Soleil de Minuit [Livaï x OC]

Chapitre 18 : L’ivresse des herbes sauvages

7391 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 29/08/2023 15:13

 Un matin, elle sortait de l'échoppe du libraire, celle située au cœur de la ville. Au même moment, il remontait d'un pas tranquille la grande rue, avançant dans sa direction. Mais le soleil éblouissant l’empêchait de la distinguer au milieu de la foule animée des passants. Elle, de son côté, avait déjà remarqué de loin sa petite silhouette et ses cheveux très noirs. Elle avait beau le fixer avec insistance, rien à faire, il ne la voyait pas. Puis à quoi bon s'en soucier ? La tournure inattendue des événements la comblait suffisamment de joie. Alors, elle s’élança vers lui, souriante…


Mary Magdalene n’avait pas tardé à regagner Trost. La réminiscence de cette dernière nuit passée à la caserne – celle qui avait précédé son départ pour Mitras – l’avait laissée songeuse et languissante pendant toute la durée de son séjour, à tel point qu’elle en était devenue presque aphasique, et que son père, en la voyant ainsi, avait redouté un virus saisonnier.

Cependant, Mary n'était en proie à aucun mal hivernal. C'était simplement que tout ce qui l’entourait, chaque composante de son univers, la ramenaient perpétuellement à ce soldat avec qui elle avait fait l’amour.

D'abord, la saison, en elle-même : le jour du solstice était aussi celui de sa fête, elle ne l’avait pas oublié. C’était d’ailleurs comme si elle l’avait toujours su tant l’hiver lui seyait à merveille. Les paysages immaculés de neige et cet air frais qu'on aspire à pleins poumons comme pour assainir l’intérieur de son être. L’hiver c’était lui. En tout cas, ça l’était devenu dès l’instant où elle avait appris qu’il était un enfant du dernier solstice. Probablement que ça l’avait toujours été, même avant leurs naissances. Les dieux semblaient avoir créé l'hiver pour annoncer sa venue au monde.

Ensuite, le bonheur de retrouver la compagnie de ses proches – de son père, de ses amis – n’avait cessé de la renvoyer à ce bonheur qui s’était révélé à elle, cette nuit-là, dans les bras de cet homme. Des moments de joie indissociables se mêlaient dans une douce abstraction, sans commencement ni fin. C’était les joies de toute une existence : sa mère qui lui contait des histoires ; un éclat de rire provoqué, en pleine classe, par la plaisanterie douteuse de l’un de ses camarades d’université ; la caresse délicate de cette main sur sa peau. Tout se confondait dans son esprit. C'était la vie, dans toute sa douceur, sa beauté et sa magnificence, qui luttait d’un besoin de chaleur et de lumière et qui la poussait à renouer avec cette intimité si subitement perdue.

Finalement, la nostalgie qui avait teinté ces premières festivités sans la présence maternelle l'avait inéluctablement replongée dans la mélancolie persistante qui se reflétait dans les yeux du garçon. Même l’affliction du deuil n'avait pas réussi à tuer le désir qui fourmillait en elle, qui lui dévorait le ventre, et qu'elle avait dû dissimuler aux yeux des autres sans relâche, tout au long de son séjour. Mais comme un désir si fort est toujours difficile à cacher et à contenir, au bout d’une dizaine de jours, Mary avait cédé à l’urgence de regagner le sud du mur Rose.


Le lendemain de son arrivée, leurs chemins s'étaient croisés presque par hasard dans cette rue commerçante où ils avaient tous deux leurs habitudes. Après un bref échange de formalités, il lui avait spontanément offert de partager une tasse de thé – celui qu'il venait d'acheter chez un marchand du coin. Il avait formulé son invitation avec une nonchalance aérienne, pleine de pudeur, qui avait touché inexplicablement Mary. Cette confiance en soi, presque intimidante, qui lui venait certainement de son passé trouble, se mêlait toujours à l’insécurité intérieure des gens trop intelligents pour se prendre au sérieux. Le paradoxe de sa personnalité n’en finissait plus de la séduire. Et malgré tout, nul ne pouvait nier que chacune de ses actions portait la marque de son courage, sinon même d'un certain culot. Car son héroïsme ne se manifestait pas uniquement dans le cadre de ses fonctions, il pouvait aussi se révéler dans les aspects plus ordinaires du quotidien. Par exemple, dans une audacieuse invitation à prendre le thé.

Finalement, non sans une certaine appréhension, elle avait accepté de le suivre. Il l'avait alors guidée dans le dédale de petites rues jusqu'à sa pension, puis à sa modeste chambre au premier étage. Et, d’un seul baiser, il avait mis en pièce le peu de réserve qui subsistait en elle. Le thé pouvait bien attendre.

C’est ainsi que Mary avait passé trois jours confinée dans cette chambre aux murs blanchis à la chaux, avec son feu crépitant sans répit dans la cheminée, et ses rideaux de lin indigo qui teintaient la lumière du jour d’une douce lueur bleutée. L'endroit était certes modestement meublé, mais il avait le mérite d’être d'une propreté irréprochable – agrément qui n’était certainement pas le fruit du hasard.

C’était donc ici, dans la promiscuité de ce minuscule pied-à-terre, qu'elle s’était découverte comme l'amante d'un soldat. Et pas n’importe lequel. Celui qu'on disait le plus héroïque d’entre tous.

Durant deux jours entiers, ils avaient fait l'amour en plein jour, dans le vacarme de la rue qui s'amplifiait à mesure que les heures défilaient. Ils avaient fait l'amour dans le silence éthéré de la nuit. Ils avaient fait l’amour jusqu’à ce que son corps se pare intégralement de cette odeur d’amande qui se diffusait partout où ce capitaine établissait ses quartiers.


Au matin du troisième jour, sobrement vêtue d'une chemise qu'on lui avait généreusement prêtée, Mary se prélassait sous les couvertures. Et comme la théière laissait s’échapper de son bec de doux effluves de thé noir, elle sondait, effrayée, la profondeur de l'abîme dans laquelle elle s’était jetée avec une effronterie qui frôlait l’inconscience. Elle se voyait à moitié nue, étendue dans l’étroitesse de ce lit d’auberge qu’elle n’avait quasiment pas quitté depuis quarante-huit heures, et elle se demandait si les événements n'avaient pas pris un rythme un peu trop précipité. Un tel bonheur devait inévitablement avoir un prix... Et ce prix devait certainement être très élevé.

Puis, ses yeux se posèrent sur le beau garçon qui écartait les rideaux pour regarder par la fenêtre. Sous la lumière crue du matin, ses cheveux noirs s’irisaient d'éclats carmin et de reflets bleutés. Cette vision eut l'effet immédiat d'apaiser son trouble, renforçant même sa conviction qu’elle se trouvait précisément à sa juste place, ici, dans l’étroitesse de ce lit d’auberge. De surcroît, si ce bonheur devait avoir un coût exorbitant, l'argent ne constituait aucunement un obstacle pour Mary. A quoi bon se soucier de ces vaines considérations matérielles ?

En réalité, elle ne cessait d’osciller entre ces deux états : la peur de se brûler au contact de la flamme et la certitude qu'elle n'aurait jamais à regretter ces brûlures. Ces contradictions la tourmentaient parfois, surtout avant de s’endormir et au moment du réveil. Toujours est-il qu’à cet instant précis, comme elle observait le beau garçon qui regardait par la fenêtre, l’acceptation sereine de ce qui était en train de se développer entre eux l’emportait sur le reste.

« Bon, qu'est-ce qu'on fait ? lança tout à coup le capitaine, de sa voix nerveuse, tout en poursuivant son inspection minutieuse des environs. »

Ces quelques mots interrompirent aussitôt le cours des pensées de Mary et lui firent réaliser que ces quatre murs ne pourraient pas retenir ce soldat captif bien longtemps. Son corps robuste, débordant de vitalité, semblait déjà frémir d'impatience à l'idée de se mettre en mouvement.

« Ce que tu veux, capitaine, lui répondit-elle, d’une voix encore ensommeillée. »

Il s’écarta de la fenêtre et vint s’asseoir sur le bord du lit. Puis, sans la moindre gène, il glissa sa main dans les plis de la couverture pour caresser ses jambes nues, encore engourdies par le sommeil. « Il fait très froid dehors, tu es sûre que ça va aller ?

— Je vais devoir passer à la caserne pour récupérer des vêtements et quelques affaires, répondit-elle, en masquant un bâillement derrière sa main. »

Cette réponse fit naître un très léger sourire sur sa petite bouche. « Tu en as assez de porter des pantalons trop courts, c’est ça ?

— Bien sûr que non ! lui assura-t-elle. Tes pantalons sont parfaitement taillés, je n’ai aucune raison de m’en plaindre. Avec une paire de bottines hautes, je suis à deux doigts de lancer une nouvelle mode.

Tandis que ses doigts remontaient aventureusement le long de ses jambes, il releva vers elle ses beaux yeux en amande et avec un brin de moquerie, il demanda :

— Dis-moi, est-ce que ces jambes interminables sont capables d’enfourcher un cheval ?

— Tu dis cela comme si tu présumais d’avance que j’en étais parfaitement incapable, répliqua-t-elle, en feignant l'indignation. Sache que je suis une excellente cavalière !

— Ah ouais ? fit-il, en approchant son visage. Eh bien, on va vérifier ça tout de suite… »

Il l’embrassa sur la bouche, avec sa manière si particulière de délivrer ses baisers. Ils n'étaient pas doux. Non. Cet homme n'était pas doux. Mais, chacun de ses baisers était empreint de tendresse et portait en eux l'impétuosité et l'impatience de son caractère. Comme des piqûres de frelon, ils engourdissaient la peau et paralysaient la tête. Ces baisers-là devaient également avoir un certain coût.

Mais quatre odieux coups frappés à la porte l’arrachèrent bientôt à cette délicieuse petite bouche.

Le cerveau encore anesthésié par ce redoutable dernier baiser, Mary ne parvint qu’à s’immobiliser sur le matelas. De son côté, le capitaine jeta un regard haineux sur la porte, comme s’il la tenait personnellement pour responsable de cette interruption. Silence total. Puis, après quelques secondes, les coups reprirent avec une intensité accrue. « Levi, c’est moi ! s’écria soudain une voix provenant du couloir. »

Le capitaine leva aussitôt son index devant la bouche de Mary pour l’enjoindre à ne pas rompre le silence. Celle-ci demeura silencieuse et le laissa gérer seul la situation.

« Levi, ouvre cette porte ! poursuivit la voix. Ta logeuse m’a dit que tu étais ici et elle m’a certifié que tu n’es pas seul ! Alors, ouvre cette foutue porte, qu’on en finisse ! »

Étant donné qu’on insistait pour s’entretenir avec lui, le capitaine échangea avec Mary un regard consterné, comme pour s’excuser de ce tapage dont il n’était nullement responsable. Puis, dans un soupir d’exaspération, il se leva et se dirigea vers la sortie. La porte fut ouverte si violemment qu’elle manqua de peu de sortir de ses gonds. « Tu vas finir par la boucler, oui ? gronda-t-il, en claquant la porte derrière lui ».

Toujours blottie sous les couvertures, Mary tendit l’oreille pour écouter ce qui se disait dans le couloir : « Bien, pourquoi ne pas simplement lui demander ? disait la voix.

— Et pourquoi ne pas te tirer d’ici avant que ce soit moi qui te fasse déguerpir à coup de pied au cul ? répliqua vivement le capitaine. »

De toute évidence, leur parenthèse enchantée venait de prendre fin. Aussi, Mary ne tarda pas à se glisser hors du lit et à enfiler le premier pantalon qui lui tomba sous la main. Une fois décemment vêtue, elle jeta un coup d'œil au miroir pour arranger ses cheveux. Elle s'installa ensuite à la petite table placée devant la cheminée et se servit une tasse de thé. Elle patienta ainsi cinq bonnes minutes, prêtant l’oreille aux tumultueuses délibérations qui se tenaient derrière la porte close. Finalement, celle-ci s'ouvrit à nouveau. « Bonjour docteur, lança naturellement Hansi, en pénétrant dans la chambre. Comment vas-tu ?

— Je me porte à merveille, lui répondit aimablement Mary. »

Sous le regard contrarié du capitaine qui s'était discrètement déplacé vers la fenêtre, elle offrit sa joue aux baisers du lieutenant. Après quoi, elle lui demanda ce qui l’amenait ici. « Je suis revenue en ville pour me procurer du charbon et quelques provisions, lui révéla Hansi. Avec Mike et Nanaba, ainsi que quelques membres de mon escouade, nous sommes partis en escapade dans un chalet appartenant à la famille de Moblit, situé sur le versant d'une montagne, au nord du district.

— À cette époque de l’année, les paysages montagnards doivent être splendides, commenta Mary, tandis qu’elle lui servait une tasse de thé.

— Tu ne crois pas si bien dire, docteur, acquiesça Hansi. Et comme nous sommes presque à court de bois, nous nous sommes dit que celui-ci pourrait nous être utile. »

Elle désigna du doigt Levi, toujours posté devant sa fenêtre, lequel la foudroya aussitôt d’un regard haineux. Mais Mary n’eut aucune difficulté à saisir la charmante invitation qui se cachait derrière ces enfantillages. « Le capitaine souhaitait justement prendre l’air, expliqua-t-elle à Hansi. Mais je ne sais pas s’il avait dans l’idée de jouer les bûcherons. »

Elle se retourna pour examiner la jolie figure renfrognée de son capitaine. « Je viens seulement si je dispose de ma propre chambre, finit-il par déclarer. Hors de question que je me retrouve à camper au milieu de ta troupe de saltimbanques.

— Drôle d’exigence pour un insomniaque, fit remarquer Hansi, le nez dans sa tasse de thé. Mais n’aie aucune crainte, tu auras ta chambre ! Tout travail mérite salaire, après tout.

— Qu’est-ce que tu en dis ? s’enquit Levi, en interrogeant Mary du regard.

— Pourquoi pas, répondit-elle. Les montagnes du nord de Trost sont réputées pour ne pas manquer de charme, et je n’ai jamais eu l’occasion d’en juger par moi même. »

Levi se renseigna sur la durée et la difficulté du voyage, rappelant judicieusement à sa camarade qu’ils seraient accompagnés d’une civile peu accoutumée aux épuisants périples qu’ils avaient l’habitude d’entreprendre. Cependant, Hansi lui assura que l’excellent état du chemin leur permettrait d’attendre leur lieu de résidence en moins de quatre heures, halte comprise. Après quelques délibérations, un rendez-vous fut fixé aux écuries situées à la porte nord des remparts.


***


Hansi fit atteler un robuste cheval de trait au petit chariot qu'elle avait loué, tandis que Levi sélectionna pour Mary une noble et vaillante bête au poil fauve, qui se laissa monter sans aucune difficulté. Quant à sa propre monture, son choix se porta sur une jeune jument grise pommelée, très vive et pleine d'enthousiasme, qui lui plut tout de suite par son dynamisme et l’amitié qu’elle lui témoigna dès les premiers instants.

Le voyage sur les routes enneigées, baignées par un soleil radieux, se déroula sans encombre. Ils atteignirent leur destination en milieu d'après-midi, conformément aux excellentes prévisions de Hansi, et à leur arrivée, un accueil chaleureux les attendait. La présence du capitaine semblait particulièrement ravir tout le monde. Suivant les indications d’un des lieutenants, leurs montures furent prises en charge et guidées vers la petite étable qui se trouvait le long de la façade est du bâtiment. Et tandis que Mike déchargeait le chariot de provisions, Nanaba guida Levi et Mary à l'intérieur de la cabane ; laquelle ressemblait davantage à un chalet douillet qu'à une rustique baraque de chasseur.

Une fois à l'intérieur, ils trouvèrent Nifa et Cléo affairées à essuyer de la vaisselle. « Eh bien, l’hiver nous arrive avec son cortège de jolis dénouements ! s'exclama l'infirmière, en découvrant la présence du docteur. » Mary esquissa un sourire gêné, consciente que, tout comme Hansi quelques heures auparavant, elle avait saisi avec justesse la nature des derniers événements.

Et alors qu’elle confiait aux deux jeunes filles la mission de déballer les cadeaux qu’ils avaient apportés avec eux, Levi prit tout droit la direction des chambres. Après quoi, il disparut de leur vue pendant plus d'une heure.

Mais, Nifa et Cléo ne prêtèrent aucune attention à sa soudaine désertion. Elles préférèrent se jeter sur Mary pour lui tirer des mains la bouteille de liqueur de fruits et celle d’hydromel qu’elle leur tendait. Puis, elles découvrirent avec ravissement les noix, les fruits confits, le miel, les oranges et les mandarines qu’elle avait achetés en vitesse sur le marché, avant leur départ. Dans un autre sac, elles trouvèrent le délicieux thé noir du capitaine, ainsi qu’un gros jambon fumé qu’il avait tenu à payer avec ses propres deniers. Enfin, elles sortirent d’un dernier sac un pot de confiture de mûres sauvages et un pot de marmelade que lui avait diligemment offert un commerçant de la ville. Devant toutes ces merveilles, les yeux des jeunes filles scintillaient comme devant un trésor. Pourtant, pour Mary, c'étaient bien leurs expressions ébahies qui étaient inestimables.


Après ces premières réjouissances, Nanaba invita gentiment Mary à s'asseoir près de la cheminée, où le crépitement des bûches ponctuait les exclamations des deux jeunes filles qui débattaient déjà de la manière dont elles allaient savourer toutes ces douceurs.

Une fois les provisions déchargées, Hansi et Mike prirent place à leurs tours près du feu. Et comme Mike se demanda tout haut où Levi était passé, sa camarade lui rappela que le grand maniaque qu'il était ne dormirait certainement pas dans une chambre qui n'avait pas été soigneusement nettoyée au préalable. Mary se demanda alors si Hansi plaisantait ou si elle était sérieuse. Craignant de surprendre le capitaine dans l’un de ces moments de vulnérabilité honteuse, elle hésitait à se rendre dans les chambres pour vérifier ses dires par elle-même. Et dans la mesure où personne ne semblait trouver son comportement bizarre, elle décida de le laisser vaquer à ses singulières occupations, sans interférer.

Les membres de l'escouade de Hansi finirent par regagner l’intérieur du chalet et s’installèrent autour de la grande table en bois où une petite collation les attendait. L’esprit ravivé par la douceur des agrumes, les jeunes gens s’engagèrent aussitôt dans une discussion animée, pendant que les deux jeunes filles servaient obligeamment le thé à tout ce joli monde.

Et au bout d’un certain temps, l'action réunie du bruit des bavardages, de la fatigue du voyage et de la chaleur du feu plongea Mary dans un état de semi-conscience. Reposant sa tête sur l'un des coussins de la banquette, elle ne tarda pas piquer du nez. La voix douce et chaude de Nanaba qui s'adressait à son compagnon la berçait et elle sombra rapidement dans un sommeil profond.

Mais bientôt, la voix légèrement éraillée de Hansi résonna au loin. Au début, ses paroles n'avaient aucun sens, mais au fur et à mesure, elles devinrent de plus en plus intelligibles : « Sincèrement, je n’ai constaté aucun changement notable dans la formation des jeunes recrue depuis sa prise en fonction… disait-elle.

— Je te trouve un peu sévère, répliqua doucement Nanaba. Il fait de l’excellent travail auprès des cadets. Erwin a d’ailleurs constaté une baisse notable des pertes subies lors des premières sorties.

— De là à dire qu’il a révolutionné leur formation, il y a un monde ! lança aigrement Hansi.

— Le travail qu’il mène auprès de ces enfants est tout aussi important que celui que nous effectuons. Il en va de l’avenir des troupes.

— Avec Erwin à la tête du bataillon et un vétéran tel que Shardiz à la formation des jeunes recrues, il est indiscutable que nous progressons dans la bonne direction, ajouta la voix grave et caverneuse de Mike.

— Admet au moins que nous sommes témoins d’un heureux alignement de planètes, insista Nanaba.

— J’adhérerai volontiers à votre enthousiasme le jour où je constaterai une quelconque avancée dans nos investigations, nuança Hansi. »

Mary ouvrit les yeux. La première vision qui s'offrit à elle était le joli profil de son capitaine. Assis près d'elle, sur la banquette, il savourait paisiblement une tasse de thé tandis que ses compagnons discutaient bruyamment. Alors, elle tendit sa main pour effleurer son bras et ainsi lui indiquer qu’elle était éveillée. « Combien de temps ai-je dormi ? lui demanda-t-elle, en se redressant.

— Une demi-heure, tout au plus, répondit-il placidement. Si tu es fatiguée, tu peux t’installer dans la petite chambre, celle au milieu du couloir. Tu peux pas la louper, il a plein de bestioles accrochées aux murs.

— Des bestioles ? questionna Mary, l’esprit encore embrumé par le sommeil. »

En étirant ses bras pour les désengourdir, elle s'aperçut qu'on avait gentiment déposé une couverture sur ses épaules. Mais les longues franges crochetées qui pendaient à l’extrémités de l’étoffe lui firent réaliser qu'il s'agissait en fait du châle qu'elle avait emporté avec elle. Et elle ne put s’empêcher de sourire intérieurement en devinant qui était la personne qui avait veillé à la couvrir ainsi.


Le dîner fut finalement servi à la tombée du jour. Et comme le ragoût préparé par Hansi embaumait la pièce d’un délicieux fumé, tout le monde s’empressa de se mettre à table. Un premier tonneau de bière fut ouvert, et bientôt les rires et les conversations se firent plus sonores. Dès leur arrivée, le chalet vibrait de cette atmosphère joyeuse et accueillante typique des séjours entre amis. Ces soldats semblaient unis par une amitié fraternelle qui prenait le pas sur le respect strict des conventions militaires. Mary était loin de s’imaginer l'existence d'une telle harmonie entre des individus dont les vies étaient, depuis leur adolescence, marquées par la discipline et la rudesse de leur condition.

Par une heureuse coïncidence, elle s'était installée près de Moblit. Et tout au long du repas, le brave garçon lui conta l'histoire de ce mazot niché dans les montagnes qui appartenait au frère de sa mère, récemment décédé. Ainsi, il partagea avec elle sa profonde affection pour cette modeste bâtisse où il avait coutume de séjourner durant les étés de son enfance, en compagnie de ses parents et de sa sœur. Il évoqua avec émotion la présence de son oncle, un homme aimable, instruit et passionné par les insectes, particulièrement par les papillons, et il décrivit comment, chaque été, sa sœur et lui partaient explorer la nature des environs. Leurs longues promenades dans les bois se transformaient en véritables leçons d'histoire naturelle, tandis que leur oncle leur enseignait patiemment les subtilités de ces délicates créatures. Il partagea également avec Mary les moments passés à observer les étoiles dans le ciel nocturne, assis sur le muret de pierre délimitant la parcelle. Les conversations sur les constellations et les mystères de l'univers transportaient leurs imaginations au-delà des frontières de ce petit coin de nature, au-delà des murs, au-delà des confins de ce monde dont ils ignoraient tout. Ainsi, Mary se laissa progressivement gagner par le doux sentiment de nostalgie qui habitait le jeune homme. Cette bâtisse avait été le témoin de tant de moments précieux pour lui et sa famille et, en fin de compte, il lui semblait que le joyeux remue-ménage qui les entourait n'était que la continuité logique à tout cela.


Plus les heures défilaient, plus Mary se sentait à l'aise en compagnie de ces soldats. Leur intelligence transparaissait dans leurs discussions passionnées, leurs rires sincères témoignaient de leur joie de vivre, et il était évident qu'ils ne buvaient pas pour échapper à leurs pensées, mais plutôt pour partager des moments conviviaux et sincères avec leurs semblables. Le capitaine Levi, fidèle à sa nature taciturne, se laissait parfois aller à quelques répliques sardoniques quand on l'interpellait. Mais, la réserve qu’il affichait ne traduisait d’aucun embarras, d’aucun accablement. Au contraire, il semblait parfaitement se complaire au milieu des exclamations et des éclats de rires de ses camarades. Mary le voyait à son regard où brillait par moment une étincelle d’amusement. Il suivait avec attention toutes les discussions, ne passait jamais à côté d’un mot d’esprit, acquiesçant parfois d'un signe de tête lorsqu’on lui demandait d’adhérer à un argument. Curieusement, sa solitude intérieure semblait se fondre harmonieusement dans ce joyeux désordre.


La nuit avait totalement enveloppé la cabane d'un manteau étoilé et pour mieux profiter de la chaleur du feu, tous s'étaient regroupés près de la cheminée. On avait trouvé une guitare dans l’une des chambres et on s’était empressé de la confier à Hansi qui, visiblement, avait quelques compétences en la matière. Mais remisé dans un coin pendant probablement des années, l’instrument s'était totalement désaccordé. Et alors que le lieutenant s’employait à raccorder ces cordes dissonantes, Nifa et Cléo avaient étendu un épais édredon de plumes sur le sol, au pied de la banquette où Mary et le capitaine étaient assis. Blotties l'une contre l'autre, leurs dirndls presque assorties leur donnaient l'apparence de deux jolies poupées sorties tout droit d'un atelier de porcelaine. Et sans accuser la moindre gêne, les deux jeunes filles s’embrassaient les mains, les joues, se murmuraient des choses à l’oreille et partageaient des rires pleins de complicité. Par moments, elles interpellaient Mary pour consulter ses avis. Elles étaient si adorables, blotties ainsi l’une contre l’autre, dans leur cocon de tendresse, que Moblit s’était employé à esquisser leur portrait sur son carnet de croquis, comme pour immortaliser la douce image de leur adoration mutuelle.

Mais, bien qu’émerveillée par cette si touchante scène, il n’en demeurait pas moins difficile pour Mary d'ignorer la présence irradiante de l'homme qui se tenait assis à ses côtés. Les jambes croisées, il étendait négligemment son bras sur le dossier du sofa, si bien que lorsqu'elle se redressait, son dos heurtait accidentellement sa main qu’il maintenait immuablement immobile. Une complicité silencieuse se dégageait de leur proximité. Un lien très fin, très subtil, d’une extrême fragilité, mais qui n’en demeurait pas moins tangible. Et c’était dans cette absence d’effusion qu’ils trouvaient tous deux leur connexion. Par moments, le regard de Mary glissait presque inconsciemment sur sa personne, et elle se sentait rougir comme une adolescente quand elle examinait du coin de l’œil les jolis traits de sa figure immobile. Les effets de cette liqueur d’herbes sauvages, qu’un des jeunes hommes lui avait servie, commençaient sérieusement à se faire sentir. L’alcool, le bruit et la chaleur ajoutés à la proximité physique constituaient un mélange nocif qui minait progressivement ses capacités cognitives. Et dans un tel état d’euphorie, elle redoutait déjà l’accident. La perspective de se laisser aller à quelques écarts de conduite, devant cet homme et ses camarades, angoissait énormément Mary. Alors, pour éviter tout faux pas, elle se mura dans un silence prudent.

Mais malgré ses turpitudes intérieures, elle reconnaissait une certaine grâce dans l'informalité de ces premiers instants, où rien n'était encore solidement établi, où tout était inconsciemment caché aux yeux du monde. Les personnes au courant gardaient le silence, tandis que celles qui ne l'étaient pas n'y prêtaient simplement aucune attention. Pourtant tout était là, exposé au grand jour, comme l’eau qui dort dans le ruisseau. Leur tranquillité de façade portait la marque quasi invisible de l’émoi cherchant à s’écouler, à tracer son chemin dans la matière inerte, pour confluer en des eaux plus vastes, plus profondes.

À présent, le lieutenant effleurait les cordes de son instrument et en tirait un son mélodieux qui remplit bientôt toute la pièce, obligeant la grande majorité des conversations à se clore précipitamment. « Savez-vous jouer d’un instrument, docteur ? demanda Nifa à Mary.

— J’ai reçu quelques leçons de piano durant mon enfance. Mais je crains que ma passion pour la sémiologie n’ait fait de moi une bien piètre mélomane.

— Tu sais jouer du piano, doc ? lança le capitaine.

— Pas aussi bien que je le souhaiterai, lui répondit-elle tout bas. »

Ils écoutèrent un instant Hansi jouer un cuarteto très doux et très lointain, mais qui n’en demeurait pas moins empreint d’une singulière énergie. Cet air, remarquablement interprété, ne fut ponctué d’aucune fausse note, d’aucun accord hasardeux. Pourtant, à la fin de son morceau, sa bouche s’étira en un sourire embarrassé et elle déclara : « Je n’aurai peut-être pas dû me lancer dans un morceau si compliqué… ». Mais tout le monde lui assura que son interprétation avait été excellente. Les membres de son escouade, qui semblaient particulièrement captivés par la dextérité de leur supérieure, réclamèrent aussitôt un autre morceau. Et l’enthousiasme de ces encouragements raviva chez Hansi l'envie de se concentrer à nouveau sur son instrument. Elle reprit à gratter les cordes de sa guitare, mais pour une curieuse raison, elle se mit à regarder fixement le capitaine – lequel était toujours installé sur la banquette, pile dans son champ de vision. Avec son sourire en coin, et ses prunelles brunes braquées sur lui, elle semblait lui faire passer un message. « Tu peux toujours rêver ! finit-il par lui répliquer, en détournant crânement son visage. »

Étant donné que les tenants et les aboutissants de cet échange à moitié silencieux échappaient totalement à Mary, elle se pencha vers son voisin pour lui demander : « Que se passe-t-il ?

— Rien, rétorqua-t-il froidement. »

Mais Hansi continuait à le fixer avec un sourire moqueur qui semblait plonger Levi dans une sorte de malaise. Et en surprenant leur étonnante joute verbale, Nanaba se mit brusquement à rire sur l’épaule de son compagnon. Mary ne tarda pas à réaliser qu’elle était certainement la seule personne ici à ne pas saisir ce qui se tramait entre ces deux-là. Nifa lança bientôt un très suppliant « Capitaaaine... », mais celui-ci fut immédiatement interrompu par un « Lâchez-moi la grappe ! d’une brutalité inouïe.

— Tout le monde n’attend que ça, dit Hansi, dans un sourire presque maléfique.

— Ne commencez pas à m’emmerder… grommela Levi dans son verre.

— Capitaaaine ! reprirent en cœur tous les jeunes gens, en le suppliant du regard.

— Mais le tyrannique capitaine était sourd aux lamentations du petit peuple du chalet ! déclama Hansi, en faisant résonner un sinistre accord mineur pour accentuer la gravité de son propos.

— Qu’attendent-ils de toi, capitaine ? s’enquit Mary, d’une voix qui exprimait tout son égarement.

— Que je leur chante une chanson, révéla enfin Levi. Ils sont pires que des merdeux ! »

L’aigreur de sa réplique arracha à Mary un sourire amusé.

« Les limites de la tyrannie sont celles que tolère la patience de ceux qu'elle opprime… renchérit Hansi de son ton le plus emphatique, avant de faire crisser bruyamment les cordes de sa guitare, créant un son strident qui semblait capturer l'attente palpable et grandissante de l'audience.

— Assez de tes jérémiades, la binoclarde ! trancha brusquement Levi. Qu’est-ce que tu veux me faire chanter ?

— Que le petit peuple du chalet se prononce ! décréta-t-elle en guise de réponse. »

Et tandis que tous débattaient du choix de la chanson, Cléo se releva et murmura discrètement à l'oreille de Mary : « Vous n’étiez pas au courant que le capitaine avait une voix remarquable ?

— Pas du tout ! » Mary se tourna vers son voisin pour le regarder et songea : « Une telle chose serait-elle concevable ? » Elle éprouvait certes des difficultés à s’imaginer cet homme si pudique chanter avec aisance devant tout un groupe de soldats. Cependant, son courage et sa grandeur d’âme pouvaient faire de lui un excellent interprète.

Nanaba suggéra alors une chanson de saison et Hansi embraya sur son idée en proposant une belle complainte qu'on interprétait habituellement lors des fêtes du solstice, et qui était particulièrement populaire auprès des soldats qui avaient prit part à l’Opération de Reconquête du Mur Maria : "Au cœur du morne hiver". Tout le monde fut ravi de ce choix et c’est ainsi que le lieutenant se remit à gratter les cordes de sa guitare pour jouer les premières notes de l'accompagnement. Le silence s'installa, et le capitaine, toujours assis sur sa banquette, s'éclaircit rapidement la gorge en toussotant dans son poing fermé. Tous tendirent l'oreille. Et enfin, il se mit à chanter.

Mais le son qui s'échappa de ses lèvres était si doux, si beau, qu’il parut à Mary parfaitement inconcevable. Sa voix était extraordinairement mélodieuse, comme imprégnée d'une émotion poignante qui touchait directement le cœur. Les notes graves se déroulaient comme des velours sombres, évoquant des profondeurs insondables d'émotions. Puis, soudain, sa voix s'élevait dans les hauteurs célestes et ses aigus cristallins illuminant l'horizon de la mélodie telles des étoiles étincelantes dans un ciel nocturne. Elle n'en croyait tout simplement pas ses oreilles, à tel point que, l'espace d'un instant, elle se demanda si elle ne rêvait pas.

« Je ne vous avais pas menti, hein docteur ? lui lança malicieusement Cléo. »

Pourtant, il n'y avait aucun doute possible, cette voix enchanteresse qui résonnait à son oreille était bel et bien la sienne. C’était la même voix, aux intonations nerveuses, qui grommelait toutes sortes d'imprécations à l'adresse de ses camarades quand ceux-ci le taquinaient ; c’était la même voix qui, devant elle, avait invoqué le retour prématuré des troupes sur le sommet du mur Rose ; c’était la même voix qui, ce soir-là, lui avait annoncé dans un murmure l’arrivée des premières neiges.


Les festivités suivaient leur cours et Hansi, qui avait déposé sa guitare dans un coin, s’adonnait maintenant à quelques amusements avec Mike et Nanaba. Au milieu du bruit des rires et des bavardages, Mary échangeait quelques mots avec son capitaine. Car dévorée par la curiosité, elle n’avait pas tardé à l’interroger à propos de ce talent qu’elle venait de lui découvrir : « Ou as-tu appris à chanter comme ça ?

— Tu ne savais pas que j’ai intégré l’armée après dix ans de conservatoire de musique ? lui répondit-il, le plus naturellement du monde. »

La spontanéité et l’absurdité de sa réponse la fit rire.

« Tu ne me crois pas ? s’enquit-il d’un air faussement indigné.

— Pas le moins du monde. »

Comme elle le regardait en souriant, il la considéra avec des yeux pétillant de malice.

« Tu m’as percé à jour, doc. Je suis en vérité l’enfant caché d’une grande cantatrice de la capitale. »

La liqueur d’herbe sauvage et l’idiotie de ses réponses n’en finissaient plus de la faire rire sottement. Mais elle le trouvait si adorablement amusant qu’elle se laissa aller à quelques mièvreries : « Existe-t-il au moins quelques talents que tu n’as pas, capitaine ?

— Très peu, lui assura-t-il d’un ton faussement sérieux.

— L’humilité, peut-être ?

— Peut-être… »

Et tandis qu’ils se dévoraient des yeux, cette main – celle qui reposait sur le dossier du divan depuis un moment – caressa à la dérobée le bras de Mary par-dessus le châle qui drapait ses épaules. Il avait cet humour, ce charme fou, d’une simplicité formidable, dont sont communément dotés les gens de sa condition. Il avait aussi cette tendresse qui se révélait inopinément, comme ça, sans raison spécifique, et qui ne demandait jamais aucune contrepartie. Et il n'aurait suffi de pas grand-chose de plus pour qu'elle cédât à l’envie de l’embrasser à la face de tous ces soldats. Mais bientôt, une ombre se projeta sur eux, plongeant aussitôt leurs deux visages dans une obscurité quasi totale.

« Regardez-moi ces deux-là, indéboulonnables, sur leur divan… hoqueta Hansi, tandis qu’elle se tenait debout, les poings sur les hanches, le corps arc-bouté au-dessus de leurs têtes. »

Elle agita sa longue silhouette pour se glisser entre eux et ainsi prendre place au centre de la banquette. « Permettez-moi de vous dire que, ce soir, je vous trouve particulièrement beaux, lança-t-elle de but en blanc, avec une sincérité étonnante, certainement animée par cette liqueur d'herbes sauvages qui ravageait la tête de Mary depuis déjà près d’une heure. »

La franchise de ce commentaire inspira au capitaine un long soupir d'exaspération. Mais, Hansi prit grand soin d'ignorer sa réaction. « Il y a bien celles-ci qui sont tout à fait adorables, ajouta-t-elle, en montrant d’un geste de la main les deux jeunes filles assises par terre. Mais vous deux, vous avez un petit quelque chose de plus… je ne saurai dire quoi. La maturité, peut-être.

— Bon sang, est-ce que tu t’entends parler ? questionna Levi d’un air consterné. T’es à deux doigts de me faire gerber, là.

— Pourquoi me reproches-tu d’admirer le résultat de semaines – que dis-je ? – de mois d’un labeur acharné ! D’ailleurs, à ce propos, tu aurais pu me remercier pour mon petit coup de pression de la dernière fois. »

En guise de réponse, il lui retourna un regard acéré comme un poignard. « Ne me regarde pas comme ça ! s’exclama nerveusement Hansi. Tu sais très bien que sans mon intervention tu serais toujours en train d’errer dans l’obscurité de ce couloir, comme un spectre autour de son propre tombeau.

— Je crains de ne pas saisir… glissa Mary qui ne comprenait absolument rien à leur échange.

— Il y a rien à comprendre, rétorqua sèchement Levi. Chaque fois que cette cinglée a un coup dans le nez, elle se met à raconter n’importe quoi.

— Enfin bref, conclut le lieutenant, je suis ravie de vous voir ici, parmi nous ! Sincèrement ravie. »

Elle se tourna vers Mary et, avec un grand sourire, elle lui demanda : « Toi docteur, tu peux bien me le dire : quand est-ce que tout a commencé, exactement ? »

La liqueur d’herbes sauvage encouragea Mary à lui répondre avec une honnête spontanéité, sans prendre le temps de la réflexion : « Certainement la première fois qu’il m’a été présenté. Par Erwin, si je me souviens bien… Il me semble que tu étais aussi présente, lieutenant. C’était dans le réfectoire. On m’a dit : voici Levi, qui devrait bientôt être promu capitaine. Et je me suis dit : tiens, Levi, voilà un joli prénom ! Et je l’ai regardé. Et je l’ai trouvé très beau. Très séduisant.»

Mais, aussitôt son monologue terminé, elle réalisa que les deux soldats la fixaient avec des yeux gros comme des œufs de pigeons. « Ce n'était pas vraiment le sujet de ma question, observa Hansi d’un air très concerné, mais ta réponse est toutefois intéressante. Pourrais-tu poursuivre ? Ainsi donc, tu l’as trouvé séduisant ? »

Mary finit par saisir la gaucherie de sa réponse. Mortifiée de s'être laissé aller à des propos d'une stupidité affligeante, elle baissa aussitôt son visage. « Pardonnez-moi, dit-elle dans la précipitation, portant une main à sa joue en feu, je ne sais plus ce que je raconte…

— Ne t’inquiète pas, la rassura Hansi. J’ai trouvé ta confidence très touchante.

— C’est cette liqueur qui me fait dire des sottises, insista-t-elle. »

Pour appuyer ses excuses, elle lança un regard navré au capitaine ; lequel ne disait rien, ne bougeait pas d’un cil, certainement abasourdi par la mièvrerie de sa confession. Puis, elle regarda le verre qu’elle tenait dans ses mains, encore rempli à moitié de ce maudit breuvage qui avait causé sa perte. Totalement prise de court, ne sachant plus comment se sortir du bourbier dans lequel elle s'était enlisée, elle se leva d’un bond et déclara : « Je crois que le feu commence à me monter un peu à la tête, je vais aller prendre le frais plus loin. Veuillez m’excuser… »

Et avec une détestable lâcheté, elle zigzagua entre les jeunes gens qui étaient installés par terre et prit aussitôt la fuite dans le petit couloir menant aux chambres à coucher.



À suivre…


Notes : Mon choix de faire chanter Levi dans ce chapitre a pu surprendre bon nombre d'entre vous, cependant, j'ai souhaité rendre hommage au manga spin-off SNK - Junior High School. Dans cet univers, Levi est le chanteur d'un groupe de rock nommé "No Name", où Hansi joue de la guitare et Mike de la batterie. Il est intéressant de noter que le doubleur japonais qui prête sa voix au personnage de Levi est également un talentueux chanteur. Vous pouvez d'ailleurs trouver certaines de ses chansons sur YouTube, et le morceau que "No Name" interprète dans l'adaptation animée de Junior High School n'est pas aussi mauvais qu'on pourrait le penser.

Par ailleurs, vous avez peut-être remarqué que j'ai apporté des modifications quant à la manière dont les dialogues sont transcrits, afin de me conformer à des normes plus standard. Si ça vous pose le moindre problème, n'hésitez pas à le mentionner dans les commentaires.

"Au cœur du Morne Hiver" est en réalité une authentique chanson anglaise, initialement intitulée "In The Bleak Midwinter". Ce chant de Noël était très apprécié parmi les soldats britanniques déployés dans les tranchées françaises durant la Première Guerre mondiale.

La réplique prononcée par Hansi pour convaincre Levi de chanter est une véritable citations de l’orateur américain abolitionniste Frederick Douglass.

J'ai également souhaité inclure un petit clin d'œil à ce passage du manga où des soldats du Bataillon d’Exploration supplient Levi de leur donner le droit de boire le maudit vin contaminé par le liquide cérébro-spinal du Bestial. Les supplications répétées de "Capitaaaine..." proviennent initialement de cette scène. C'est un passage adorable où Levi se montre bienveillant envers les jeunes recrues, et malheureusement, sa gentillesse engendrera à un énième drame. Cette fanfiction doit servir à transformer la noirceur de certains passages du manga concernant Levi, en quelque chose de plus lumineux, plus joyeux, pour célébrer la bravoure et l’humanité de son personnage.

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