Léonie Voit _ Les temps sont durs pour les rêveurs

Chapitre 1 : Le rêve éteint

2217 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 18/11/2025 15:04

Léonie Voit est née un 14 février. Sa mère trouvait ça romantique. Léonie, moins. Vingt-quatre ans plus tard, elle ne croit plus trop à l'amour. Ni à la beauté. Ni à grand-chose, en fait. C'est dommage. Parce qu'elle est photographe. Enfin, elle était. Maintenant, elle cherche du travail.


Léonie aime :

# Trouver la lumière dorée dans les vitres des immeubles parisiens à la fin de la journée.

# L'odeur de vieille librairie (même si elle n'achetait plus de livres, faute de place).

# Les visages des passants lorsqu'ils reçoivent une bonne nouvelle.

Elle n'aime pas :

# Le son strident des notifications sur les téléphones dans les lieux publics.

# L'obligation d'avoir un avis sur tout, tout le temps.


Mais tout cela, ce matin, semble balayé par le vent froid de Montmartre. Le ciel est gris, les feuilles des quelques arbres commencent à jaunir. On sent l'automne poindre le bout de son nez. Léonie descend la rue Lepic en jeans et baskets, cheveux au vent, appareil photo en bandoulière. Par habitude car elle ne l'ouvre plus. Plus rien ne l'anime suffisamment que pour lui donner envie d'appuyer sur le déclencheur. Rien que d'y penser, une boule d'angoisse se forme au creux de son ventre.


Ce ne sont pourtant pas les sujets qui manquent dans ce quartier vibrant : sa collection d'habitations de style Art Nouveau et Art Déco, ses parcs, ses escaliers, ses vignes, ses places vivantes, le tout perché sur une butte offrant un panorama unique sur la capitale. Les étals des commerçants sont colorés et bien achalandés, les ruelles sont pittoresques et les trottoirs garnis de touristes venus des quatre coins du globe. Ça parle français, anglais, chinois, allemand, japonais, espagnol, russe et bien d'autres langues encore. Au milieu de cette faune cosmopolite, on croise aussi les habitants de ce lieu parisien mythique et les artistes bien sûr. Et faisant partie de ces deux dernières catégories, Léonie.


Oui le charme de Montmartre n'est plus à démontrer. Pour preuve, ce décor aussi bohème que romantique attire son lot d'influenceuses tous les jours. Et c'est justement ça qui exaspère Léonie.

- Excuse-me peux-tu attendre. I finish my photo.

Et voilà, le spectacle quotidien commence. Ce matin, c'est une Américaine, béret basque vissé sur la tête et sourire programmé, qui l'arrête. Elle se met en scène devant une vitrine de boulangerie sans la moindre spontanéité.

- Certainement pas ! C'est à cause des photos et vidéos comme ça que nos vies sont réglées par les algorithmes. Plus personne ne s'intéresse au naturel et à l'authenticité ! Lui répond sèchement Léonie sans daigner ralentir.


De toute façon, elle est pressée. Aujourd'hui, elle est bien décidée à dégoter un job ! Il est grand temps puisque son travail de photographe est en stand-by suite à un blocage créatif depuis des mois. Elle arrive à bout de ses économies et commence sérieusement à se demander comment elle va payer son loyer le mois prochain. C'est dire si ça devient urgent...

C'est bien beau d'avoir voulu quitter sa Provence natale pour tenter sa chance à la capitale si c'est pour faire demi-tour seulement deux ans après.

Léonie chasse vite cette hypothèse de sa tête. Il est hors de question qu'elle retourne à Arles ! Même pour la biennale de la photographie, elle n'y remettrait pas un pied.


La vibration de son iPhone dans la poche de sa veste, la sort de sa rumination. Le temps d'une fraction de seconde, elle espère que ce soit un mail lui proposant un nouveau reportage, mais il n'en est rien. C'est juste une notification Instagram qui lui indique qu'elle n'a plus rien posté sur son profil professionnel depuis longtemps. Le genre de rappel qui ne fait jamais de bien. Ça va ! Pas la peine de me rappeler que mon regard s'est éteint. "Merci, je suis au courant", marmonne-t-elle tout en s'arrêtant dépitée devant la première brasserie qu'elle trouve sur son chemin : Le Café des Deux Moulins.


Elle pousse la porte en soupirant; une odeur particulière de café mêlée à celle de la crème brûlée embaume les lieux. Il n'est qu'11h du matin mais l'ambiance lui paraît chaleureuse et durant quelques instants, lui apporte le réconfort dont elle a besoin.

Léonie, lasse, s'installe sur une banquette en cuir rouge face au long comptoir lumineux et dépose son appareil photo sur la table. Elle observe discrètement les clients déjà attablés et les va-et-vient de la serveuse en attendant qu'elle vienne prendre sa commande. Son regard furtif détaille une à une chaque personne. Elle ne va pas jusqu'à écouter les conversations, mais distingue déjà les habitués, des gens de passage. Certains sont de vrais personnages.


Sûrement une déformation professionnelle, cette manie de regarder les autres sans se faire voir. Parfois, elle va même plus loin et son imagination s'emballe quand elle croise un visage dont les traits lui rappellent des célébrités. Elle s'amuse alors à lui inventer des parents : "Lui c'est le fils spirituel de Jean Réno et Florence Foresti."

La serveuse, prénommée Gina, doit avoir la bonne soixantaine mais jongle entre le service et les préparations au bar avec une rapidité déconcertante. De silhouette mince au regard vif, elle arbore une coupe au carré court et des lèvres peintes en rouge vif. Elle semble bien connaître toutes les figures présentes dans l'établissement, à l'exception, peut-être, du mignon petit couple de touristes japonais assis au fond. Mais rien n'est moins sûr.


En réalité Gina n'est pas seulement serveuse, elle est la patronne des Deux Moulins. Et si elle connaît aussi bien toute sa clientèle, c'est parce qu'elle y a passé toute sa carrière. Au départ à la retraite de Madame Suzanne c'était une évidence que la fidèle serveuse allait reprendre les rênes. Gina a tout vu, tout vécu ici. Les maladies imaginaires de Georgette, l'ancienne buraliste. Les crises de jalousie de Joseph et bien sûr, les petits miracles de son ex collègue adorée, Amélie Poulain. Mais ça, Léonie ne le sait pas encore.


- Qu'est-ce que je vous sers mademoiselle?

- Un café serré. Merci !

Léonie répond sans même jeter un œil à la carte.

Gina s'exécute aussitôt et Léonie a à peine le temps de repartir dans ses rêveries qu'elle a déjà une tasse fumante devant elle. Machinalement elle veut s'en saisir mais son inattention lui fait renverser le liquide brûlant sur la table et, bien sûr, sur son boîtier. Génial, il ne manquait plus que ça ! Au moins maintenant, se dit-elle dégoûtée, je sais pourquoi je ne fais plus de photo.


Le café continue à dégouliner partout mais elle n'a ni mouchoir ni serviette pour stopper ce carnage. Au moment où il commence à tacher son pull gris et son jeans clair, Gina débarque une lavette à la main.

- Laissez-moi faire. Et bien ma petite demoiselle ça n'a pas l'air d'être votre journée !

- Si vous saviez...

- Et bien racontez-moi. Mais avant allez aux toilettes pour nettoyer ces vilaines tâches. Si c'est pris à temps vous avez encore une chance qu'elles ne restent pas incrustées.

Allez, zou !

- D'accord


C'était du Gina tout craché. Cette façon bienveillante de donner des ordres à ses clients, qu'ils fréquentent le bar tous les jours ou pour la première fois. D'où qu'ils viennent, elle s'en occupe comme une mama italienne. Ça en a surpris plus d'un.

En revanche, c'est aussi ça qui fait la longévité des Deux Moulins.


Léonie se lève un peu perdue et honteuse et cherche les toilettes. Son regard se pose sur le grand cadre ovale au fond de la pièce contenant l'affiche du film 'Le Fabuleux Destin d'Amélie Poulain'. Elle se demande ce que ce poster peut bien faire là mais passe vite à autre chose quand elle entend la voix de Gina la presser en lui indiquant le chemin.

Une fois revenue à sa place, avec une partie de ses vêtements mouillés, elle constate que Gina a fait sécher son appareil photo derrière le comptoir.

La serveuse revient près d'elle, une nouvelle tasse de café à la main.

- Alors qu'est-ce qui ne va pas?

Léonie prend une grande respiration et se lance :

- J'ai quitté Arles il y a deux ans pour lancer ma carrière de photographe ici. Je pensais que Paris me porterait chance. Que ça grouillait d'opportunités et que j'allais percer. Mais la vérité, c'est que je me suis perdue.

- Je vois. Vous êtes une grande rêveuse.

- Oui peut-être...

- Vous vous entendriez bien avec quelqu'un que je connais.


Gina faisait référence à Hipolito, l'écrivain-poète rêveur qui n'a jamais réussi à se faire connaître. Il vient quotidiennement aux Deux Moulins depuis près de 30 ans. Mais elle se dit qu'il est trop tôt pour en parler à la jeune femme désœuvrée. Elle avait d'abord une autre idée en tête.


Léonie ne relève pas la dernière intervention de Gina et continue à se livrer.

- Aujourd'hui, on voit tellement de choses sur les réseaux sociaux. Je ne sais pas ce que je peux encore apporter. Je suis incapable de prendre de bons clichés. Ceux qui feront la différence.

- Mais il ne faut pas vous mettre dans cet état-là pour ça. La vie est en dehors d'internet ma petite.

- Sûrement mais à cause de tout ça, je n'ai plus d'inspiration. Blocage créatif. Donc plus de travail et j'arrive au bout de mes économies.

- Hmm. Vous permettez? Je reviens.


Gina retourne à son service quelques minutes et finit par revenir déterminée.

- J'ai un marché pour vous. J'ai besoin de mains, mais surtout d'yeux et d'une âme.

Léonie fronce les sourcils ne comprenant pas trop ce qu'on lui veut.

- Vous avez besoin de travail non? Je vous propose un job de serveuse à temps partiel. Vous ne deviendrez pas riche mais vous aurez au moins de quoi voir venir. Réfléchissez 5 minutes et si ça vous intéresse, venez me retrouver au comptoir.


Léonie n'en revient pas. Cette femme vient de lui proposer du travail sans qu'elle n'ait rien eu à demander et elle a juste 5 minutes pour se décider. C'est une pure folie !

D'habitude, les décisions rapides, ce n'est pas son fort. Mais ne pas tenter sa chance serait vraiment une connerie : une offre pareille ne se représentera peut-être pas deux fois. Ni une ni deux, elle se lève et fonce droit vers le comptoir retrouver Gina.

- Vous avez déjà réfléchi?

- Oui !

- Alors passons à l'entretien !


Gina aime quand ça ne traîne pas. Il faut dire que gérer un café parisien dans un quartier touristique ne laisse pas beaucoup de place aux tergiversations. Et puis elle possède ce don de cerner les gens facilement. Ça lui vient sûrement de sa grand-mère italienne. Il paraît qu'elle était guérisseuse. Quoi qu'il en soit, elle a un bon pressentiment avec la jeune photographe à l'arrêt. À voir si cela se confirme.


- Première question, annonce Gina sans lever les yeux des verres qu'elle est en train d'essuyer. Si je vous dis : Pierre qui roule...

- N'amasse pas mousse.

- On enchaîne : À bon chat?

- Bon rat !

Un très léger sourire se dessine sur les lèvres de Gina.

- Plus difficile : Coeur qui soupire?

- N'a pas ce qu'il désire !

- Parfait. Une dernière pour la route : C'est qui le plus fort, l'hippopotame ou l'éléphant? Parce que, l'hippopotame c'est quand même très, très fort.

- L'éléphant

- Vraiment, vous êtes sûr que l'éléphant est plus fort que l'hippopotame?

- J'en suis certaine : j'ai lu un livre là-dessus il n'y a pas longtemps. C'est parce que toute leur force est concentrée dans la trompe, répond Léonie en se retenant de ne pas pouffer face à ces questions totalement loufoques.

Gina, quant à elle, éclate d'un petit rire sec. Elles ont les mêmes références, c'est tout bon ! Convaincue, elle essuie ses mains sur son tablier et tend une main ferme à Léonie.

- Enchantée, moi c'est Gina, la patronne des Deux Moulins.

- Léonie, l'artiste en crise, dit-elle les yeux rieurs.

- Tu commences demain matin, sept heures. Sois à l'heure, et garde les yeux et les oreilles ouverts.

- Merci beaucoup ! Je serai là demain à sept heures sans faute.


C'était certainement l'entretien le plus étrange de sa courte vie, pourtant Léonie venait d'être embauchée. Elle n'est pas encore redevenue artiste, mais elle est serveuse au Café des Deux Moulins. Et ça, c'est un début.





Laisser un commentaire ?