Soleil de Minuit [Livaï x OC]

Chapitre 10 : Les mariés du miroir

5242 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 31/05/2021 02:21

Parti de la cité de Trost, Erwin galopait depuis maintenant six heures en direction de Stohes. À mi-chemin entre les deux districts, au bout d’une plaine verdoyante, se trouvait un village, comme il en existait tant d’autres dans l’enceinte du mur Rose, composé essentiellement de fermes et de modestes habitations. Comme il suivait toujours le nord, il se retrouva bientôt sur une petite route serpentant au pied d’une colline au sommet de laquelle s’élevait une immense bâtisse à l’aspect singulièrement grandiose. Sous le ciel crépusculaire, le bâtiment était planté au centre d’un grand parc boisé et dominait orgueilleusement tout le paysage environnant.

Erwin et sa monture finirent par franchir un large portail métallique ménagé entre deux murets de pierre, puis ils suivirent une allée qui les conduisit rapidement aux abords de la demeure. Celle-ci paraissait ancienne avec ses murs sombres et savamment ouvragés, ses hautes fenêtres et ses balcons de fer arrondis. Deux coches étaient stationnés devant les escaliers de pierres menant au parvis. Et non loin des voitures, une demi-douzaine de chevaux s’abreuvaient aux auges.

Tandis qu’Erwin approchait, un jeune homme affublé d’un uniforme de soldat vint à sa rencontre pour l’aider à mettre pied à terre. Il lui confia les rênes de sa monture avant de se diriger d’un pas rapide vers l’entrée du bâtiment. Puis il se glissa à l’intérieur et se retrouva dans un grand hall où un second soldat le débarrassa aussitôt de son pardessus poussiéreux. Enfin, on alla annoncer son arrivée à son hôte.

— Te voilà enfin ! s’exclama Nile Dok, comme il sortait d’une pièce enfumée et encombrée par une foule bruyante.

Affichant fièrement sa nouvelle cravate bolo de commandant des Brigades Spéciales, Nile ouvrit ses bras en grand et s’avança d’un pas titubant vers Erwin. Et même si ce dernier remarqua immédiatement son état d’ébriété très avancée, il s’élança à son tour vers son vieux camarade. Et les deux hommes finirent par s’embrasser affectueusement.

— Comme je suis content que tu sois là ! hoqueta Nile près du visage d’Erwin, avec une haleine chargée d’alcool. Tous ces vieux poivrots commençaient sincèrement à m’ennuyer.

Il le considéra un instant d’un regard pétillant de gaieté.

— Maintenant, nous voilà tous deux avec la corde au cou ! ajouta-t-il en tirant sur sa cravate pareille à celle qui nouait le col de la chemise de son ami.

L’allégresse de son vieux compagnon mit immédiatement Erwin en bonne disposition d’esprit.

— Une chance que je ne me sois pas perdu en route, répliqua-t-il joyeusement. Car je n’aurai raté ce moment pour rien au monde.

— Comment ça, « perdu en route » ? s’enquit brusquement Nile, en fronçant le sourcil d’incompréhension. Tu veux dire que tu es venu ici par tes propres moyens ?

Erwin acquiesça en souriant timidement.

— Tu as fait tout ce chemin depuis Trost à cheval ?

— Il se pourrait bien.

— Ah ah ! Il n’y a que toi pour entreprendre pareil périple ! s’exclama Nile, en lui frappant virilement l’omoplate.

Son rire moqueur, d’une ironie presque indécente, résonna dans tout le hall pavé de marbre blanc. Erwin fut un bref instant tenté de lui expliquer pourquoi il mettait personnellement un point d’honneur à ne pas disposer de son véhicule de fonction en dehors de ses déplacements officiels, mais il préféra finalement garder le silence, soucieux de ne pas mettre son vieux camarade dans l’embarras.

Papa dit toujours que plus un homme est placé haut, plus il a le devoir de se montrer humble, dit soudain une voix grave et vibrante, comme descendue du ciel.

Erwin pivota sur ses talons et relevant la tête, il découvrit en haut des marches du grand escalier celle qui venait de déclarer sa sentence avec une implacable sévérité. Drapée dans une robe de taffetas pourpre qui découvrait ses épaules sculpturales et ses beaux bras, elle descendait lentement les marches pendant que sa main droite chargée de bagues glissait gracieusement sur la rampe de merisier. Son visage d’une beauté ineffable, encadré de boucles noires, paraissait totalement irréel dans la sinistre pénombre de ce hall. Poussé par un instinct fulgurant et parfaitement irrépressible, Erwin leva son bras pour lui offrir sa main. Et comme elle le toisait de ses grands yeux noirs, ses doigts fins agrippèrent doucement sa main et un début de sourire étira ses jolies lèvres.

— J’espère que ton voyage ne t’a pas trop fatigué, fit-elle, en l’enveloppant d’un regard plein de tendresse.

— Pas le moins du monde, lui assura Erwin, avant de déposer un baiser sur le bout de ses doigts.

Elle était si belle, si élégante, qu’il ne pouvait s’empêcher de la dévorer du regard. Elle plongea alors ses beaux yeux dans les siens et ils se regardèrent l’un l’autre, en silence, sans accuser la moindre gêne, malgré la présence du mari et des deux jeunes gens des Brigades Spéciales qui se trouvaient avec eux dans le hall.

— Depuis quand remonte votre dernière rencontre ? interrogea soudain Nile, qui semblait être à des années-lumière de comprendre ce qui était en train de se passer sous son nez. Ça doit faire un bon bout de temps, à mon avis…

Bien qu’il connût la réponse à sa question, Erwin garda le silence. Qu’importait si un siècle s’était écoulé depuis leur dernière rencontre, elle était là, devant lui, plus ravissante qu’elle ne l’avait jamais été. Un tendre et lumineux sourire éclairait son visage au teint ambré et ses yeux d’onyx brillaient de leur éternel éclat velouté.

— Eh Marie… marmonna Nile, pourquoi ne pas faire faire le tour de la propriété à ce bon vieil Erwin ? Je m’y serai bien collé, mais je dois tenir le crachoir à nos invités… Vous n’auriez qu’à vous joindre à nous plus tard dans la soirée.

Erwin jeta un bref coup d’œil dans la pièce d’où Nile venait de sortir. Une douzaine d’hommes en uniforme, tous visiblement alcoolisés au dernier degré, se tenaient sous une épaisse nappe de fumée de cigarette. La plupart de leurs visages lui étaient inconnus, mais tous arboraient sur l’épaule la tête de licorne des Brigades spéciales. Cinq types étaient occupés à jouer aux cartes autour d’une table ronde, pendant que d’autres buvaient et bavardaient bruyamment, installés sur des banquettes en cuir capitonnées. Mais bientôt, son attention fut attirée par la physionomie particulièrement repoussante de l’un des joueurs de cartes qui avait un visage livide et émacié et des yeux bleu pâle, presque blancs, profondément enfoncés dans leurs orbites. Assis à sa droite, son partenaire de jeu avait tout d’un solide gaillard qui aurait pu se faire passer pour un soldat d’élite du bataillon s’il n’avait pas été doté d’un vilain strabisme divergent.

Erwin tourna son visage et regarda à nouveau la femme qui se tenait près de lui et à qui il tenait encore la main. Celle-ci détournait ostensiblement ses yeux de l’image de son joli séjour rempli d’ivrognes ; lequel avait à cet instant plus des allures de taverne mal famée que de salon des élégances. Erwin comprit instantanément que quelque chose l’incommodait. Et son intuition se confirma quand cette main qu’il serrait dans la sienne se contracta légèrement.

— Viens avec moi, dit soudain Marie, d’une voix blanche, presque éteinte, je vais te faire préparer une collation. Tu dois mourir de faim après ce long voyage.

Sous le regard hagard de son mari, elle entraîna Erwin dans un couloir et celui-ci se laissa conduire sans broncher. Au bout du couloir, ils empruntèrent un petit escalier de service qui les mena à l’étage. Puis, ils longèrent un nouveau couloir recouvert de feutre rouge, pour enfin pénétrer dans une pièce joliment éclairée par la lumière carminée du soleil couchant.

— C’est le bureau de Nile, indiqua-t-elle, en relâchant brusquement sa main. Installe-toi, je reviens tout de suite.

Erwin s’installa sur une méridienne qui se tenait devant un foyer éteint et écouta les pas de son hôtesse s’éloigner dans le couloir. À l’affût d’un bruit de l’autre côté de la porte, il prêta l’oreille et entendit Marie apostropher quelqu’un ; probablement un domestique qui se trouvait dans les parages. Il profita de son absence pour admirer l’agencement et la beauté des meubles qui garnissaient les lieux. Un gros bureau en chêne massif trônait devant une porte-fenêtre et croulait sous le poids d’épais dossiers. Chacun des murs était orné de jolis tableaux représentant des paysages forestiers semblables à ceux qu’on pouvait trouver à l’ouest du mur Rose, région d’où Nile était originaire. Le dessus de la cheminée supportait une belle pendule en marbre noir, au sommet de laquelle se dressait une miniature en bonze doré représentant un loup tenant dans sa gueule un chevreuil. Et dans un coin de la pièce se trouvait une desserte au plateau marqueté sur lequel étaient disposés des verres, une aiguière et deux flacons de liqueur en cristal finement ciselé. Erwin promenait encore son regard sur les différents éléments du décor qui l’entourait quand Marie réapparut à l’entrée de la pièce.

— J’ai demandé à la femme de chambre de nous monter de quoi nous restaurer, annonça-t-elle en s’avançant vers lui. Veux-tu que je te serve un verre ?

Sans attendre sa réponse, elle se dirigea vers la desserte, choisit un verre, puis un autre, s’empara d’un des deux flacons et remplit les deux verres d’un liquide ambré semblable à du cognac. Elle tendit ensuite l’un des verres à Erwin et de but en blanc, elle lui demanda :

— Comment trouves-tu la maison ?

Erwin attrapa le verre et dans un sourire, il répondit spontanément :

— Stupéfiante !

— Oui, c’est bien le terme qui convient… acquiesça-t-elle dans un soupir, avant de s’installer près de lui sur la méridienne.

Sentant l’ironie dans ses paroles, Erwin lui lança un regard interrogateur. Mais, elle n’ajouta rien de plus pour compléter son propos. À la place, elle porta son verre à ses lèvres et avala une gorgée de cognac, avant d’étouffer un nouveau soupir. Ses grands yeux noirs fixèrent un court instant le vide, puis ils se déportèrent sur le visage d’Erwin.

— Comment te portes-tu ? finit-elle par lui demander, d’un ton bizarrement impersonnel.

— Je me porte à ravir, rétorqua-t-il d’un air faussement détaché, trop conscient du trouble qui affligeait son interlocutrice.

Il y eut un autre silence durant lequel elle le fixa une nouvelle fois d’un regard indéchiffrable.

— Je suppose que les enfants sont déjà couchés, se hasarda à demander Erwin, pour relancer la conversation.

— Ils ne sont pas ici, lui rétorqua-t-elle. Je les ai confiés à mes parents pour la semaine. Je ne voulais pas les voir traîner au milieu de tout cette bande de…

Mais pour une curieuse raison, elle ne termina pas sa phrase.

— D’ailleurs, c’est fort regrettable, reprit-elle brusquement, d’une voix plus froide et plus distante, car le petit était très excité à l’idée de te rencontrer. Tu dois savoir l’admiration que vouent les enfants au Bataillon… Au reste, son père ne cesse de lui vanter les exploits de son vieil ami Erwin Smith.

Comme elle lui parlait de ses enfants, son regard devint plus dur, plus sombre et les traits de son beau visage se tendirent nettement. Elle posa brusquement son verre sur un guéridon puis elle se saisit à nouveau de la main d’Erwin.

— Viens, lui dit-elle, en s’emparant de son verre qu’elle déposa ensuite à côté du sien sur la petite table.

Erwin était parfaitement incapable d’opposer une quelconque résistance à la volonté de cette femme qu’il aurait certainement suivie jusqu’au bout du monde si elle lui en avait intimé l’ordre. Ils traversèrent ainsi la pièce et s’arrêtèrent devant la grande fenêtre qu’elle ouvrit en grand. Les derniers rayons du soleil couchant offraient à la peau brune de ses épaules de fascinants reflets cuivrés. Elle l’attira enfin à l’extérieur, sur un balcon surplombant le parc. Au loin, le soleil déclinait lentement, dardant des rayons rougeoyants sur la cime des arbres et sur toute la nature environnante qui se préparait au sommeil. Une douce brise venant du sud dispersait des odeurs de troène, de sureau et des effluves plus discrets de buis.

— Si tu savais combien j’ai cette demeure en horreur, lâcha-t-elle brusquement, le regard rivé sur le jardin qui se drapait peu à peu dans l’obscurité. Elle est bien trop grande pour nous quatre, bien trop éloignée de la ville aussi, de mes parents, de mes amis… Et puis toute cette nature m’oppresse, elle m’angoisse. Je ne sais pas ce qui a pris à Nile de nous installer ici.

— Je… j’en suis sincèrement désolé pour toi… balbutia Erwin ; lequel ne savait bien quoi répliquer à ce si soudain épanchement.

— Et pour couronner le tout, voilà qu’on m’impose la présence de ces deux vermines… ajouta-t-elle d’une voix brisée, serrant entre ses doigts crispés la barre du garde-corps.

— Comment cela ?

— As-tu remarqué ces deux types hideux qui jouaient aux cartes dans le salon ?

Erwin en déduisit rapidement qu’elle faisait référence à ces deux hommes aux physiques ingrats installés à la table de jeu. Il acquiesça alors d’un hochement de tête.

— Il se trouve que ces deux énergumènes ont été mêlés à une sombre affaire de rapt et de violence sur de jeunes rescapées du Mur Maria, expliqua-t-elle laconiquement. Je tiens cette information de l’une de mes femmes de chambre, originaire du district de Krolva, qui m’a conté qu’une vingtaine de ces pauvres jeunes filles – pour la plupart orphelines – avaient été conduites de force dans des bordels de la cité souterraine, sur initiative de ces deux hommes ; lesquels étaient chargés à l’époque de la surveillance d’un camp de réfugiés situé à l’ouest du Mur Rose.

Erwin écoutait le récit de Marie avec grande attention.

— Cette sordide histoire n’est connue que des autochtones, poursuivit-elle. Elle n’a jamais été évoquée d’une quelconque manière dans la presse et les deux suspects n’ont d’ailleurs jamais été inquiétés pour leurs méfaits. L’affaire a été purement et simplement étouffée par je ne sais quelle juridiction. Mais la population locale, qui avait eu vent de leurs manigances et qui s’était un peu prise de pitié pour le sort de ces pauvres jeunes filles, ne l’a pas vraiment entendu de cette oreille… Si bien qu’un jour, les deux affreux manquèrent de tomber sous les coups de la vindicte populaire et furent contraints de quitter leurs postes dans la précipitation.

— Je n’ai jamais rien entendu de tel, lui assura Erwin, d’un air affligé.

— Il y a quelques jours, l’une des femmes de chambre est tombée sur la liste des invités de ce soir et a reconnu les patronymes des deux types en questions. Elle est immédiatement venue me trouver pour me mettre au courant de tout ce qu’elle savait à leur sujet. Je suis allée ensuite en toucher un mot à Nile, mais il n’a rien voulu entendre, prétextant que ces deux lieutenants avaient été victimes d’odieuses dénonciations, qu’ils avaient fini par être lavés de tous soupçons et que l’enquête diligentée par la Première Division avait révélé qu’aucune jeune réfugiée n’avait été vendue à des établissements de plaisir. Par souci de précaution, j’ai quand même ordonné au personnel féminin de se tenir éloigné des invités de ce soir. J’ai aussi envoyé les enfants chez leurs grands-parents. Je n’avais aucune envie que ces sales types s’approchent de ma fille et de mon fils…

Une bourrasque d’air tiède agita les longues boucles brunes autour de son visage et souleva légèrement l’ourlet de sa robe. Elle croisa alors ses bras sur sa poitrine et murmura dans un soupir :

— Bon sang Erwin… pourquoi suis-je forcée d’accueillir sous mon toit cette bande de scélérats, de crapules opportunistes, de proxénètes… ?

— Le sergent instructeur est au courant de cela ? interrogea alors Erwin qui était parfaitement révolté par ce qu’il venait d’entendre.

— Penses-tu… si papa avait appris une telle chose, l’affaire se trouvait déjà réglée.

Il ne put s’empêcher de sourire en attendant sa réponse.

— Effectivement, acquiesça-t-il. Ton sergent de père a toujours su comment s’y prendre pour trancher ce type de différends. Nul doute qu’il aurait su trouver les mots justes pour faire entendre raison à Nile…

Erwin s’entendit prononcer ces mots et marqua un temps d’arrêt. Réalisant soudain combien cette réflexion était irrespectueuse vis-à-vis de son vieux camarade, il regretta immédiatement son manque de délicatesse et un nouveau silence s’installa entre eux, celui-ci empreint d’un peu plus d’embarras que le précédent.

Il comprenait parfaitement la colère et les craintes de Marie qui avait quelques raisons légitimes de s’inquiéter de la présence de tels criminels sous son toit. Cependant, ne disposant que du témoignage de cette femme de chambre, il était pour lui assez délicat de se prononcer sur une affaire aussi épineuse que celle-ci. En outre, la dernière chose à laquelle il aspirait était de se trouver mêlé à des querelles de ménage qui ne le concernait pas. Et comme il songeait à tout cela, le regard perdu dans l’immensité du paysage, son hôtesse décida brusquement de rompre le silence en lui confiant :

— J’ai appris que c’était Keith Shadis, ton ancien commandant, qui avait succédé à papa. Le même Keith Shadis qui t’a désigné comme son successeur. Le monde est petit, ne trouves-tu pas ?

— Oui, notre monde est indéniablement minuscule, approuva Erwin.

En s’appuyant au garde-corps, il porta son regard au loin, vers le soleil qui disparaissait lentement derrière la ligne d’horizon.

— Peu après ma prise de fonction, le sergent m’a fait parvenir ses félicitations, lui révéla-t-il. Sa missive était accompagnée d’une bouteille de whisky de premier choix ; l’un des meilleurs breuvages qu’il m’ait été donné de boire…

— Papa était si fier d’apprendre ta nomination à la tête du Bataillon, lui dit-elle, en lui adressant un doux sourire. Tu le sais, il avait fondé de grands espoirs sur ton avenir.

— Je n’en serai pas là sans son appui et son soutien, avoua-t-il, en lui retournant son sourire. Il a été le premier à m’encourager dans la poursuite de mon rêve.

Elle ne put contenir un petit rire.

— Pardon, cette réplique était peut-être un brin mélodramatique, s’excusa immédiatement Erwin, en se grattant stupidement l’arrière de la tête.

— Non, je ne ris pas pour ça, lui assura-t-elle, masquant de sa main son sourire amusé. Je ris parce que je me souviens tout à coup de ce que m’a dit papa la dernière fois où nous avons parlé de toi. Tu m’excuseras, mais par amitié pour toi, je dois te prévenir que mon père n’attend plus qu’une seule chose : te voir succéder au général Zackley et régner sans partage sur toute notre armée.

— Mais je n’ai absolument pas cette ambition ! se défendit précipitamment Erwin, tout en sentant ses joues s’empourprer d’embarras.

Le rire de Mari reprit de plus belle.

— Un rêve chasse l’autre, lui dit-elle, en posant affectueusement sa main contre son dos. Il en va de même des désirs, Erwin. Tu apprendras bien vite que les hommes destinés à diriger sont généralement voués à être portés toujours plus haut.

Un bruit de vaisselle remuée provenant de l’intérieur de la pièce se fit soudain entendre. C’était la femme de chambre qui venait apporter les collations que Marie avait fait préparer pour eux. Ils quittèrent tous deux le balcon et allèrent s’installer sur la méridienne pour profiter d’un bref instant de calme avant de redescendre au rez-de-chaussée où les attendaient le maître des lieux et ses turbulents invités.


*


Après les festivités, Erwin fut conduit dans l’une des nombreuses chambres que comptait la grande demeure de ses amis. La suite disposait de toutes les commodités nécessaires à un agréable séjour et surtout d’un grand lit de brocart rouge sur lequel il ne tarda pas à s’étendre de tout son long. Cependant, malgré la fatigue de sa chevauchée de plus de six heures consécutives, le sommeil se dérobait encore et encore, tant son esprit demeurait troublé par la tournure de cette étrange soirée. Les images de ces dernières heures lui revenaient continuellement en tête : ces deux types jouant aux cartes, le regard malaisé de son hôtesse sur eux, le peu d’égard du mari pour son épouse, le manque de convenance de ces soldats avinés, etc.

Et pour couronner le tout, la proximité de cette femme qui dormait à quelques mètres de là, dans un autre lit, auprès d’un autre homme, n’arrangeait rien à son insomnie. Bien au contraire, la morsure de la frustration n’en était que plus douloureuse. Hors des murs, entouré par une multitude de créatures anthropophages, Erwin avait passé des nuits diablement plus sereines que celle-ci.

Il tournait et se retournait sous les couvertures, hanté par la vision de cette beauté surnaturelle qui s’avançait lentement vers lui ; de son corps drapé de taffetas pourpre ; de sa chevelure d’un noir de jais bouclant sensuellement le long de sa nuque ; de son regard scintillant d’un éclat pareil à celui du ciel étoilé ; de sa bouche rouge telle un bouton de rose où perle la rosée du matin… et de nouveau, il étouffait. Son calvaire perdura jusqu’aux premiers rayons du soleil qui percèrent l’étoffe des rideaux entrouverts de la fenêtre.


*


Erwin se leva à l’aube. Après une toilette rapide, il enfila son uniforme et ses cuissardes, puis il sortit sans un bruit de sa chambre. Il descendit rapidement les marches du grand escalier pour gagner la sortie. Cependant, s’attendant à ne croiser que les domestiques à une heure aussi matinale, quelle ne fut pas sa surprise de découvrir au milieu du grand hall la maîtresse de maison, debout, en robe de chambre, discutant avec l’une des jeunes filles travaillant à son service.

— Tu es déjà levé ? s’enquit-elle, en le regardant fouler les dernières marches de l’escalier. Tu ne comptes pas nous quitter si tôt, j’espère ?

— On m’attend à Trost dans la journée, mentit Erwin.

Celui-ci n’avait plus qu’un désir en tête : quitter les lieux au plus vite pour retrouver un semblant de sérénité, loin de cette femme, de son mari négligent et de la bande d’ivrognes invétérés qui œuvraient sous ses ordres. Ce pitoyable mensonge n’avait certes rien de glorieux, mais il avait au moins le mérite d’écourter les négociations. Marie lui jeta un regard plein de scepticisme – et il douta alors de la crédibilité de son excuse –, puis elle se tourna vers la femme de chambre qui, silencieusement, attendait ses ordres.

— Gretchen, dites à Juliette de commencer à préparer le petit déjeuner.

Elle pivota ensuite sur ses talons et s’adressa à Erwin :

— Tu mangeras bien un petit quelque chose avant de partir ?

Il lui répondit par la négative et demanda à récupérer son pardessus de voyage. Elle pria alors la jeune femme d’aller chercher le pardessus et elle fit appeler le garçon d’écurie pour qu’on préparât sa monture. Le personnel acheva rapidement les préparatifs de son départ et Erwin put enfin s’échapper de l’atmosphère d’attente pesante qui régnait dans ce hall.

Toutefois, avant de passer la porte, Marie l’aida à enfiler son manteau devant un grand miroir disposé près de l’entrée. Une fois fait, Erwin examina machinalement son reflet dans la glace et se vit au côté de celle qui n’avait cessé d’accaparer son esprit depuis son arrivée ici. L’image que lui renvoya le miroir le troubla terriblement tant elle lui sembla à la fois rassurante et familière, parfaitement conforme à l’idée qu’il se faisait d’un couple marié. Marie s’approcha tout près de lui et glissa délicatement son bras autour de sa taille, comme pour figer l’instant et faire de ce mirage une réalité bien concrète. Durant une poignée de secondes, dans l’espace délimité par l’encadrement du miroir, ils étaient mari et femme, unis l’un à l’autre pour le restant de leurs vies. Elle était si belle dans ses vêtements de nuit, avec ses cheveux détachés retombant en boucle brune sur ses épaules, sa taille fine prise dans la ceinture de sa robe de chambre ; encore plus belle que la veille quand, parée de sa luxueuse toilette de taffetas pourpre, elle lui était apparue en haut des escaliers…

Ce ne fut qu’au prix d’un terrible effort sur lui-même qu’Erwin arracha son regard du reflet que lui renvoyait ce maudit miroir pour se diriger vers la sortie. Une main posée sur le bas de son dos, Marie l’accompagna silencieusement jusque sur le parvis, devant lequel il découvrit son cheval attelé et attaché à un poteau planté dans la terre brumeuse du petit matin.

Erwin avait le cœur au bord des lèvres à l’idée de se départir de la chaleur de ce corps blotti contre le sien. Ne sachant quoi dire pour annoncer son départ, il se tourna vers elle et tenta de bredouiller un simple « au revoir ». Mais aucun mot ne parvint à sortir de sa bouche.

— Fais attention à toi, lui dit-elle, levant vers lui son beau visage. Et merci d’être venu. Si tu n’avais pas été là, je crois que je n’aurai pas pu…

— Marie, je suis désolé, coupa brusquement Erwin qui n’en pouvait plus de lutter contre lui-même pour ne pas la serrer contre lui et la couvrir de baisers. Je ne peux pas rester plus longtemps, tu comprends ?

Elle le dévisagea, les yeux emplis de confusion.

— Pardonne-moi… répéta-t-il d’une voix brisée.

Il plongea son regard dans le sien pour contempler une toute dernière fois l’éclat de ses prunelles sombres. Mais, peu à peu, ses grands yeux s’emplirent de larmes. Elle fit alors un pas vers lui et pressa son visage contre sa poitrine pour cacher les gouttes qui roulaient maintenant le long de ses joues. Cédant à un irrésistible élan du cœur, Erwin l’enveloppa de ses bras et la serra fort contre lui. Il embrassa le sommet de sa tête brune et comme elle releva de nouveau son joli visage, il pressa ses lèvres contre son front. Elle ferma les yeux et il baisa ses paupières l’une après l’autre. Puis, il enfouit son nez dans ses cheveux pour respirer leur parfum. Ils avaient l’odeur sucrée du miel et du mimosa.

— C’était toi, Erwin… chuchota-t-elle contre sa joue. Maintenant, je sais que c’était toi… Il n’y a plus de doute possible…

Il prit son visage dans ses mains et la regarda dans les yeux.

— Dis, Marie, demanda-t-il gravement, tu te souviens de cet après-midi, au bord de la rivière ? La veille de mon départ pour Shiganshina, avant que je parte rejoindre le Bataillon. Tu t’en souviens ?

— Comment aurai-je pu oublier, Erwin…

— Alors, écoute-moi. Depuis ce jour-là jusqu’à mon dernier souffle, il n’y a eu et il n’y aura que toi.

— C’est la même chose pour moi, Erwin… lui dit-elle dans un sanglot.

— Non, fit-il en approchant son visage du sien. Tu n’as pas compris. Tu es la seule, Marie. Tu es la seule et tu le resteras jusqu’à mon dernier jour.

La brutalité de sa confession provoqua en elle un choc imprévisible qui la laissa d’abord interdite. Puis, elle eut un léger mouvement de recul et elle le considéra d’un air sidéré, à la limite de l’indignation. Elle porta ensuite ses mains à ses joues rougies pour essuyer ses larmes. Enfin, dans un murmure, elle lui dit :

— Va-t’en, maintenant.

Elle releva fièrement son visage, comme pour faire montre d’un peu plus de dignité face à cet homme qui venait de lui révéler l’invraisemblable teneur de ses sentiments. Il fallait reconnaître que l’absurdité de leur situation mutuelle avait de quoi donner le vertige.

Erwin comprit alors qu’il était grand temps pour lui de s’en aller. Un mot de plus reviendrait, de toute évidence, à la tourmenter davantage. En silence, il marcha jusqu’à son cheval. Et une fois enfourchée sa monture, il jeta un dernier regard sur celle qui se tenait toujours sur le parvis de sa demeure et qui lui faisait face avec une grave dignité. Elle ne pleurait plus. Elle ne souriait pas non plus. Elle le fixait impérieusement de ses grands yeux noirs. Il lui dit silencieusement adieu et cingla le flanc de son cheval qui l’élança aussitôt au grand galop sur le chemin brumeux du retour.


A suivre…



Note : J’espère que ce chapitre délicieusement cliché vous a plu. Je vous retrouve bientôt pour la suite ! À très vite. 

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