Dîner chez Smaug !

Chapitre 2 : Des aventuriers en carton

2679 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 03/01/2023 20:40

Lomya était la fille d'un dignitaire d'Esgaroth, et en tant que telle, avait libre accès à toutes les connaissances contenues dans la vaste médiathèque municipale de l'ancienne cité. Depuis toute petite, elle adorait les livres, ceux qui la faisaient rêver en dépeignant des contrées lointaines peuplées d'elfes et de Valars, qui lui faisaient traverser des montagnes et franchir les océans d'une simple pensée, qui lui permettaient de s'évader de cette bourgade malodorante à cause de la pêche ; par-dessus tout, elle chérissait les histoires dans lesquelles il était question de dragons.


Les gens autour d'elle voyaient ces formidables cracheurs de feu comme une malédiction, et quelque part, il fallait les comprendre : de grande puissance économique, Esgaroth était passée à simple petit centre de pêche après que Smaug eut dévasté la cité humaine de Dale et le royaume nain d'Erebor. Et même un siècle après ce funeste événement, les habitants du lac demeuraient, comme qui dirait, un peu sur le cul.


Mais Lomya se fichait bien de l'économie du marché, de l'effondrement monétaire ou de ces histoires de chômage croissant, car elle provenait d'un milieu suffisamment aisé pour pouvoir vaquer à des occupations nettement plus passionnantes. Par simple curiosité, elle s'était énormément instruite sur les différentes créatures et plantes peuplant la Terre du Milieu, au point qu'elle n'avait plus rien à envier aux connaissances d'un véritable expert. Et c'était cette particularité en apparence anodine qui, plus tard, devait sceller son destin.


Un groupe d'aventurier avait débarqué dans la ville, la veille. Lomya le savait grâce aux rumeurs sur leur arrivée, mais ne s'y était pas vraiment attardée, trop occupée à dévorer un bouquin sur les différentes plantes médicinales poussant dans la forêt de Fangorn. Son attention fut toutefois attirée sur eux lorsqu'elle entendit une servante murmurer à une autre que parmi ces voyageurs se trouvait une elfe.


Lomya avait déjà eu l'occasion, par le passé, de croiser des elfes : des sujets de Thranduil qui venaient régulièrement pour acheter du vin aux hommes, de simples commerçants qui n'avaient malheureusement pas grand chose à raconter - quand ils n'étaient pas en plein coma éthylique. Cette aventurière venue de contrées lointaines et mystérieuses aurait sûrement plein de choses à lui révéler ! Et qui sait ? Peut-être accepterait-elle que Lomya rédige une biographie pour consigner un exemple de la vie incroyablement longue de ces êtres merveilleux !


Ainsi, la jeune femme s'éclipsa de la riche villa de son père et courut à l'auberge où logeaient les aventuriers, vêtue d'une cape sombre pour masquer sa robe en soie vert citron.


La taverne était plutôt luxueuse, bien que l'hygiène de certains occupants laissât à désirer ; Lomya se faufila parmi les tables, passant inaperçue grâce à son manteau terne, et s'approcha discrètement de l'aubergiste, qui la connaissait de vue et savait qui elle était :


"Bonjour ! le salua-t-elle. Excusez-moi, est-ce que vous pourriez m'indiquer où se trouve l'elfe qui est arrivée hier soir ? J'aimerais lui parler.


- Bonjour mademoiselle, fit l'aubergiste en inclinant respectueusement la tête. Oui, il y a bien une elfe qui est venue avec les aventuriers, elle se trouve là-bas, à leur table... mais personnellement je la trouve un peu bizarre... différente des elfes de Mirkwood.


- Très bien, merci", s'en alla précipitemment Lomya sans écouter la fin.


La table en question était occupée par quatre - non, cinq - personnes (l'une d'entre elles était avachie sur la table, donc masquée par la présence de ses voisins), toutes vêtues d'une longue cape noire et d'un capuchon masquant leurs traits. À cette distance, il lui était impossible de distinguer laquelle d'entre elles était une elfe...


Lomya hésita un peu : elle ne connaissait pas ces gens, et au vu des bosses formées sous la cape de deux ou trois d'entre eux, ils avaient des armes... Mais bon, après tout, ils n'avaient aucune raison de lui en vouloir... et puis, si une elfe les accompagnait, ils ne pouvaient pas être méchants !


Elle s'approcha donc de ces mystérieux individus. Ils discutaient à voix basse devant leurs chopes de bière sans prêter attention à ce qui les entourait.


La jeune fille prit son courage à deux mains, et les aborda :


"Heu... bonjour, les aventuriers !"


Un ou deux d'entre eux hocha la tête en guise de réponse, mais aucun ne releva son capuchon. Lomya reprit, un peu mal à l'aise :


"Alors... heu... ça va ? Tout se passe bien... heu... vos quêtes, vos aventures, tout ça ?


- Qu'est-ce que tu nous veux, petite ?" gronda soudain l'un d'entre eux.


Cette phrase aurait pu sonner de manière terrifiante et dissuasive, mais celui qui l'avait prononcée semblait doté d'une voix de fausset pas du tout crédible. Si Lomya avait été un peu moins impressionnable, elle aurait sûrement éclaté de rire.


"Heu... je... je voulais juste discuter un peu... on ne voit pas souvent de voyageurs, par ici...


- On n'est pas là pour... kof kof kof !"


Le type à la voix de fausset s'était empêtré dans une quinte de toux. Son voisin lui tapota le dos d'un air désolé. Celle qui dormait jusque là, à demi affalée sur la table, se redressa pour le narguer :


"Tu t'es encore étouffé avec une arête de poisson, Babush ?"


L'homme acquiesça, à bout de souffle. La femme secoua la tête, laissant sous-entendre que ce genre d'incident ne lui arrivait pas pour la première fois, et lui tendit la carafe d'eau, dont il lapa une grande gorgée.


Sa quinte de toux l'avait tant fait trembler que sa capuche en était tombée, et Lomya pouvait à présent voir son visage. Elle ne s'était pas vraiment imaginé un aventurier avec ces traits : une tête ronde surplombée de deux gros épis parallèles de cheveux grisonnants, de petits yeux noirs sous des sourcils presque inexistants et des poches de peau sous les yeux témoignant d'un manque de sommeil flagrant. Nulle trace de chevelure dorée au vent, de barbe virile ou de maintient altier et inspirant, juste un vieux débris moche avec une voix ridicule.


"Heu... je disais donc... de quoi parlais-tu, fillette ?"


Toute la maigre assurance qu'il avait auparavant l'avait désertée. Lomya haussa un sourcil, franchement déçue par cet aventurier en carton.


"Je... j'ai entendu dire que vous avez traversé maints et maints périples... et en tant qu'historienne, j'ai voulu venir vous poser quelques questions, que je puisse consigner votre épopée."


Se présenter comme une historienne lui était venu comme ça, spontanément : elle s'était dit que la langue de ce vieux maladroit se délierait sûrement avec plus d'aisance si son orgueil était flatté par l'opportunité de figurer dans un livre.


Et comme elle s'y attendait, cela eut son effet : les yeux de son interlocuteur s'illuminèrent et un sourire niais s'étendit sur son visage.


"Je me doutais que mes exploits ne passeraient pas inaperçus ! Tu fais preuve de beaucoup de jugeote, gamine, en m'interrogeant dessus, car après tout ce que j'ai traversé, je doute que tu puisses jamais tomber à nouveau sur un homme ayant survécu à tant d'aventures !


- Hem, hem... se racla la gorge son voisin, circonspect.


- Ben quoi, c'est vrai ! s'écria le vieux. Ose affirmer le contraire, Gulpil ! On a quand même croisé des araignées grosses comme ça !"


Et il écarta ses doigts pour faire comprendre que la taille des bestioles était d'une trentaine de centimètres.


Lomya fronça les sourcils, ne sachant trop comment réagir : de toutes évidences, ce type n'avait jamais mis les pieds à Mirkwood si des grosses mygales parvenaient à l'impressionner. Elle lui demanda :


"Et... euh... vous venez d'où, exactement ? Quelles régions avez-vous traversées ?


- Je suis né à Kamengrad, un petit village pas loin des Montagnes de Fer ! répliqua-t-il avec enthousiasme. On a longé le fleuve pour venir jusqu'ici, ça nous a pris un mois pour atteindre le Long Lac...


- Ne l'écoutez pas, ma demoiselle, le coupa le dénommé Gulpil, contrairement à moi, Babush n'a pratiquement pas voyagé durant sa vie, ces quelques 200 lieues de trajet représentent à peu près la totalité de son expérience d'aventurier...


- Eh ! C'est pas gentil Gulpil ! s'énerva Babush. On s'était mis d'accord sur le fait que je serai votre chef !


- Parce que personne ne veut faire ça à ta place", répliqua moqueusement la femme qui s'était réveillée tout à l'heure.


Lomya sentait des gouttes de sueur dégouliner le long de sa nuque. Elle les observait, incrédule et déçue à la fois, n'osant pas mettre fin à leur embrouille d'adolescents. C'était ça, des aventuriers ?!


Pendant ce temps, le dénommé Gulpil avait relevé sa capuche, laissant apparaître une épaisse tignasse rousse encadrant un long visage pointu doté d'une grande bouche au sourire torve et flanqué d'un nez délicat entre des yeux luisant de malice, profondément enfoncés dans leurs orbites sous des sourcils fournis.


Il s'adressa mielleusement à Lomya :


"Ma demoiselle, ne prêtez aucune attention à ces grossiers personnages ! Si vous tenez à écrire un livre d'aventures, questionnez-moi donc sur ma vie... car je suis Gulpil, le célèbre maître épéiste du Gondor, renommé à travers tout le Rhovanion pour ses prouesses inoubliables, à la lame connue par toutes les races sous le modeste surnom de "la fille d'Andúril" !"


Et, joignant le geste à la parole, il sortit de dessous sa cape un vieux sabre rouillé de forme irrégulière. Lomya, émerveillée par son récit, ne s'en rendit cependant pas compte, et admira la "fille d'Andúril" comme si la poignée avait été sertie de joyaux.


"Gulpil, vieux renard, tonna soudain la voix de la femme narquoise, personne ne s'y méprend, tu viens d'une ville voisine au village de Babush et t'as jamais été à plus de cinquante lieues de cette ville avant de commencer ce voyage !"


L'émerveillement de Lomya se brisa en mille morceaux tandis que Gulpil lançait un regard haineux à sa camarade de route.


"Bah, cracha-t-il, toi aussi tu habitais dans le coin ! D'accord, t'étais allée au Rohan pendant quelques années, mais c'est pas une raison pour te sentir supérieure ! Et puis t'es tout le temps bourrée !


- Qu'est-ce que ça vient faire là, mes problèmes d'addiction ?" gronda la femme en se redressant à demi.


Grâce au nouvel angle de vue que permettait sa position, on pouvait entrevoir son nez et ses joues rouges ainsi que ses yeux dissimulés par des paupières tombantes.


"Ce que ça vient faire là, répliqua Gulpil d'un ton cinglant, c'est que pour une archère, être bourrée l'empêche de combattre !


- Et pour un épéiste qui ne sait pas se servir de son arme, alors ?"


Gulpil demeura interloqué, le visage déformé par la colère et la honte, à deux doigts de frapper la femme, elle aussi contenant avec mal ses émotions.


Babush, un peu effrayé, tenta de les réconcilier en bafouillant, sans effets ; finalement, ce fut la personne assise un peu en retrait à laquelle Lomya n'avait pas encore prêté attention qui se leva, releva sa capuche et regarda tour à tour les deux aventuriers d'un air sévère. La tension redescendit immédiatement entre eux et, calmés, ils se rassirent.


Pendant ce temps, le regard abasourdi de Lomya était braqué sur cette nouvelle intervenante : de longs cheveux fins et lisses sombres et beaux comme la nuit, des traits nobles, de grands yeux noirs, un âge indéterminable et surtout, les oreilles en pointe caractéristiques. C'était une elfe !


S'apercevant de l'attention soudaine que la jeune humaine lui portait, l'elfe rougit un peu et se tassa sur sa chaise. Elle n'était pas bien grande, plus petite que les autres membres de son groupe, mais sa beauté lui conférait une aura impressionnante. Plusieurs autres clients de la taverne avaient également tourné les yeux vers elle, et cela la mettait manifestement mal à l'aise.


"Je... j'ai besoin de prendre un peu d'air", bafouilla-t-elle en se redressant aussi dignement que possible et rabattant sa capuche pour se cacher.


Et elle s'en alla un peu précipitamment, suivie du regard de quelques hommes encore obnubilés par sa beauté féérique.


Lomya mit quelques secondes avant de réaliser que la personne avec qui elle désirait discuter venait de quitter les yeux. Reprenant ses esprits, elle se lança maladroitement sur ses pas, oubliant complètement les autres aventuriers qui ne comprenaient pas ce qui l'avait fait fuir.


"Attendez ! cria-t-elle en sortant dehors lorsqu'elle aperçut la silhouette gracile de l'elfe dans la foule des passants. S'il vous plaît... j'aimerais vous parler !"


L'elfe se tourna à demi, surprise. Lomya la rejoignit en soufflant un peu (le corset étroit de sa robe ne facilitait pas les choses quand il s'agissait de courir).


"Qu'est-ce que vous me voulez ? demanda l'aventurière d'un ton un peu sec.


- Je... je voulais vous poser quelques questions..., bafouilla la jeune femme. En réalité, je n'étais venue que pour vous, pour entendre le témoignage d'une elfe... je suis une grande passionnée d'histoire elfique, je voulais simplement rencontrer... rencontrer quelqu'un comme vous, un voyageur immortel, qui a vécu l'équivalent de centaines de vies humaines..."


L'elfe ouvrit légèrement les yeux en rond, mais ne dit rien.


"Je... désolée si je me suis montrée indiscrète ou impertinente...


- Vous étiez simplement curieuse de rencontrer une elfe ? fit l'autre d'un ton indéchiffrable.


- Oui... je... euh..."


Mais l'aventurière lui fit signe de la main de se taire et ferma les yeux, concentrée. Lomya obéit et l'observa avec fascination. Finalement, l'elfe parla :


"Le récit de ma vie serait bien trop long et complexe, et je n'ai malheureusement pas le temps de t'en faire témoignage car notre groupe repartira demain."


Les épaules de Lomya s'affaissèrent de dépit : elle s'en était doutée.


"J'ignore si on se recroisera un jour, petite humaine, continua l'elfe. Mais si c'est le cas, je te fais la promesse que je te dirai tout ce que tu voudras entendre !"


Lomya releva la tête, les yeux animés d'un nouvel espoir :


"Vrai... vraiment ? souffla-t-elle.


- Oui, sourit l'elfe. Mon peuple ne se confie pas souvent aux hommes, mais j'ai toujours considéré qu'il faudrait un jour y remédier, surtout lorsqu'on se retrouve face à d'aimables passionnés dans ton genre. Notre quête nous prendra un peu de temps, et en réalité je ne suis pas sûre qu'on s'en sorte tous vivants, mais lorsqu'on l'aura achevée, je te promets que je repasserai par cette ville et que tu pourras écrire ton livre sur moi !"


À présent, les yeux de Lomya pétillaient de joie. Cette elfe était vraiment admirable !


"Euh... et je peux vous poser juste une question ? Ne vous inquiétez pas, elle ne nécessitera pas de réponse longue !


- Bien sûr, vas-y.


- Quel est votre nom ?


- Je m'appelle Penninor, comme...


- ... comme le Dernier Jour de l'An, en Sindarin...


- Je constate que tu maitrises bien l'elfique, c'est rare !


- Merci... je passe ma vie à lire des livres... j'ai appris tout ce que j'ai pu..."


L'elfe sourit, visiblement positivement surprise.


"Tu sais quoi, jeune humaine ? Je t'invite à te joindre à nous, au contact d'aventuriers tu entendras des récits dignes d'intérêt. Même si ceux de Babush ne sont pas les plus formidables, je te le concède..."


Et c'est ainsi que Lomya se retrouva, sans trop savoir comment, attablée dans la taverne en compagnie de cette joyeuse bande


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