Soleil de Minuit [Livaï x OC]

Chapitre 13 : Actes manqués II

4327 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 12/12/2021 04:34

Le lendemain, Levi se trouvait dans le bureau du médecin dans lequel il planait un doux et délicat parfum d’alcool à 90°, comme l’avait remarquablement bien subodoré Hansi quelques mois plus tôt.

Confortablement installé dans un fauteuil, une tasse de thé à la main, il se délectait des effluves du liquide ambré tournoyant dans sa tasse, pendant que le docteur Zweig examinait les dossiers des recrues qui désiraient intégrer son escouade.

— Tu disais donc que ton premier choix s’était porté sur Erd, n’est-ce pas ? s’enquit-elle, en parcourant la première page du dossier dudit soldat.

Levi répondit par l’affirmative.

— Et pourquoi cela ?

— Parce que c’est un excellent soldat, expliqua-t-il naturellement. Et surtout, parce qu’il est fiancé.

Elle le dévisagea avec une expression d’étonnement.

— En quoi ce détail de sa vie privée le rend-il plus compétent qu’un autre ?

— C’est simple, précisa alors Levi, un garçon qui prévoit de se marier sera davantage disposé à rentrer vivant de mission qu’un type empêtré dans le célibat. Et sur le terrain, il prendra également moins de risque. Je veux m’entourer exclusivement d’hommes prêts à tout pour survivre. Les suicidaires peuvent passer leur chemin, ils ne m’intéressent pas. J’aspire qu’à une seule chose : former des soldats d’élite, de véritables écorcheurs de titans, mais aussi des types capables de se sortir des situations les plus périlleuses sans que je garde continuellement un œil sur eux.

— Je comprends, acquiesça-t-elle spontanément. Tout cela est d’une logique confondante…

— Günther est aussi un type de cette trempe, ajouta Levi, en désignant du doigt le dossier du jeune soldat posé sous le nez du médecin. Il m’a montré à de multiples reprises qu’il était capable de se tirer des plus infâmes bourbiers. C’est un garçon à la fois malin et extrêmement prudent. Et j’admets avoir toujours eu un petit faible pour les paranoïaques dans son genre.

— En revanche, objecta-t-elle, en s’emparant d’un autre dossier, tu songes à intégrer ce jeune Auruo qui m’a tout l’air d’être une forte tête et qui – d’après ce qu’on m’a dit – ne semble pas tellement porté sur la discipline.

— Ouais… reconnut Levi, dans un léger sourire. Mais Auruo c’est un crack. Je suis forcé de l’intégrer dans mon escouade. Ce môme a saigné son premier titan lors de sa seconde sortie ; ce qui constitue un sacré exploit, tu peux me croire !

Il s’arrêta pour avaler une gorgée de thé, puis il reprit, en affichant le même petit sourire tinté de nostalgie :

— Je le revois mouiller son pantalon en passant pour la première fois la porte du mur Rose… Mais pour sa seconde sortie, je peux te garantir que l’envie de se faire dessus lui avait bel et bien passé. Puis, tu sais doc, avec moi, les soucis de discipline, ça existe pas…

Comme Levi reprenait une gorgée de thé, il sentit sur lui le regard appuyé du médecin. Avait-il dit quelque chose de déplacé qui l’avait offensé d’une quelconque manière ? Mais, fidèle à sa franchise intrépide, elle ne tarda pas à lui confier son ressenti :

— En t’écoutant, un détail m’interpelle, capitaine…

— Lequel ? s’enquit-il, intrigué.

— Où sont les femmes dans cette escouade ? lança-t-elle, avec un aplomb déconcertant. Je veux dire, comptes-tu exclusivement t’entourer de jeunes hommes ?

— C’est pas ce que j’avais prévu initialement, admit-il avec honnêteté. Mais les choses se sont goupillées de telle façon qu’effectivement, je vais me retrouver entouré exclusivement de garçons.

— Pourquoi ne pas donner sa chance à cette jeune fille : Pétra Rall, suggéra-t-elle soudain, en désignant d’un geste de la main l’un des dossiers disposés sur le bureau. Ses statistiques sont excellentes. De plus, elle est issue de la même promotion qu’Auruo. Elle n’aura donc aucune difficulté à s’intégrer au groupe. En outre, elle est formée pour venir en aide aux soldats blessés, Cléo peut en attester, c’est elle qui l’a formé. Il est incontestable que cette jeune fille est diablement qualifiée pour son âge. D’autant qu’elle dispose de toutes les qualités que tu recherches : sérieuse, compétente et – je peux te concéder cette information si tu le souhaites – peu encline au suicide.

Levi se mura dans le silence et plongea aussitôt le nez dans sa tasse de thé.

— Je suis surprise que tu ne veuilles pas lui donner sa chance, insista-t-elle, bien décidée à obtenir la réponse qu’il s’efforçait de taire.

Il eut un nouveau silence, assez long et plutôt pesant.

— Le doc est surpris que je ne veuille pas accorder mes faveurs à la première de la classe ? grommela alors Levi, de son air le plus mesquin.

Le médecin posa alors ses mains sur son bureau et le fixa à nouveau d’un regard indéchiffrable. Embarrassé par ces yeux scrutateurs qui semblaient lire sur son visage tout ce qu’il essayait de leur dissimuler, Levi détourna fièrement sa tête et fit mine de jeter un coup d’œil blasé à la fenêtre donnant sur la cour.

— Mais enfin, capitaine ! s’exclama la dame, d’un air d’effarement non feint. Pourquoi te montres-tu si méprisant et si dépourvu d’empathie à l’endroit de cette pauvre jeune fille qui ne demande qu’à œuvrer sous tes ordres ? C’est à croire que les seuls soldats qui trouvent grâce à tes yeux sont ceux qui sont capables d’uriner debout.

Il fit mine de n’avoir rien entendu et poursuivit crânement son inspection imaginaire du patio.

— Et puis, d’ailleurs, poursuivit-elle avec la même indignation, quel mal y a-t-il à être une bonne élève ? Pourquoi reproches-tu à cette soldate d’être vertueuse et impliquée dans sa mission ? C’est un comble, tout de même !

Maintenant, Levi se trouvait dos au mur. L’émouvante indignation de cette femme (qui n’en revenait clairement pas des propos abjects qu’il venait de lui tenir) fit céder les dernières digues. Aussi, il résolut, un peu à contrecœur, de répondre à sa question :

— Ça n’a rien à voir avec ça… C’est qu’avec cette gamine… c’est compliqué…

— Pardon ? fit-elle, en marquant la surprise. Je n’ai pas bien entendu. « Compliqué », dis-tu ?

L’opiniâtreté de son interlocutrice le poussa dans ses derniers retranchements.

— Oui… C’est compliqué… ! répéta-t-il avec plus de vigueur.

— Mais, en quoi est-ce compliqué de…

Elle laissa sa phrase en suspens, semblant tout à coup comprendre pourquoi il éprouvait tant de difficultés à exprimer clairement ses doutes et ses réserves quant à cette jeune fille.

— Veux-tu dire qu’elle et toi… ? se hasarda-t-elle à demander, portant une main à son visage pour dissimuler un sourire moqueur.

— J’ai pas dit ça ! s’exclama-t-il précipitamment, pour dissiper tous malentendus. J’ai jamais parlé de « elle et moi ». Est-ce que tu m’as entendu dire « elle et moi » ?

— Eh bien non, admit la dame, en se pinçant les lèvres pour ne pas sourire. Effectivement, tu n’as rien dit de cela.

— J’ai pas dit ça, répéta-t-il sottement, avec une brusquerie honteuse qui trahissait son malaise. J’ai seulement dit qu’avec elle, c’etait compliqué !

Pourquoi diable devait-il parler de tout ça ici, maintenant, et avec ce maudit docteur ? Parmi tous les résidents de cette caserne, cette femme était bien la dernière personne avec qui il désirait épiloguer sur cette stupide question ! De surcroît, il se sentait si bête, si vulnérable face à ce médecin qui, par son intelligence et sa perspicacité hors du commun, semblait lire dans ses pensées comme dans un livre ouvert…

— Pourquoi est-ce « compliqué » ? insista-t-elle à nouveau, manifestement résolue à lui sortir les vers du nez.

Levi se retrancha dans un mutisme total. Sa confusion et son irritation étaient si grandes que son esprit semblait avoir renoncé à la lutte pour ses propres intérêts. C’était bien simple, il n’avait plus la moindre idée de comment se sortir de cet infâme bourbier dans lequel il s’était enlisé tout seul.

— Ressens-tu une quelconque attirance pour cette jeune fille ? continua-t-elle d’une voix douce et paisible, toutefois empreinte d’une certaine autorité.

Manifestement, elle était à présent déterminée à recevoir une réponse claire de sa part. Et comme il commençait à saisir que, vu le tour qu’avait prise cette conversation, il ne s’en tirerait pas à si bon compte, il s’enfonça dans son fauteuil et exhala un long soupir de découragement.

— Dans quel pétrin je me suis encore fourré…? songea-t-il, sentant sa mâchoire se contracter sous l’effet de l’irritation.

Levi se trouvait pris au piège comme un rat. Comme poussé par un vague instinct de survie, il tourna nerveusement son visage vers la fenêtre donnant sur la cour intérieure, aux vieux pavés disjoints recouverts de feuilles mortes et de toutes sortes d’immondices que le vent d’automne avait charriées avec lui. Et la vue de ce désordre ne manqua pas d’aggraver son aigreur.

— Personne prendra l’initiative d’attraper un maudit balai pour nettoyer toute cette merde… bredouilla-t-il, la voix contrite de lassitude.

— De quoi parles-tu ? s’enquit le médecin qui sirotait paisiblement sa tasse de thé de l’autre côté du bureau.

— Je parle des feuilles mortes dans la cour, précisa-t-il plus distinctement. Si c’est pas moi qui prends l’initiative de m’en occuper, personne le fera…

Il eut un nouveau silence. Elle porta paisiblement sa tasse à ses lèvres pour avaler une nouvelle gorgée de son délicieux thé noir qui – Levi était forcé de le reconnaître – était diablement excellent.

— Je vais te parler très honnêtement, capitaine, déclara-t-elle avec une gravité tranquille, en déposant délicatement sa tasse sur la soucoupe qu’elle tenait dans sa main droite. Je pense que le dossier de cette jeune fille ne s’est pas retrouvé par hasard sur mon bureau. Tu ne l’aurais pas pris avec toi si tu n’avais jamais eu l’intention d’accorder du crédit à sa candidature. Je crois que tu désires intégrer cette jeune fille dans ton escouade, car elle est dotée de qualités qui te sont particulièrement chères et dont les autres candidats sont dépourvus. Cependant, cette admiration qu’elle te voue te met mal à l’aise et te fais hésiter. Aussi, tu t’es dit qu’un avis féminin pourrait éventuellement t’éclairer. Est-ce que j’ai vu juste ?

— Ça sert à rien de poser une question quand on connaît déjà la réponse, répliqua sèchement Levi.

Elle émit un petit bruit qui ressemblait à un rire étouffé

— Bien, reprit-elle. Voilà ce que j’en pense : si c’est ce que tu désires, dans ce cas, fais-le !

— Ça valait la peine que je vienne t’en parler… commenta-t-il, la bouche tordue en une moue boudeuse.

La doctoresse le fixa de son regard plein de douceur et de bienveillance. Puis, avec son habituelle sincérité, elle ajouta :

— Elle t’admire. Elle te voit comme le héros dont on fait l’éloge depuis des mois, à la caserne, partout en ville, dans les journaux. Et, à mon avis, elle ne doit pas être la seule à te porter un tel intérêt. Au reste, il est parfois difficile de distinguer admiration et inclination romantique. En d’autres termes, en matière de désir, il n’est pas rare de se tromper et de prendre des vessies pour des lanternes. Particulièrement à son âge. Tu peux me croire sur parole, j’en sais quelque chose…

— J’ai pas envie de profiter de la naïveté de cette gamine, confessa-t-il, en s’efforçant de surmonter la gêne qui l’empêchait de s’exprimer avec clarté.

— Oui, je comprends, acquiesça-t-elle obligeamment. Mais, de la même manière, tu ne peux pas lui dénier le droit d’intégrer ton escouade uniquement parce que tu as peur de la tournure que prendront les choses entre vous. Si tu es résolu à ne jamais t’approcher d’elle, alors il n’y a rien à craindre.

— Résolu ? s’exclama-t-il brusquement. Encore heureux que je sois résolu de jamais m’approcher d’une môme qui a pratiquement la moitié de mon âge et à qui je vais ordonner tous les matins de récurer les chiottes ! Je m’appelle pas Shardiz, moi…

— Pourquoi parles-tu du commandant Shardiz ? interrogea-t-elle, avec une voix trahissant son égarement.

— Pour rien, oublie ça !

Elle le regarda fixement de ses yeux clairs et perçants. Et au bout d’un bref instant de silence, comme si de rien n’était, elle reprit :

— Quoi qu’il en soit, l’estime qu’elle te porte finira bien, avec le temps, par changer de nature. Car ce genre de sentiments n’est généralement pas de ceux qui durent éternellement. Ils finissent toujours par s’émousser et par se faire supplanter par des passions plus vives, plus brûlantes. Et, sans vouloir jouer les oiseaux de mauvais augure, ta renommée ne sera pas éternelle, mon cher capitaine. Il arrivera bien un moment où ta personne et tes prouesses ne feront plus rêver les jeunes recrues. Le peuple se lassera de tes exploits. Et un autre prendre ta place. Plus jeune et peut-être même plus joli garçon que tu ne l’auras jamais été. Il deviendra l’objet de cette admiration qu’on te vouait jusqu’alors. Car – comme tu dois certainement le savoir –, la gloire et la notoriété, c’est un peu comme tout le reste : ça ne dure qu’un temps.

— Le jour où on me lâchera la grappe avec toutes ces conneries de « héros », je bouderai pas mon plaisir, tu peux me croire !

Sa remarque la fit rire. Pour une curieuse raison, son irritation semblait beaucoup l’amuser.

— Je suis convaincue que tu prendras la bonne décision, le rassura-t-elle, en souriant devant son visage renfrogné. D’ailleurs, quelque chose me dit que cette décision, tu l’avais déjà prise avant de passer la porte de mon bureau.

Ces paroles inattendues lui firent conjointement l’effet d’un baume et d’un coup de poing à l’estomac. Fatigué d’affecter le détachement hautain, il lui concéda un très bref :

— Peut-être que j’espérai que tu m’en dissuades…

— Comment aurai-je pu t’en dissuader ? s’exclama-t-elle gaiement. Je suis convaincu que ton choix a été mûrement réfléchi. Aussi, il aurait été vain et présomptueux de ma part de le remettre en question.

Levi approuva dans un nouveau soupir. Il s’avouait à présent vaincu. Dans cet état de choses, autant octroyer à ce maudit médecin le droit de savourer sa victoire.

— Par-dessus le marché, poursuivit-elle, ignorant délibérément la mine abattue de son interlocuteur, il est évident que cette jeune fille est pourvue de qualités inestimables dont tu n’aurais su te passer. Puis, en tant que femme, j’ai le devoir de plaider pour mon propre genre, quelles que soient les circonstances. Car, les hommes – aussi vertueux soient-ils – ont souvent la mauvaise manie de saboter les ambitions féminines, sous les prétextes les plus futiles et les plus fallacieux.

— Tu m’en diras tant… maugréa Levi, pour se défendre de cette odieuse accusation. De toute manière, je n’ai pas d’autre choix que de fournir demain une réponse à Erwin. Tu sauras donc bien assez tôt si ta stratégie de « solidarité féminine » a porté ses fruits ou pas.

— Malheureusement, contesta-t-elle aussitôt, je ne serai pas ici pour m’en assurer.

— Comment ça ? fit-il, en l’interrogeant du regard.

Elle baissa ses beaux yeux et déposa avec précaution le dossier de la jeune fille sur la petite pile de documents qui encombraient son bureau. Son visage changea subitement d’expression. Il exprimait, maintenant, une sorte d’affliction… La même affliction que celle qu’il avait cru déceler, la veille au soir, sur son joli visage.

— Dans une heure, dit-elle d’une voix nouée, le regard bas, fixé à sa tasse de thé tiède, je dois monter sur le ferry pour gagner la capitale.

— Tu pars en voyage ? interrogea-t-il, tout en tâchant de dissimuler sa surprise de la voir passer aussi brusquement d’une humeur joviale à un cet étrange apitoiement.

— Si seulement… lui répondit-elle, en souriant tristement. Non, je ne m’y rends pas pour prendre du bon temps, hélas… Mais pour assister aux obsèques de ma mère.

Levi écarquilla ses yeux à l’annonce de cette nouvelle inattendue. Avait-il bien entendu ce qu’elle venait de dire ? Aux obsèques de sa mère ? Mais comment diable pouvait-elle se trouver ici, sagement assise devant lui, à discutailler depuis près d’une heure d’affaires aussi insignifiantes, qui ne la concernait même pas directement, tout en accusant le coup du deuil de sa propre mère ? Comment une telle chose était-elle humainement possible ? C’était tout bonnement impensable ! La faculté de faire abstraction de ce genre de difficultés personnelles était-elle le propre de tous les médecins ? Ou bien était-ce un talent qu’elle seule détenait ?

— Je… je savais pas, balbutia Levi, mi-gêné et mi-dépassé par ce soudain revirement de situation.

Sentant probablement l’embarras de son interlocuteur, elle releva son visage et le gratifia d’un beau sourire empli de tendresse. Après quoi, sans se départir de son éternelle placidité (laquelle, dans un moment pareil, forçait véritablement l’admiration), elle lui révéla :

— C’est bien naturel, puisque seuls les membres de mon équipe et le commandant ont été mis au courant. À ce propos, Erwin s’est montré très compréhensif en m’autorisant à quitter mon poste dans une telle précipitation. On parle souvent de la rigidité et de la rudesse militaire, mais j’ai travaillé sous l’autorité de civils bien moins souples et compatissants que lui…

Et Levi réalisa enfin. Voilà de quoi il était question lorsqu’il l’avait vu converser avec Erwin, la nuit dernière, à l’entrée du réfectoire ! Cette révélation, d’un pathétique désarmant, le laissa totalement interdit. Il se mura alors dans une sorte de silence coupable, honteux qu’il était de s’être imaginé tout un tas d’histoires sordides à propos de son supérieur et de cette pauvre femme…

Et résistant à une folle envie de disparaître de la vue de cette dernière, il s’enfonça encore plus profondément dans son fauteuil, la tête rentrée dans ses épaules, les yeux lorgnant le plancher.

— Quel imbécile… se dit-il, pendant que son hôtesse remettait de l’ordre dans la pile de documents qu’il lui avait confié. Ça m’apprendra à vouloir me mêler des affaires des autres !

— Aussi loin que je me souvienne, ajouta-t-elle, d’une petite voix, presque murmurante, comme éteinte par l’émotion, maman a toujours eu une santé fragile. Elle vécut une enfance tout à fait paisible. Mais à l’âge de quinze ans, elle perdit brusquement la vue à la suite d’une attaque de fièvre scarlatine. Je l’ai toujours connu ainsi : aveugle. Malgré tout, son handicap n’a jamais eu raison de sa beauté et de son élégance. Bien au contraire. Papa disait toujours-

Quand tout à coup, quelqu’un frappa à la porte du cabinet. La doctoresse n’eut pas le temps de réagir qu’on ouvrit déjà la porte. C’était Cléo, l’infirmière qui, avec son habituelle effronterie, était venue couper court à leur entretien :

— Il est temps de vous mettre en route, docteur ! Vos bagages se trouvent en salle de garde.

Levi n’en revenait pas de la désinvolture de cette jeune fille qui venait, le plus naturellement du monde, de s’introduire dans le bureau sans y être invitée. Alors qu’il l’observait interagir avec le médecin, il déduisit que tout ce petit monde avait fort bien compris comment tirer profit de la largeur d’esprit et de la générosité de leur supérieur hiérarchique.

— Tu m’excuseras, capitaine, lança aimablement le docteur, en se levant de son fauteuil, il est temps pour moi de partir.

Levi ne se fit pas prier pour en faire autant. Il s’empara, dans la foulée, de la pile de dossiers et il se dirigea aussitôt vers la sortie. L’infirmière quitta la pièce la première. Et, toujours affecté de cette même aphasie honteuse, il marcha dans ses pas, soucieux de ne pas importuner plus longtemps la maîtresse des lieux.

Mais comme il était sur le point de lui fausser compagnie, il réalisa soudain que depuis qu’elle lui avait annoncé la terrible nouvelle, il ne lui avait pas adressé ses condoléances, ni même l’amorce d’une vague parole réconfortante… Mortifié à la pensée de déguerpir ainsi, sans lui accorder le moindre égard ou le moindre geste de camaraderie (surtout après tout le temps et l’attention qu’elle venait de lui consacrer), il revint sur ses pas en marche arrière et il s’immobilisa sur le seuil de la porte.

— Merci pour tout, lâcha-t-il, en se tournant vers elle, le corps raide comme un manche à balai.

Tandis qu’elle se drapait dans une longue cape de feutre noir, elle lui répondit par un doux sourire. Levi n’eut malheureusement pas le cran d’en dire davantage. C’était trop compliqué. Que pouvait-il bien lui dire de plus ? Qu’il était désolé pour elle ? Non. Il n’était pas désolé pour elle.

Le cœur serré, il s’élança dans le couloir qu’il longea au pas de course pour atteindre au plus vite la sortie.

Il n’était pas désolé pour elle. C’était au-delà de ça. La mort de cette pauvre femme qu’il ne connaissait pas, qu’il n’avait même jamais rencontrée et dont il avait à peine entendu parler, lui déchirait le cœur d’une indicible manière. Pour une raison totalement absurde – qu’il n’aurait en aucune façon su expliquer –, la pensée de cette mort l’épouvantait tout en l’affligeant douloureusement. Peut-être que celle-ci le renvoyait à la mort de sa propre mère ; à cette mort originelle qui hantait son esprit depuis qu’il était petit garçon ? Ou peut-être le renvoyait-elle aux innombrables morts qui s’ensuivirent ; celles de ses amis des bas-fonds de la capitale, de ses camarades du bataillon ? Sur l’instant, il n’aurait su le dire précisément. La mort avait toujours fait partie intégrante de son quotidien. Et personne n’était mieux placé que lui pour savoir qu’on ne se remet jamais de la perte de sa propre mère. Quel que soit son âge, quel que soit son rang. Particulièrement de cette race de génitrice ; celles qui sont belles, et douces, et qui savent conter comme personne des histoires de petits oiseaux à leurs marmots…

Levi s’en voulait mortellement de n’avoir pu, à tout le moins, lui présenter comme il se devait ses condoléances. Même si finalement, dans ce genre de situation, l’esprit est noyé dans une telle torpeur que les paroles réconfortantes nous parviennent comme de lointains échos. Dans son immense chagrin, cette doctoresse n’avait probablement pas dû remarquer qu’il s’était enfui de son bureau comme un voleur. Quant au reste, elle devait au fond se moquer cordialement de lui et de ses misérables tracas de petite célébrité. Particulièrement dans un moment aussi douloureux. N’étaient-ils pas de quasi-étrangers l’un pour l’autre ? Malgré tout, il maudissait vertement son propre manque de tact et de politesse. Pourquoi était-il toujours aussi incapable de faire preuve d’un peu de gentillesse et de courtoisie face à la détresse d’autrui ?

Mais, ce qu’il maudissait par-dessus tout, c’était sans aucun doute cette maudite pudeur orgueilleuse ; celle-là même qui lui causait toutes les peines du monde à se montrer un tant soit peu obligeant envers les personnes qu’il estimait…

Foulant les pavés crasseux, il traversa rapidement le patio humide et froid et s’engouffra à l’intérieur de la forteresse. Comme il arpentait maintenant l’un des corridors menant au bureau d’Erwin, il prit la ferme résolution de confier à ses hommes, comme première mission, le nettoyage en règle de cette foutue cour. Pour qu’à son retour à la caserne, ce brave docteur ait au moins la satisfaction de trouver place nette aux alentours de son cabinet.


À suivre…


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