A la lumière des Livres

Chapitre 1 : A la Lumière des Livres

Chapitre final

1830 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 28/11/2025 12:14

La bibliothèque baignait dans une lumière de fin d’après-midi, cet or tranquille qui transformait les poussières en petites lucioles suspendues dans l’air. Les hautes fenêtres ogivales laissaient filtrer des rayons obliques, dessinant sur le sol de marbre des éclats chauds qui couraient jusque sous les étagères. Les boiseries anciennes, sculptées de motifs floraux et de griffons oubliés, exhalaient une odeur de cire et de papier vieilli qui rendait l’atmosphère presque sacrée. Belle avançait entre les rayonnages immenses avec cette délicatesse rêveuse qui lui appartenait. Sa robe bleue, simple mais élégante, effleurait à peine le sol en suivant le balancement léger de sa marche. Une mèche châtain s’était échappée de son ruban et caressait sa joue à chaque pas. Ses doigts, fins et attentifs, glissaient sur les dos des livres comme sur les touches d’un piano, effleurant les titres, les dorures, les incrustations de cuir patiné. Ses yeux noisette brillaient de cette lueur ardente qu’elle n’avait que devant les livres et les promesses d’histoires qu’ils contenaient. Pourtant, son regard se plissait légèrement : elle cherchait quelque chose de précis. Tout en haut d’une étagère vertigineuse, si haute qu’elle semblait disparaître dans l’ombre de la coupole. La Bête, qui feuilletait un atlas un peu plus loin, leva la tête. Assis dans un fauteuil trop large même pour lui, sa silhouette massive se découpait dans la lumière dorée. Sa fourrure sombre prenait des reflets cuivrés au soleil couchant, et ses cornes se nuançaient de bronze. Il connaissait désormais cette expression-là sur le visage de Belle : un mélange de curiosité vibrante et de frustration discrète qui lui donnait envie, presque instinctivement, d’aider. Ses yeux bleus, étonnamment humains malgré tout, s’adoucirent.

« Vous… vous cherchez quelque chose ? » demanda-t-il, sa voix grave résonnant légèrement sous la coupole et ricochant sur les murs comme un écho apprivoisé.


Belle se tourna vers lui, un sourire léger flottant sur ses lèvres, éclairant son visage comme si elle absorbait la lumière environnante pour la renvoyer.

« Oui, je crois que ce vieux traité sur les plantes médicinales est tout là-haut… mais l’échelle est un peu… capricieuse. »


Avant même qu’elle n’achève sa phrase, il se levait déjà. Sa silhouette aurait dû paraître lourde, menaçante même, mais il se mouvait avec une agilité inattendue, presque féline. Ses griffes cliquetèrent brièvement contre le sol avant de se refermer pour ne pas laisser de traces. En quelques pas, il atteignit la haute échelle, que le soleil avait rendue tiède, et l’escalada presque comme un chat de grande taille, chaque mouvement précis, mesuré, silencieux malgré son poids. Belle l’observa en silence, les lèvres entrouvertes. Toujours, il la surprenait ainsi : par la contradiction entre son apparence et la douceur de ses gestes. Comment un être si grand, si marqué par la monstruosité extérieure, pouvait-il être aussi délicat ? Aussi attentionné ? Il attrapa le livre convoité, un vieux volume à la couverture verte, ternie par le temps. Il souffla doucement sur la poussière, un souffle chaud qui fit danser les particules dans un rayon de lumière. Puis il redescendit lentement, veillant à ne pas la brusquer, posant chaque pas avec une précaution presque exagérée. Arrivé près d’elle, il lui tendit l’ouvrage, un peu gauche, les épaules légèrement voûtées, les oreilles abaissées. Un signe qu’elle commençait à reconnaître comme de la timidité. De l’embarras. Peut-être même… de la peur de mal faire.

« C’est bien celui-ci ? »


Belle hocha la tête, émue malgré elle par tant d’attention.

« Oui… merci beaucoup. »


Elle serra le livre contre elle, comme s’il contenait quelque chose de plus précieux que des pages.

« Vous êtes vraiment… mon ami. »


Le mot s’échappa sans qu’elle ne le voie venir. Mais lui… l’entendit comme un tonnerre. Un silence, aussi soudain que profond, s’abattit entre eux. Un silence presque vivant, qui semblait étirer l’air autour d’eux et absorber même la lumière. Les rayons du soleil couchant, pourtant encore chauds quelques instants plus tôt, prirent une teinte plus douce, presque suspendue. Même les poussières dansaient plus lentement, comme si la bibliothèque entière retenait son souffle. La Bête sentit son cœur, ou ce qu’il croyait en rester, se contracter douloureusement.

« Mon ami. »


Deux mots simples. Deux mots impossibles. Deux mots qu’aucune voix humaine ne lui avait adressés depuis qu’il était devenu… ceci. Depuis que son reflet même le rejetait. Il se redressa imperceptiblement, comme si ces deux syllabes avaient touché une zone sensible qu’il s’efforçait depuis longtemps d’ignorer. Son souffle se coupa dans sa poitrine large, et ses pupilles se dilatèrent, brûlantes, inquiètes, vulnérables. Belle cligna des yeux, réalisant ce qu’elle venait de dire. Elle sentit une rougeur douce monter à ses joues. Elle ouvrit la bouche pour corriger, pour s’excuser peut-être, un réflexe de pudeur… mais elle se ravisa. Non. Elle le pensait réellement. Elle inspira légèrement, redressant le menton, assumant la vérité de son propre cœur. La Bête, figé, tenait encore le bord de l’échelle. Ses griffes s’y accrochaient comme à un ancrage nécessaire, tant l’émotion menaçait d’emporter ses repères. Son regard brûlant cherchait le sien. Incompréhension. Peur. Et surtout… espoir. Un espoir si fragile qu’il en devenait presque douloureux à regarder, comme une flamme encore vacillante dans un vent trop fort.

« Votre… ami ? » répéta-t-il dans un souffle rauque, presque incrédule.


Sa voix, habituellement lourde et assurée, vibrait d’un tremblement qu’il ne parvenait pas à dissimuler. Belle s’approcha de lui, doucement, comme on s’approche d’un animal blessé qu’on ne veut ni heurter ni effrayer. Elle leva la main, hésita à peine. Une hésitation respectueuse, consciente des frontières qu’il n’osait jamais franchir. Puis elle posa ses doigts sur son avant-bras. La fourrure était chaude sous sa peau, étonnamment douce, comme si elle gardait la chaleur de tout ce qu’il n’avait jamais osé partager.

« Oui », répondit-elle avec ce sourire doux qui éclairait toujours la pièce mieux que la lumière du jour. « Vous êtes mon ami. Vous m’aidez, vous me respectez, vous… vous prenez soin de moi. Je ne vois pas pourquoi je vous appellerais autrement. »


Les yeux de la Bête s’embuèrent d’une lueur difficile à nommer, comme s’il ne savait plus quoi faire de cette affirmation si simple, si pure, si inattendue. Il baissa légèrement la tête. Geste infime mais chargé d’émotions contenues. Ses griffes se crispèrent sur l’échelle, non pour se retenir de tomber, mais pour empêcher ses mains de trembler.

« Je… je ne pensais pas… qu’un jour vous… »


Il n’arrivait pas à finir sa phrase. Les mots se brisaient comme du verre dans sa gorge, incapables de traverser des années de solitude et de honte. Belle s’approcha encore, douce et sûre, jusqu’à n’être qu’à un souffle de lui. Son parfum discret, un mélange de savon, de papier et de jasmin, vint effleurer l’air entre eux.

« Je vous le dis parce que c’est vrai. »


Ses yeux cherchaient les siens, sans peur, sans jugement.

« Et parce que vous le méritez. »


Il inspira lentement. Pour la première fois depuis très longtemps, il sentit quelque chose se fissurer en lui. Une barrière ancienne, épaissie par les années, faite de colère retenue, de blessures jamais confessées, de solitude ancrée trop profondément. Et dans l’espace minuscule que cette fissure ouvrait… Un peu de lumière entra. Un peu d’espoir aussi.

« Merci, Belle », murmura-t-il, sa voix plus fragile qu’un souffle. « Aucun mot n’aurait pu me toucher autant. »


Belle sourit, sincère, tendre, presque fière.

« Alors je suis heureuse de vous l’avoir dit. »


Ils restèrent ainsi quelques instants, immobiles entre les rayonnages, baignés par la lumière dorée et un silence nouveau. Un silence qui n’effrayait plus, qui réchauffait. Autour d’eux, la bibliothèque semblait retenir sa respiration. Les hautes étagères, gardiennes de milliers d’histoires, se dressaient comme un écrin protecteur. Le parfum des livres anciens, mêlé à celui du bois ciré, enveloppait l’espace d’une douceur presque palpable. Même la poussière, dansant au ralenti dans les rayons inclinés du soleil, paraissait célébrer la paix fragile qui venait de s’installer entre eux. Belle gardait encore sa main posée sur l’avant-bras de la Bête, et lui ne bougeait pas, de peur peut-être de rompre la magie ténue de l’instant. Son souffle, habituellement lourd et irrégulier, s’était fait plus calme, presque harmonieux avec le sien. Dans ses yeux, il n’y avait plus de défiance, plus de recul instinctif : seulement une stupéfaction tendre, mêlée à une gratitude profonde qu’il ne savait pas exprimer autrement qu’en demeurant immobile, offert à la présence de cette jeune femme qui venait de tracer un pont entre deux mondes. Pour la première fois, l’espace qui les séparait semblait aboli. Ce jour-là, sans qu’aucun enchantement ne scintille, sans transformation spectaculaire, quelque chose changea réellement. Pas un sort, pas une lueur magique. Rien de visible. Juste une fissure dans la solitude de la Bête. Juste une douceur dans le regard de Belle qui n’existait pas la veille. Juste une compréhension mutuelle, délicate, fragile comme une page tournée trop vite, mais réelle. La Bête n’était plus seule. Le poids écrasant de son isolement, des années de silence, de colère ravalée, de regards fuyants, se délestait à peine. Mais il se délestait. Une chaleur, timide encore, venait remplacer ce vide ancien qui avait pourtant fini par lui tenir lieu de cœur battant. Et Belle venait, sans même le savoir, de franchir le premier pas vers ce qui sauverait deux cœurs à la fois. Le sien, impatient de croire que la bonté pouvait changer quelque chose. Et le sien, endormi sous des couches de peur et d’apparence monstrueuse. Deux cœurs qui, en cet instant suspendu, venaient de se reconnaître, doucement, simplement, dans la lumière dorée d’une fin d’après-midi qui n’avait jamais semblé aussi précieuse.


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