Léonie Voit _ Les temps sont durs pour les rêveurs
Léonie avait très mal dormi cette nuit-là. Elle avait ressassé sa journée de la veille, se demandant comment elle s'était retrouvée serveuse d'un célèbre café parisien. La jeune photographe n'avait pourtant aucune expérience dans le domaine. Et c'est justement ce qui la tracassait. Allait-elle être à la hauteur? La confiance en elle n'avait jamais fait partie de ses habitudes.
6h, le jour se lève sur les toits de Montmartre. L'alarme de l'Iphone retentit et celui-ci se met à vibrer sur la table de nuit. La jeune femme, qui peine à sortir du sommeil, file droit vers sa kitchenette. Un café pour se remettre les yeux en face des trous et c'est parti !
Entre les 10 mètres qui séparent son lit de sa mini cuisine, elle bute sur des cadres photo déposés à même le sol. Que faire de ces clichés décrochés de son mur rouge un jour de grand découragement?
- Aïe ! Ça illustre bien l'état de ma carrière...Mais, pas le temps pour ça ce matin. On se concentre, Ninie ! se dit-elle à voix haute.
Son café avalé, elle prend le temps de choisir méticuleusement sa tenue: un jean brut pour éviter les taches, sa blouse à petits pois porte-bonheur, des baskets pour le confort. Elle passe à la salle de bain et attache ses cheveux. Un dernier coup d'œil devant son grand miroir déniché aux puces de St-Ouen avant d'enfiler sa veste. Par réflexe, elle attrape son appareil photo puis se ravise. Ce matin marque un nouveau chapitre de sa vie professionnelle dont la photographie ne fait plus partie. Elle referme la porte de son 25 m² et dévale silencieusement les cinq volées d'escaliers la séparant de la rue.
6h40 : Avec un pas énergique, elle sera un peu à l'avance pour son premier jour de travail. Ça fait toujours bonne impression !
En avançant dans la rue Joseph de Maistre, Léonie remarque qu'elle n'a pas vraiment d'informations sur le déroulement de sa journée. Ses horaires? Elle n'a même pas pensé à les demander? Et si elle se retrouvait face à une porte close? Et l'uniforme? Y a-t-il un uniforme? Et le salaire? Elle n'en ont même pas parlé.
La vie est parfois surprenante pense-t-elle pile en longeant le cimetière. À la hauteur de la tombe de Dalida : - Si la journée se passe bien, je vais lui rendre visite !
Si Léonie se raccroche soudainement à Dalida, c'est parce que sa mémoire lui rappelle les doux mercredis passés chez sa grand-mère durant son enfance. Les plus grands titres de la chanteuse à la voix dorée étaient systématiquement joués par le tourne-disque du salon quand elles regardaient des livres d'images ensemble. Aujourd'hui elle faisait partie des étoiles mais ces souvenirs précieux avaient le don de rassurer Léonie.
Plus que quelques centaines de mètres avant d'arriver au café. La jeune femme sent son cœur tambouriner dans sa poitrine à chaque pas qui la rapproche de sa destination. Et si elle renverse une commande ou qu'elle oublie une table? Ou pire, si quelqu'un lui lance un regard désapprobateur?
6H55, Léonie, raide comme un piquet, les mains moites, frappe à la porte du Café des Deux Moulins. Une ombre apparaît derrière la vitre : maintenant, elle ne peut plus reculer.
- Tu dois être la nouvelle ?
- Oui, je suppose. Je suis Léonie.
- Bienvenue ! Moi c'est Samir, le barman.
Gina ! Léonie est arrivée.
- Ah juste un peu en avance. J'aime ça !
- C'est que... je n'habite pas très loin. Un bon point pour moi, se dit Léonie, qui percevait son rythme cardiaque revenir doucement à la normale.
- Allez on s'y met. On est mercredi, le jour des familles, et donc des crèmes brûlées par dizaines. Ça risque d'être sportif avec tous les gamins, mais ça te mettra vite dans le bain. Tu n'as rien contre les mômes?
- Euh non.
- Parfait ! Samir va te donner ton tablier et te faire faire le tour de l'établissement. Puis, il t'expliqueras comment se passe le service. On ouvre à 7h30, surveillez vos montres.
- Suis-moi, dit Samir à Léonie en lui adressant un clin d'œil.
Il commence par l'emmener dans la réserve, au bout du couloir après les toilettes.
- Tu peux déposer tes affaires ici.
Voici ton tablier. C'est le seul uniforme qui nous est imposé. Tu verras, Gina est plutôt cool comme patronne. Elle sait ce qu'elle veut et ne se laisse pas marcher sur les pieds par les clients mais elle humaine. Ce n'est pas comme ça partout, tu sais.
C'est bien l'impression qu'elle avait laissé à Léonie la veille, une personne humaine et authentique. Ce monde manquait tellement de ces qualités...
- Maintenant, je vais te montrer deux ou trois trucs. Si tu as des questions, n'hésite pas à m'arrêter parce qu'il paraît que je parle vite.
En effet, Samir, 26 ans, parisien d'origine et totalisant 4 ans de service aux Deux Moulins, avait un débit de parole que l'on pouvait qualifier de rapide. Sa vivacité avait séduit Gina. Elle avait tout de suite décelé chez lui un grand potentiel de Barman. Elle ne s'y était pas trompée : après son arrivée, la carte s'est étoffée des cocktails les plus originaux préparés en un rien de temps. Et puis, il faut dire que sa gentillesse et son sourire ravageur avaient tout pour plaire aux vieilles dames du quartier.
Samir aime :
# Porter des baskets de la marque à trois bandes. Il en a déjà toute une collection mais ça ne l'empêche pas de rester à l'affut des dernières tendances.
# Le sentiment d'excitation quand il crée un nouveau cocktail.
# Observer les gens lâcher prise quand ils dansent.
Il n'aime pas :
# Quand les jours raccourcissent.
# Les mauvais perdants.
Après lui avoir détaillé tout ce que l'on peut trouver dans la réserve, Samir enchaîne rapidement avec le royaume d'Hipolito : la cuisine.
- On sert à manger seulement à partir de midi, c'est pour ça que le chef n'est pas encore là. Il arrive généralement vers 10h. Je te préviens, c'est tout un numéro celui-là.
Il n'en faut pas plus pour piquer la curiosité de l'apprentie serveuse mais elle préfère ne rien laisser paraître à ce stade.
Son regard est attiré par la minutie avec laquelle Gina effectue la mise en place. Les serviettes impeccablement pliées sont empilées délicatement sur une table près du comptoir, prêtes à être dégainées à la moindre commande de nourriture. Son œil expert vérifie qu'il ne manque rien : les couverts, salières et poivrières, sets de table en papier, cartes.
- On dirait qu'elle a fait ça toute sa vie.
- C'est le cas. Gina a toujours travaillé aux Deux Moulins avant d'en devenir la propriétaire, précise Samir.
Quelques minutes avant l'ouverture, tout est encore paisible, le bruit des tasses et les infos du jour diffusées par la radio forment étrangement une bande-son apaisante pour Léonie.
La douce lumière du matin qui se reflète sur les carreaux de mosaïque du sol amplifie cette sensation : elle se sent comme enveloppée.
- Bon, passons au service !
- Ah. Ok. Oui bien sûr, bredouilla-t-elle en suivant son mentor derrière le grand comptoir de zinc illuminé.
- Je te présente notre indétrônable machine à café. Elle n'est pas des plus discrètes et a son petit caractère, comme tout le monde ici; avant tout, il ne faut pas la brusquer. Trois pressions à droite pour l'allongé, deux à gauche pour le serré. Et la vapeur... attends bien qu'elle ait terminé, sinon ça te brûle les doigts.
Il éjecte un nuage de vapeur, et se saisit habillement des deux tasses que ladite machine venait de remplir.
- Sers toujours les cafés sur une soucoupe, jamais directement sur le comptoir. Normalement tu ne devrais pas en préparer trop souvent puisque c'est moi le barman, mais tu dois pouvoir te débrouiller au cas où. C'est la base.
Léonie acquiesce silencieusement.
- Pour les commandes, tu fais simple. Un carnet, un stylo et aussi de la mémoire. Tu retiendras vite les petites manies de nos habitués.
Et surtout, ne te laisse pas impressionner. Certains se feront un malin plaisir de te tester.
Voyant le visage de sa nouvelle collègue se décomposer, Samir comprend qu'elle est tout à coup envahie par une vague de stress.
- T'inquiète, je veillerai sur toi. Je vois tout de derrière le bar.
7h30, Gina tourne la clé de la porte d'entrée et salue le premier client de la journée.
- Bonjour Mr Debois. Un petit serré comme d'habitude?
- Tout à fait Mme Gina, on ne change pas une équipe qui gagne !
- Ca c'est bien vrai ! Tenez en parlant d'équipe, je vous présente Léonie, notre nouvelle recrue.
- Bienvenue aux Deux Moulins mademoiselle !, lance-t-il dans sa direction.
Samir tend le café serré à Léonie et elle s'en va servir son tout premier client, installé à une table le long de la fenêtre donnant sur la rue Lepic.
- S'il vous plaît.
- Merci. Vous êtes du quartier? Je ne pense pas vous avoir déjà croisé ici.
- Oui on peut dire ça. Je suis originaire d'Arles et me suis installée à Montmartre il y a deux ans environ.
- Aaah vous nous apportez la chaleur du sud.
Mr Debois, la bonne cinquantaine, aime les phrases toutes faites et les choses bien établies.
C'est un client qui n'est pas fort difficile à contenter. Il est réglé comme du papier à musique. Parfait pour les débuts de Léonie. Tous les jours de semaine, il se présente à l'ouverture et commande son petit serré. Assis à sa table, toujours la même, il lit la presse du jour que l'on prend soin de lui apporter en même temps que sa boisson fumante. Il lui arrive parfois de commenter les nouvelles à voix haute pour en faire profiter l'assemblée. Ses opinions ne sont pas toujours au goût de tout le monde, mais ça met de l'ambiance de grand matin. C'est ce genre de petits détails qui n'ont l'air de rien mais qui font toute la différence que notre apprentie serveuse va devoir retenir.
Le café continue de s'animer en même temps que le quartier. Des clients entrent faire une pause dans leur matinée, d'autres sortent armés pour leur journée.
Sur le coup de dix heures, comme indiqué par Samir, Hipolito passe la porte nonchalamment.
À l'exception d'un nouvelle moustache façon Dali et ses cheveux plus longs, sa dégaine n'a pas changé depuis 25 ans : béret, imper et foulard autour du cou. Seules les marques d'usure de ces vêtements montrent l'emprise du temps sur lui. S'il entendait cette remarque, il répondrait certainement : "C'est l'angoisse du temps qui passe, qui nous fait parler du temps qu'il fait."
Il ne salue pas tout de suite mais se dirige droit vers la cuisine les bras chargés de cageots.
Gina lui lance : - C'est le jour des crèmes brûlées, n'oublie pas ! Et pense à me donner ton plat du jour aussi. Hipolito lève à peine les yeux, esquisse un sourire sans répondre tout de suite. Il tapote le marbre du plan de travail, marmonnant pour lui-même :
- Cuisine, cuisine... On nourrit le corps et on fane le reste.
Léonie souffle à Samir, un brin amusée :
- Tu ne m'as pas menti, c'est un personnage ce Hipolito! Tu es certain qu'il est chef?
En réalité, Hipolito n'était pas chef de formation. Il s'était toujours rêvé écrivain-poête. Et bien que certaines de ces citations avaient été rendues publiques il y a plus de 20 ans, grâce à une certaine Amélie Poulain, il n'avait jamais rencontré le succès.
Ayant mal au cœur pour l'artiste raté, Gina finit par lui proposer de remplacer le cuistot parti à la retraite en même temps que Madame Suzanne.
Envoyé par Gina, Léonie va à la rencontre de l'artiste-cuistot :
- Salut, je suis la nouvelle serveuse.
- Eh bien, on ne me dit jamais rien ici !
- Ah bon, Gina ne vous a pas prévenu?
- C'est quoi votre nom déjà?
- Léonie.
L'homme se gratte la tête. Il donne l'impression de réellement réfléchir :
- Maintenant que vous me le dites, ça m'évoque quelque chose : La tante Léonie de Proust !
- Bref, Gina me demande quel sera le plat du jour pour que l'on puisse l'inscrire sur l'ardoise.
- Tu n'es pas sensible aux mots et à l'art, ma petite?
- Si si. Je suis, enfin j'étais, photographe d'ailleurs.
- Intéressant...
- Et pour le plat du jour? Qu'est-ce que j'écris?
- Endives au gratin.
Elle quitte la cuisine, un peu décontenancée mais l'animation des Deux Moulins lui fait vite passer à autre chose. Les commandes se suivent et la journée file à toute allure.
Léonie ne comptent plus le nombre de crèmes brûlées qu'elle a servies aux enfants avec la consigne donnée par Hipolito : "Bien commencer par casser la croûte avec le dos de la petite cuillère si on veut en révéler toute la saveur". Plus les heures passent, plus la serveuse en devenir prend en assurance.
Au moment où les lampadaires de la rue s'illuminent, Gina et Samir terminent de faire briller le zinc, Hipolito finit de remettre en ordre sa cuisine et Léonie donne les derniers coups de balais dans la salle, exténuée mais satisfaite de cette première expérience.
Elle songe à remercier Dalida quand une ultime cliente pousse la porte.
Machinalement, Gina s'apprête à lancer son éternel : - On est fermé, revenez demain, mais elle se retient en apercevant l'état fébrile de la dame qui s'assoit au comptoir.
- Une camomille s'il vous plaît, articule-t-elle lentement, les yeux rouges regardant ailleurs.
Samir lui dépose sa tasse assortie d'un petit biscuit. Elle ne réagit pas et un silence pesant s'installe.
- Ça ne va pas Madame? Tente Gina.
- Pas vraiment... Je viens d'enterrer mon père.
- Toutes nos condoléances.
- C'est gentil, merci.
- Vous voulez que l'on vous raccompagne chez vous ? Vous habitez les environs?
- Moi pas, mais mon père a vécu longtemps ici.
- Nous le connaissions peut-être alors. Comment s'appelait-il?
- Dominique Bretodeau.
À l'évocation de ce nom, Gina est subitement prise d'une quinte de toux suivie d'un rire nerveux...