satisfaire sa fantaisie, il lui tendit naturellement l’un de ses deux bouquets.

— Son bras le fait encore un peu souffrir, répondit-elle, en s’emparant des fleurs. Mais avec le temps, les douleurs devraient finir par disparaître. De plus, s’il poursuit les exercices de rééducation que je lui ai recommandés, il devrait finir par retrouver un usage quasi normal de sa main.

Après avoir partagé son gros bouquet en deux, elle disposa joliment le mimosa autour des tiges des fleurs de lys. Puis, elle fourra sa main dans son sac pour sortir une paire de ciseaux et un rouleau de bandages. Ensuite, elle découpa une bande de coton qui lui servit à lier les tiges aux branches et ainsi maintenir sa composition en place. Et une fois la procédure achevée, elle plaça le bouquet devant son visage pour s’aviser du résultat final.

— C’est pas si mal ! Qu’en penses-tu ?

— Ouais, c’est pas mal… approuva laconiquement Levi, trouvant malgré tout le résultat satisfaisant.

Et comme elle recommençait l’opération avec le second bouquet, elle lui confia que sur le chemin du retour, elle avait décidé de faire une courte halte sur ce banc pour profiter du soleil, mais aussi pour dévorer la dernière publication du feuilleton de la Gazette de Trost dont elle était particulièrement friande.

— De tous les journaux du royaume, c’est à mon avis la Gazette de Trost qui publie le feuilleton le plus trépidant ! expliquait-elle avec une exaltation non dissimulée. D’ailleurs, lorsque nous étions en résidence à Karanes, Cléo avait expressément mandaté son petit frère pour qu’il conserve chaque numéro…

Tranquille et silencieux, Levi l’écoutait tout en suivant le va-et-vient de ses mains qui s’agitaient dans tous les sens, arrangeant les branches autour des tiges, s’activant avec sa paire de ciseaux, liant astucieusement le tout avec le bandage, etc. Il était curieusement reposant de l’observer ainsi composer son bouquet tout en l’écoutant discourir de sujets aussi frivoles que les roman-feuilletons publiés dans la presse. Quelques minutes en sa compagnie avaient suffi à égayer cette journée qui s’annonçait pour le moins morose. Et en définitive, il ne regrettait pas le moins du monde son petit détour.

Toutefois, cette parenthèse de quiétude ne dura pas. Une vive sensation d’inconfort s’empara brusquement de lui. Cette angoisse flottante, diffuse, qui oppressait peu à peu sa poitrine, lui était familière et était généralement annonciatrice d’un danger imminent. Tous ses sens se mirent alors en alerte et son instinct lui commanda de détourner ses yeux de sa ravissante interlocutrice pour balayer du regard les environs. C’est alors qu’il remarqua la présence de deux hommes, installés quelques mètres plus loin, sur un banc similaire au leur. Malgré la distance, Levi n’eut aucun mal à distinguer l’insigne des Brigades Spéciales qui ornait les vestes de leurs uniformes. Et le visage à moitié dissimulé par le grand chapeau de sa voisine, il continua à écouter celle-ci d’une oreille, tout en gardant un œil sur eux.

— … et cet exubérant détective finit par s’associer à un vétéran de l’armée, qui se trouve être aussi un excellent médecin, pour enquêter sur le mystérieux assassinat survenu chez cet honorable monsieur… poursuivait-elle, sans se douter un seul instant de ce qui se tramait derrière son dos.

Les soldats ne cessaient de jeter des coups d’œil dans leur direction et de se chuchoter des mots à l’oreille. Aussi, Levi acquis rapidement la certitude que ces deux types ne se trouvaient pas ici pour profiter du beau temps ou pour admirer le paysage.

— Bandes de salopards, jura-t-il silencieusement, en les poignardant du regard. Sérieusement, vous avez rien de mieux à foutre de vos journées… ?

— Si ce que je te raconte t’ennuie, tu peux me le dire, lança soudain la doctoresse qui avait sûrement dû remarquer le petit déficit d’attention que manifestait son interlocuteur à son égard.

— Non, c’est pas toi qui m’ennuies, lui rétorqua aussitôt Levi, d’une voix qui trahissait quelque peu son énervement. C’est les deux gros porcs qui sont assis là-bas…

— Comment cela ? s’enquit-elle, en ouvrant en grand ses yeux.

— Là-bas, derrière toi. Deux soldats des Brigades Spéciales qui nous chaperonnent depuis tout à l’heure.

Et comme elle amorça un mouvement pour se retourner et vérifier par elle-même ce qu’il en était, Levi lui agrippa fermement le bras et la stoppa net dans son élan.

— Ne te retourne pas ! commanda-t-il à mi-voix. Ne leur fais surtout pas ce plaisir !

— Pourquoi nous surveillent-ils ? interrogea-t-elle tout bas.

— Parce qu’ils ont visiblement rien de mieux à faire, répliqua Levi. Et aussi, parce qu’ils filent régulièrement le train de tous les hauts gradés du bataillon… histoire de se tenir au courant de nos petites habitudes.

— Tu es sérieux ? fit-elle, d’un air consterné.

— Totalement sérieux. Et puis, ils doivent certainement m’avoir un peu dans leur collimateur. Ce serait pas étonnant, avec le passé que je me trimbale…

Elle le fixa droit dans les yeux, sans mot dire, d’un air grave et ombrageux. Puis, au bout de quelques secondes d’un embarrassant silence, elle résolut de lui demander avec une touchante naïveté :

— Tu fais référence à l’époque où tu vivais dans la cité souterraine, c’est cela ?

— Non, à l’époque où je promenais mon troupeau de chèvres dans les montagnes du nord du mur Maria, répondit-il d’un ton pince-sans-rire.

Il y eut un nouveau silence. Levi se dit alors qu’il avait peut-être poussé le sarcasme un peu trop loin. Mais, par chance, l’indéfectible disposition de la dame à s’amuser de tout (et particulièrement de son épouvantable sens de l’humour) sauva encore la situation. Levant alors une main pour masquer le sourire qui commençait à se dessiner aux coins de sa jolie bouche, elle lui dit :

— Pardonne-moi. Je ne devrais pas me montrer aussi indiscrète avec toi.

— En matière d’indiscrétion, tu n’arriveras jamais à battre ces deux-là, répliqua Levi, en désignant d’un bref mouvement de tête les deux buses qui les guettaient toujours avec si peu de discrétion. Puis, c’est plutôt moi qui devrais m’excuser pour t’avoir compromise de cette manière…

— Crois-tu véritablement que notre petit trafic de fleurs va nous compromettre auprès des autorités ? interrogea-t-elle d’un ton faussement sérieux. Parce que notre commerce de mimosa est bien la seule inconduite qu’on aurait à nous reprocher. Du moins, pour le moment…

L’ambiguïté de ses paroles ne manqua pas de jeter ce pauvre Levi dans la plus grande perplexité. Mais, il préféra ne tenir aucun compte de cette nouvelle petite sortie. Il fallait dire qu’il demeurait toujours aussi contrarié par la présence de ces deux fouines de soldats qui devaient immanquablement s’imaginer tout un tas de choses à leur sujet. Son instinct lui conseillait de ne pas se montrer trop familier avec cette jeune femme devant ces deux émissaires des Brigades Spéciales. Lesquelles devaient, sans l’ombre d’un doute, se tenir à minima au courant des fréquentations des officiers du bataillon. D’autre part, la récente notoriété de Levi devait assurément exciter la curiosité des autorités pour qu’on fût ainsi à l’affût de ses faits et gestes. Par conséquent, la prudence était de mise. Pour autant, malgré le peu qu’ils avaient donné à voir à ces deux soldats, Levi avait l’amère certitude que le nom de cette doctoresse se trouverait mentionné, d’une manière ou d’une autre, dans l’un de leurs maudits rapports…

— Et si nous faisions comme s’ils n’étaient pas là ! suggéra-t-elle tout à coup, le sortant brusquement de sa réflexion. Tiens, parle-moi plutôt de tes amis !

— De mes amis ?

— Oui, acquiesça-t-elle dans un doux sourire. Parle-moi de tes deux amis à qui tu destines tes lys et mon joli mimosa. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ?

Sur le coup, cette nouvelle question, posée avec un sang froid déroutant, désarçonna un peu Levi. N’avait-elle pas compris son allusion de toute à l’heure, lorsqu’il lui avait confié vouloir offrir ses fleurs à deux de ses « amis » ? Les lys blancs et l’uniforme de cérémonie auraient dû logiquement l’éclairer… Cette andouille pensait-elle sincèrement qu’il se rendait à un rendez-vous galant ? Aussi, afin de dissiper tout malentendu, il s’empressa de lui répondre le plus clairement possible. Et c’est ainsi qu’il lui parla de ces deux personnes qui partageaient son quotidien dans les ténèbres de la cité souterraine. Il lui révéla ensuite que c’était avec eux qu’il avait intégré l’armée, sans pour autant lui préciser les détails de l’intrigue qui les avait conduits à rejoindre le Bataillon d’Exploration. Enfin, il lui raconta sommairement comment tous deux avaient perdu la vie au cours de leur première expédition hors des murs.

— Quels étaient leurs noms ? s’enquit-elle, d’une voix pleine de douceur et de compassion, une fois son récit achevé.

— Farlan et Isabel.

En s’entendant prononcer leurs deux noms, le cœur de Levi se serra douloureusement.

— En voilà deux jolis prénoms, lui fit-elle délicatement remarquer. Dis-moi, capitaine, quand un enfant voit le jour dans votre cité, existe-t-il une autorité quelconque qui exhorte ses parents à lui attribuer le plus joli nom possible ? Comment cela se passe-t-il, au juste ?

Son compliment, savamment formulé pour ménager la pudeur de Levi, incita celui-ci à esquisser un très léger sourire. Puis, comme pour lui exprimer sa reconnaissance et lui témoigner un peu de gentillesse, il résolut d’entrer dans son jeu :

— Si je me souviens bien, c’est un conseil de vieux sages qui se réunit chaque mois pour décider quels prénoms seront donnés aux futurs orphelins de la cité. Parce que, tu vois, un orphelin avec un prénom banal, ça ferait mauvais genre.

— Je comprends, acquiesça-t-elle, en surjouant la gravité. On ne peut pas s’appeler Michael et prétendre à un destin tragique, n’est-ce pas ?

— Ouais, c’est ça…

Levi observa, non sans une certaine satisfaction, que la dame n’était pas plus rebutée par l’humour noir que par les blagues scatophiles. Chose plutôt rare pour une femme de son pedigree.

Et, comme pour mettre un terme à cet échange de plaisanteries douteuses, un léger courant d’air vint soulever délicatement les mèches de cheveux blonds qui encadraient son visage de poupée. Elle leva sa main pour maintenir son chapeau en place dans un geste si beau, si gracieux, que celui-ci aurait inspiré l’artiste le plus médiocre à produire sur le champ le plus charmant des portraits. Ce même vent providentiel fit s’agiter le feuillage des arbres, produisant dans le même temps une combinaison d’effluves inédite, mélange d’odeur de bourgeons, de senteur délicate de rose trémière mêlée de mimosa. C’était comme si, par sa divine présence, cette fée était parvenue à purifier l’air putride qui planait dans toute cette maudite cité cernée par ses gigantesques murailles. Levi tourna alors son visage vers le canal pour se délecter de la fraîcheur de cet air parfumé de printemps, de ce soleil sans voile qui brillait au-dessus de leurs têtes et du chant du rossignol répondant aux clapotis de l’eau produits par la coque d’une péniche arrimée à la berge. L’espace d’un instant, il oublia les soldats des Brigades Spéciales qui les épiaient au loin. Il oublia aussi les pierres tombales qui l’attendaient sur l’autre rive. Le parfum de roses et du mimosa avait tout balayé et avait enchanté, l’espace d’un court instant, la morne réalité de son existence.

— Et sais-tu pourquoi l’on t’a prénommé Levi ? dit une douce voix qui résonna timidement à ses oreilles.

— Je sais pas, répondit-il paisiblement, le regard rivé sur le canal qui scintillait de reflets d’argent. C’est ma mère qui a dû convenir de m’appeler comme ça pour une raison quelconque…

— Je te pose cette question, car dans l’une des histoires que maman avait l’habitude de me conter quand j’étais petite fille, il y avait un oiseau portant le nom de Levi.

Ne voyant pas de quoi il s’agissait, il se tourna vers elle pour l’interroger du regard.

— Le Voyage des Oiseaux, précisa-t-elle aussitôt. En bref, c’est l’histoire d’une huppe qui rassemble une centaine de ses congénères pour partir à la recherche de leur roi « le grand oiseau Simorgh » qui vit au sommet d’une lointaine montagne. Leur voyage à travers différentes vallées est semé d’embûches et beaucoup d’oiseaux finissent par trouver la mort en chemin. Enfin, seulement une poignée d’entre eux parvient à gagner le sommet de la montagne sacrée où doit théoriquement se trouver leur vénéré monarque. Mais une fois leur objectif atteint, les oiseaux finissent par découvrir le pot aux roses : en vérité, ils étaient l’oiseau Simorgh.

Levi la fixait d’un air dubitatif, le sourcil gravement froncé. Il allait sans dire que son récit, pour le moins énigmatique, ne lui inspirait que du scepticisme. En outre, il se demandait quel genre de mère pouvait bien raconter de pareilles histoires à son enfant.

— As-tu compris, capitaine ? s’enquit-elle, devinant certainement sa confusion. L’oiseau Simorgh, c’était eux !

— C’était eux… répéta-t-il, d’un air idiot.

— Oui ! C’était eux ! Et donc, la huppe se prénommait Levi, tout comme toi. Je m’en souviens très bien encore aujourd’hui. Et le jour de notre rencontre, quand Erwin t’a présenté à moi, je me suis immédiatement rappelé du conte de maman.

Assurément, cette histoire de voyage et d’oiseau Simorgh lui fit une drôle d’impression. Et même si la signification et la morale de ce récit lui échappaient quelque peu, celui-ci résonnait en lui d’une étrange manière. Il n’aurait su dire pourquoi, mais après réflexion, tout ce baratin philosophico-intellectuel ne lui semblait pas si vide de sens.

Ils bavardèrent ainsi un long moment, indifférents à la présence des soldats des Brigades Spéciales qui ne les avaient pas quittés des yeux un seul instant. Puis, peu avant l’heure du déjeuner, ils prirent congé l’un de l’autre ; elle, regagnant son cabinet ; lui, se dirigeant vers le cimetière militaire où s’érigeaient les deux pierres tombales gravées des noms de ses précieux amis, perdues au milieu d’une multitude de petites tombes analogues.


*


Le soleil était sur le point de se coucher et Mary achevait de compléter le dossier médical d’une jeune recrue souffrant d’une vilaine bronchite. Quand soudain, on frappa à la porte de son bureau. C’était Cléo qui, comme à son habitude, entra sans y être invitée.

— Qu'est-ce qui t’amène dans mon antre, chère Cléo ? s’exclama joyeusement Mary, en glissant un dernier document dans son dossier.

— Livraison spéciale, lui répondit la jeune fille.

Celle-ci déposa aussitôt un objet sur son bureau. La chose ressemblait fort à une boite de sucreries.

— Qu’est-ce que tu m’apportes là ?

— Des bonbons à la violette, répliqua l’infirmière, d’un air curieusement malicieux.

— Et d’où viennent ses bonbons ?

— Cadeau du capitaine.

— Du capitaine ? interrogea Mary, en levant un sourcil.

— Vous flirtez avec beaucoup de capitaine, docteur ?

Mary vit alors de qui il était question. Mais comme ce genre de délicatesse n’était pas dans les habitudes dudit capitaine, elle poursuivit son interrogatoire dans l’espoir d’obtenir de plus amples informations :

— Et t’a-t-il expliqué ce qui me vaut une telle faveur de sa part ?

— Il a vaguement fait allusion à une histoire de mimosa… Franchement, ce n’était pas très clair. À vrai dire, je n’ai pas non plus cherché à creuser davantage. Il m’a juste demandé – au reste, pas très aimablement – de vous faire passer cette boite.

— Je vois…

Mary s’empara de la petite boite métallique joliment décorée et, impatiente de savoir ce que celle-ci renfermait, elle s’empressa de l’ouvrir.

— Regarde comme c’est adorable, dit-elle en montrant à la jeune fille un petit bonbon mauve en forme de fleur. On dirait un vrai petit bijou !

Cléo se pencha en avant pour observer de plus près la curiosité. Puis, une fois l’inspection terminée, elle déclara :

— Y'a pas à dire. Malgré ces airs d’ours mal léché, il sait y faire avec les dames…

— Bien sûr qu’il sait y faire avec les dames, approuva Mary, en plaçant le bonbon dans sa bouche. Bien plus qu’on ne le pense…

— Eh ben dites donc, les choses seraient-elles en train de progresser ? lança la jeune fille, en lui souriant d’un air goguenard.

— Les choses en sont aux bonbons à la violette, comme tu peux le constater, lui répondit très honnêtement Mary, accompagnant son propos d’un petit sourire de satisfaction. Il n’y a rien de plus à dire.

— Ça fait combien de temps que vous vous tournez autour, comme ça ? Six mois ? Un an ?

Mary ne pipa mot et considéra la jeune fille avec le même petit sourire satisfait.

— À ce rythme, vous risquez de concrétiser après qu’on eut tranché la nuque du dernier titan, lâcha-t-elle, avec son habituelle désinvolture. Auquel cas, il faudra prévoir une reconversion professionnelle pour monsieur. Il vous semblera peut-être un peu moins séduisant sans son uniforme…

— Bien, si tu veux tout savoir, ma chère Cléo, je n’ai aucun mal à me le figurer sans son uniforme, répliqua spontanément Mary, sans réaliser sur l’instant la nature équivoque de son propos.

Et comme il fallait s’y attendre, cet embarrassant aveu – résultant de la fatigue et d’un excès de travail – inspira à sa jeune subordonnée un flot intarissable de railleries et de sarcasmes.


À suivre…


Notes : Dans l’une des nouvelles Smartpass AU de SNK, il est écrit que la célébrité de Levi conduit parfois les commerçants à lui faire de petits cadeaux. Nous n’avons pas beaucoup d’indications dans le manga quant à l’engouement de la population de Paradis pour la figure de Levi. Mais ce point est un peu plus développé dans les nouvelles Smartpass où il est brièvement dit que sa petite personne est admirée surtout des enfants. Levi suscite aussi la curiosité des journalistes, notamment du jeune Peaure qui apparaît dans l’arc du Coup d’État et avec qui Levi entretient des rapports cordiaux.


• L’histoire que Mary raconte à Levi (le conte du Voyage des oiseaux) est inspirée d’un célèbre conte persan nommé La Conférence des oiseaux, rédigé en 1177 par le poète soufi Farid al-Din Attar. J’ai humblement fait une petite passerelle entre ce que relate ce chef-d’œuvre de la philosophie persane et le manga SNK dans lesquels de jeunes gens sont portés à explorer des terres lointaines, en vue de trouver des réponses à leurs questions.

L’oiseau (incarnant dans l’œuvre originale l’homme imparfait, en quête de son moi profond) symbolise plus simplement dans mon histoire les soldats du bataillon qui « volent » pour échapper au danger et qui parcourent des territoires inconnus pour avancer dans leurs quêtes de vérité.

En outre, la huppe fasciée (meneuse de la bande d’oiseaux pèlerins dans la Conférence des oiseaux) est un animal sacré dans les cultures arabes et dans la religion musulmane. On dit d’elle qu’elle protège des démons et du mauvais œil. Joli petit oiseau protecteur, le rapport avec Levi était vite trouvé.


• Pour ceux qui l’ignoraient, les bonbons à la violette sont une spécialité de Toulouse et ils sont effectivement délicieux et mignons ! À la base, ces sucreries sont fabriquées à partir de fleurs de violettes délicatement séchées et confites dans du sucre. Mais il existe plusieurs variantes semblables aux bonbons que je décris dans ce chapitre (variante belge et espagnole, notamment). Vous pouvez vous en procurer facilement sur le net ou en grande surface. La violette, sous forme de parfum ou de sucrerie, était très en vogue au 19e et au début du 20e siècle, notamment auprès des dames.


• Le feuilleton de la Gazette de Trost, dont Mary fait l’éloge, fait clairement référence aux nouvelles de Sherlock Holmes de Sir Arthur Conan Doyle (on peut tout se permettre dans une fanfiction, après tout…). Dites-moi si vous l’aviez deviné !


• Je pourrai annoter indéfiniment ce chapitre tant j’ai de choses à dire à son sujet. Mais, je vais conclure en précisant que lorsque je fais parler un personnage de ses parents en lui faisant dire « papa disait… » ou « maman avait l’habitude de faire… », ce n’est pas pour accentuer un quelconque côté enfantin de sa personnalité, mais plutôt pour mettre en exergue ses origines sociales.

En effet, en France, et aussi en Angleterre, les personnes issues de l’aristocratie ou de la bourgeoisie parlent souvent de leurs parents en usant des termes « papa », « maman », « grand-mère », etc. Cette façon de s’exprimer est un marqueur social assez connu des sociologues qui s’intéressent à ces populations et j’ai moi-même souvent observé la chose auprès de certaines personnes de mon entourage. A contrario, les gens issus de milieux plus populaires auront tendance à employer des expressions plus neutres comme « ma mère », « mon père », « mon grand-père », pour désigner les membres de leur famille. Je voulais préciser ce détail, pour clarifier mon propos.


Voilà, j’espère que ce chapitre vous a plu. Je vous avoue que cette partie m’a donné pas mal de fil à retordre, comme tous les chapitres rédigés depuis le point de vue de Levi. J’espère que le résultat est satisfaisant et que vous avez passé un bon moment en ma compagnie. N’hésitez pas à checker mon Instagram (melinaillustration) ou mon Facebook (melinamillustration), pour vous tenir au courant des updates de Soleil de Minuit, des éventuels retards de publication ou pour jeter un coup d’œil sur mes illustrations (qui, ces derniers temps, tournent beaucoup autour de cette fanfiction). À très vite !

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