Léonie Voit _ Les temps sont durs pour les rêveurs
La femme triste à la camomille était donc Clémence Bretodeau, fille de Dominique Bretodeau. Le Dominique Bredoteau qui aimait découper le poulet rôti du dimanche avec les doigts. Celui qui avait réuni ses trésors d’enfance dans une petite boîte métallique retrouvée par Amélie Poulain dans son appartement le soir de la mort de Lady Di. Le même qui avait pleuré d’émotions en retrouvant ses petites voitures et autres bibelots et qui avait donné envie à Amélie de se mêler de la vie des gens.
Gina était toute retournée par le bond dans le passé provoqué par la présence aux Deux Moulins de la fille Bretodeau après autant d’années.
À la suite du rire nerveux, ce sont les larmes qui commencent à arriver aux yeux de Gina. Pudique et un peu honteuse, elle préfère se retirer quelques instants dans la cuisine pour ne pas avoir à expliquer sa réaction. La patronne, autrefois serveuse, a besoin de reprendre ses esprits. Cette plongée nostalgique dans une des plus belles époques de sa vie lui fait remonter les souvenirs partagés avec Madame Suzanne, Georgette et bien sûr Amélie, sa collègue adorée.
Le corps tremblant, les images défilent dans son esprit. Elle repense aux habitués de cette période mais également aux habitants du quartier. Que sont-ils devenus? On n’a plus jamais vu Lucien, l’apprenti de Monsieur Collignon, l’épicier de la rue des Trois Frères. Qu’est-ce qu’il était désagréable Monsieur Collignon !
Raymond Dufayel, l’homme de verre, est décédé depuis longtemps. Même si on ne le voyait que très peu, puisqu’il ne pouvait pas sortir de son appartement, ça a quand même fait bizarre.
Et puis Madeleine Wallace, la concierge. Celle qui était prédestinée aux larmes comme elle le disait elle-même.
Malgré son petit penchant pour le porto, Madeleine avait toujours été fidèle à son poste. Surtout après avoir reçu la fameuse preuve irréfutable que son défunt mari l’aimait. Une lettre arrivée avec des années de retard car soi-disant égarée par la poste. En réalité, cette lettre était une correspondance factice créée par Amélie Poulain, dans le but de lui redonner le sourire. Et le subterfuge avait marché !
Elle assurait ses fonctions avec beaucoup de professionnalisme et de méthode. Si bien qu’elle conservait précieusement tout ce qui pouvait, ou avait pu, appartenir à des résidents de l’immeuble. Vêtements, objets, courriers, photos, tout était consigné et minutieusement classé dans sa loge en attendant de pouvoir être remis à son propriétaire.
Dans la pénombre de la cuisine des Deux Moulins, Gina est soudainement frappée par un éclair de lucidité en repensant à Madeleine Wallace : L’enveloppe ! Mais oui, l’enveloppe ! Tout s’éclaire maintenant ! La patronne comprend la réaction pour le moins inhabituelle qu'elle a eue en entendant le nom de Bretodeau. Après tout, c'est loin d’être la première fois qu’elle repense à toutes ces personnes qui ont fait son quotidien dans les années 2000 mais ça ne l’avait jamais mise dans un tel état. Cette fois c’était différent : c’est de ne pas avoir accompli la mission qui lui avait été confiée qui l’avait déstabilisée. Ce n’est pas son genre de ne pas tenir ses promesses. Gina est une femme de parole ! Et sa parole elle allait la tenir même si c’était vingt ans après. La venue de la fille Bretodeau est une chance qu’elle refuse de laisser passer, se dit-elle. Elle sent son corps se relâcher et ses larmes s’évanouirent.
La courte sensation de soulagement se dissipe aussi vite qu’elle n’est arrivée, chassée par l’inquiétude de ne pas pouvoir remettre la main sur l’enveloppe en question. Mais où l'ai-je mise? Ça remonte à tellement loin tout ça… Je ne peux pas retourner en salle retrouver les autres et Clémence Bretodeau comme si de rien n’était. Je ne vais pas pouvoir garder ce secret. À nouveau paniquée, elle entreprend une fouille énergique des armoires et tiroirs de la cuisine.
Hipolito la rejoint, alerté par les bruits émanant de son royaume.
- Qu’est-ce qui se passe ici? Qu’est-ce que tu chipotes dans mes tiroirs?
- Oh ne commence pas !
- Comment ça ne commence pas? Tu quittes le bar sans un mot en nous laissant avec une cliente déprimée à l’heure de la fermeture et je te retrouve en train de retourner ma cuisine.C’est toujours toi qui gère ce type de clientèle normalement. Tu sais bien que je ne sais pas m’y prendre.
- Il y a Samir et Léonie avec elle, non?
- Oui heureusement. D’ailleurs, je dois bien avouer qu’elle sait y faire la petite nouvelle. Elle me rappelle quelqu’un… Mais bref, quelle mouche te pique Gina?
- Je cherche une vieille enveloppe.
- À cette heure-ci ? Dans ma cuisine?
- Il n’y a pas d’heure pour les urgences et je suis certaine qu’elle n’est pas dans la réserve.
- On dit qu’il y a deux sortes d’urgence : celle qui fait battre le cœur, et celle qui fait perdre la tête. Je te connais, toi tu cumules les deux… Mais dis-moi, tu cherches une enveloppe, ou tu cherches une issue ?
- Je plaide coupable : un peu des deux.
Gina pousse un long soupir. Elle sait qu’elle va devoir tout raconter à Hipolito.
Au même moment, côté bar, la fille Bretodau s’apprête à terminer sa tasse de tisane refroidie. Elle profite d’une pause dans sa solitude en bonne compagnie.
Léonie, complètement déconcertée par la situation et le silence laissé dans la conversation lorsque Gina a quitté la pièce, essaie de reprendre la discussion. Elle sent que la cliente a besoin de parler mais n’ose pas se livrer à des inconnus, par politesse plus que par peur.
Un peu paniquée tout de même, elle se tourne d’abord vers Samir avant de se lancer. Celui-ci valide son intention avec un hochement de tête complice et encourageant.
- Vous souhaitez que l’on vous prépare une deuxième tisane ou autre chose?, entame Léonie hésitante.
- Je ne voudrais pas abuser de votre gentillesse. Il est déjà tard et vous allez fermer.
- Prenez tout le temps qu’il vous faut. Après une épreuve pareille, vous devez avoir besoin de douceur.
- Une nouvelle camomille? Ou vous préférez peut-être le tilleul ou encore la verveine? Elles sont toutes les trois apaisantes.
- Si vous insistez, je vais prendre une verveine. Merci mademoiselle.
Léonie croit déceler une esquisse de sourire sur les lèvres de son interlocutrice. Ça l'encourage à poursuivre.
- Au fait, je ne me suis pas présentée. Je suis Léonie et voici mon collègue Samir.
- Enchantée, je m’appelle Clémence. Clémence Bretodeau comme vous l’aurez compris.
- En effet, acquiesça la jeune serveuse. Puis elle ajoute sur le ton de la confidence : Je n’ai pas connu votre papa car pour tout vous dire je ne travaille ici que depuis ce matin.
- Ah bon? J’aurais pensé que vous… bredouille Clémence, étonnée. Et vous faisiez quoi avant?
- À la base, je suis photographe. C’était mon rêve mais je crois que je vais devoir faire une croix dessus. Et vous, vous travaillez dans quoi?
- Je suis architecte à Melun.
- Quel beau métier.
Intrigué par ce qu’il se trame en cuisine, Samir s’éclipse discrètement, laissant les deux femmes discuter face à la verveine fumante. Derrière la porte, il découvre sa patronne, la tête enfouie dans un placard occupée à le passer au peigne fin, avec une agitation qu’il ne lui connaît pas. Il a la sensation d’interrompre une conversation privée.
- Je dérange un conciliabule secret, ou bien c’est une réunion du comité des regrets anonymes ?, lance-t-il en refermant derrière lui.
Malgré le ton prudent employé par Samir, Gina sursaute et répond machinalement : non, non, tout va bien !
- Je voulais simplement m’assurer qu’il n’y avait rien de grave…
- Elle est toujours là la fille Bretodeau?
- Oui, en pleine causette avec Léonie.
- Parfait, retenez-là le plus longtemps possible.
- OK… lâche Samir perplexe. Il se tourne vers Hipolito en espérant avoir une explication.
Mais adossé au plan de travail, le cuistot lui adresse simplement une moue pour signifier qu’il gère la situation.
Toujours aussi dubitatif, le serveur retourne tenir compagnie à Léonie et Clémence dans la salle.
De nouveau seuls, Hipolito en profite pour inciter Gina à cracher le morceau.
- Veux-tu bien m’expliquer cette double urgence s’il te plaît?
- D’accord mais alors tu me promets de m’aider.
- Les promesses sont le miroir de l’espoir.
- C’est oui ou c’est non l’artiste?
- C’est affirmatif.
Un brin exaspérée par les grands airs de poète de son collègue, Gina prend une grande respiration et se lance enfin dans son explication.
- Tu te souviens de Madeleine Wallace, la concierge d’Amélie?
- Oui, mais quel rapport? Elle est décédée depuis des années et même avant ça elle venait très peu ici puisqu’elle quittait rarement sa loge.
- J’allais lui rendre visite de temps en temps car Amélie m’avait demandé de veiller sur elle quand elle est partie.
- Ah ça concerne donc Amélie !
- Non pas vraiment. Laisse-moi aller jusqu’au bout.
Ce que Gina essaie de raconter à Hipolito, c’est que Madeleine Wallace avait retrouvé une vieille photo qui trainait dans un grenier de l’immeuble. Sur cette photo, elle avait reconnu Dominique Bretodeau enfant, époque où il habitait le bâtiment, entouré d’un autre garçon et d’une fille. Ils étaient souriants ce qui fit penser à Madeleine que ça devait être un souvenir heureux pour Dominique. Elle s’était mise en tête qu’il devait absolument récupérer cette photo. La magie d’Amélie l’avait-elle contaminée? La concierge avait soigneusement glissé le cliché dans une enveloppe dans l’idée de la restituer à son propriétaire. L’occasion ne s’étant jamais présentée, peu de temps avant sa mort, elle l’avait confiée à Gina en lui faisant promettre de la rendre à Bretodeau. Mais à nouveau l’occasion ne s’est jamais présentée et Gina avait fini par oublier cette promesse. Aujourd’hui, avec l’apparition inopinée de Clémence Bretodeau aux Deux Moulins, cette histoire refaisait surface. Gina se sentait terriblement coupable de ne pas avoir honoré la volonté d’une défunte et, par extension, elle imaginait avoir failli à la demande d’Amélie de veiller sur Madeleine.
Hipolito ne reste pas de marbre en écoutant cette histoire d’enveloppe et de vieille photo. Il songe à la sympathie qu’il avait pour Amélie mais surtout à Gina pour qui il a une affection particulière. Qui d’autre qu’elle m’a autant soutenu? Elle devait sacrément croire en moi quand elle m’a proposé ce job de cuistot. Je me dois de l’aider si retrouver cette enveloppe a autant d’importance à ses yeux. À mon tour de la soutenir !
- Gina, je suis ton homme de main !
- Mon homme de main !? Mais on ne va rien faire d’illégal ! Enfin je crois…
- Non je me suis emmêlé les crayons, emporté par ton émotion. Je voulais dire « je suis ta petite main ». En clair : dis-moi où tu veux que je cherche et je m’exécute.
- Merci ! Ne perdons pas de temps ! Tu prends le côté gauche, moi le droit et ne laisse rien passer, dit-elle d’un ton autoritaire.
- Aaah je vois que tu retrouves ton pragmatisme. Je ne pensais pas dire ça un jour mais ça fait du bien.
- Cherche Hipolito !
Du côté bar, l’heure est aux aveux. Samir passe le temps en lustrant la machine à café tout en s’appliquant à faire le moins de bruit possible. À la seule lumière des néons entourant le comptoir, Clémence et la jeune serveuse continuent à faire connaissance et en sont à faire le point sur leurs vies respectives. Pas besoin de retenir la dame à coups de tisanes offertes, Léonie est sur le coup!, pense Samir amusé.
- Arrêtez-moi si je suis indiscrète mais vous vivez avec votre mari à Melun?
- Non. Je suis divorcée depuis quelques années.
- Des enfants?
- J’ai une fille qui doit avoir à peu près votre âge. Elle a quitté le nid l’an passé pour aller vivre sa vie avec son amoureux à Bordeaux. Je suis vraiment heureuse pour elle vous savez. Mais je dois bien avouer que ce n’est pas toujours évident de rentrer chez soi en sachant que personne ne vous y attend.
- Surtout un jour comme aujourd’hui j’imagine. Mais vous êtes toujours proche d’elle malgré la distance?, répond Léonie en espérant inciter Clémence à continuer de se livrer.
- Oui, j’ai au moins réussi ça. Je fais tout pour ne pas répéter la même erreur qu’avec mon père.
- La même erreur?
- Je ne parlais presque plus à mon père depuis plus de 20 ans. Au départ, c’est parti d’une incompréhension puis les orgueils ont pris le dessus, et les années ont passé. Maintenant il est mort et je suis remplie de regrets. Je ne connaissais presque rien de sa vie et lui de la mienne et ça ne pourra jamais être rattrapé. Qu’est-ce qu’on peut être con !
- Je comprends ce que vous dites… Moi, j’ai quitté Arles surtout pour mettre de la distance avec mes parents. Ils me répétaient que la photo, ce n’était pas un vrai métier malgré mon diplôme. Alors je suis montée à Paris pour leur prouver le contraire… et je me retrouve à servir des verveines à Montmartre.
Toujours occupé à astiquer la machine à café, Samir ne perd pas une miette de ce qui se dit entre les deux femmes. Pas par curiosité mal placée, mais parce qu’il a envie d’apprendre à connaître sa nouvelle collègue. Gina a eu du flair en l’engageant. Elle a cette capacité à entrer en résonance avec les gens, c’est précieux, se dit-il intérieurement. Sa réflexion s’interrompt quand ses doigts dérapent, ce qui a pour conséquence de déplacer l’appareil de quelques millimètres. Ce subtil changement de place laisse apparaître ce qui semble être un bout de papier coincé sous la machine depuis un bail. Samir l’attrape pour le mettre à la poubelle mais au moment de jeter il réalise que c’est une vieille enveloppe toute jaunie. On y déchiffre à peine l’inscription notée dessus. La lumière tamisée n’aidant pas, Samir doit plisser les yeux pour arriver à lire le nom Bretodeau. Surpris par cette découverte, il file la cuisine.
- Dites les gars, je sais que vous êtes en mission secrète défense, mais c’est normal que je vienne de retrouver une enveloppe au nom de la cliente en dessous de la machine à café?
Gina et Hipolito s’arrêtent net et se sautent dans les bras.
- Quelqu’un peut me dire ce qui se passe? Manifestement j’ai manqué un épisode…, insiste-t-il.
- Oh c’est merveilleux ! J’aurais dû penser à la machine à café bien plus tôt, c’est toujours là qu’on planquait les choses importantes du temps Madame Suzanne, s’écrie Gina.
Viens avec moi Samir, tu vas comprendre.
Tous les trois quittent la cuisine en direction du bar.
Gina, un peu intimidée :
- Madame Bretodeau, Clémence c’est bien ça?
- Oui.
- J’ai ici une enveloppe que l’on m’avait fait promettre de remettre à votre père. Je n’ai malheureusement pas eu l’opportunité de le faire. J’en suis bien désolée.
Je pense qu’elle vous revient, ajoute Gina en tendant l’enveloppe à Clémence.
La fille Bretodeau oscille entre la surprise et la tristesse. Après quelques instants suspendus, la lettre en main, elle se résout à l’ouvrir. Elle en sort une photo noir et blanc avec trois jeunes enfants souriants appuyés contre un mur.
Les larmes lui montent aux yeux quand elle reconnait son papa gamin au centre.
- Merci beaucoup, bredouille-t-elle en direction de Gina.
- C’est bien normal. Et encore toutes mes excuses de ne pas l’avoir rendue à votre papa.
- La vie avait certainement un autre projet pour cette photo.
- Il faut toujours faire confiance à la vie, intervient Hipolito.
- Je peux?, demande Léonie en s’approchant de la photo.
- Bien sûr, acquiesce-t-elle en essuyant ses larmes délicatement.
- Qui sont ces trois enfants?
- Celui du milieu c’est mon papa mais les deux autres je n’en ai aucune idée. Comme je vous le disais, je ne connais pas grand-chose de la vie de mon père.
- Ces personnes pourraient peut-être vous parler de votre papa. Vous allez probablement penser que je suis folle car on se connaît à peine, mais ça vous dirait qu’on essaye de retrouver ces deux personnes?, lance Léonie comme soudainement illuminée.
Clémence relève lentement la tête, l’ombre d’un sourire flottant sur ses lèvres, un mélange d’espoir et de doute. D’un mouvement presque imperceptible, Gina échange un regard avec Hipolito : un de ces petits regards complices chargés de promesses silencieuses. Samir se dit que certaines soirées ne se terminent jamais vraiment, tant qu’une histoire reste à élucider.
Sous la lumière jaune du bar, on sent que quelque chose est sur le point de basculer… et cette nuit ordinaire, à Montmartre, s’effiloche déjà en aventure.
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