Il faut sauver le Roi Thraïn

Chapitre 1 : Relâche à Rhosgobel

3722 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 09/11/2016 09:28

Relâche à Rhosgobel

 

Cette petite fiction constitue l’ultime épilogue du livre vert de Bourg-de-Touque, mais peut se lire seule.

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Gandalf arpentait le sous-bois, absorbé dans ses pensées. Sur le tapis roux, son bâton marquait le rythme hésitant et assourdi de sa marche, comme le magicien dubitatif examinait de funestes événements récents. La forêt alentours se dépouillait lentement des ors et des pourpres glorieux. Les baliveaux surchargés disséminaient leur fardeau de fruits vermeille et de feuilles ambrées, alors que refluait lentement leur vitalité estivale.

Un feulement furtif détourna l’attention du vieillard qui brandit son bâton. Des denses fourrés encore verts, parvinrent les échos d’une puissante détente, puis d’une réception souple et fluide sur les feuilles sèches. Des yeux jaunes en amande plissèrent en tapinois dans la pénombre des frondaisons. Un énorme lynx s’avança de sous les grappes de mûres, humant le magicien gris qui s’apaisa.

Gandalf s’agenouilla en retirant son feutre délavé et accueillit le gigantesque cervier avec une caresse. Les enchantements de Rhosgobel se doublaient d’une veille infaillible, dont l’implacable férocité décourageait, pour le moment, les hordes corrompues de Dol Gûldur. Le fauve émit un rauquement de connivence et disparut sous les taillis.

.oOo.

Gandalf s’était orienté grâce aux ruches de Radagast, qui peuplaient les clairières aux avant-postes de sa retraite. Au sortir d’un hallier, le magicien gris déboucha dans une prairie d’herbacées. Un grand cerf majestueux tourna sa puissante ramure vers lui, grattant déjà le sol du sabot, d’un air courroucé.

Une petite figure brune et volubile s’interposa vivement :

- «  Majesté, puis-je vous présenter mon cousin Olorin[1] ? Il est un peu vif et n’entend guère les voies des forêts, mais c’est un digne magicien, qui excelle dans son domaine ! »

Radagast se garda d’ajouter qu’en dehors du feu - qu’il eût été malséant de vanter auprès du Grand Cerf qui le craignait -, il n’avait jamais bien compris quelles pouvaient être les spécialités de son lointain cousin. Mais il lui accordait une confiance entière, l’amour de Gandalf pour les enfants d’Illuvatar s’étendant souvent à leurs compagnons quadrupèdes.

En approchant, le magicien gris découvrit que le Grand Cerf, dont la hauteur au garrot dépassait sa propre taille, couvait du regard une grande biche, allongée sur le flanc dans les graminées.

-« Je vais prendre soin de votre femelle, votre Majesté. Avec l’aide de Yavanna, elle vous rejoindra sous peu, poussant devant elle vos vigoureux jeunes faons ! »

Une larme s’égara au bord de l’œil de velours de la femelle, lorsque le grand mâle se pencha vers sa panse distendue. Le magicien brun, imité par son cousin, se courba au brame du Grand Cerf, qui s’élança dans les taillis.

-« Il doit partir en guerre chaque automne, à présent. Les bois se font plus obscurs d’année en année. », soupira Radagast. Maintes ridules se formaient au front de l’auguste forestier, alors qu’il humait l’air en direction du sud-ouest. Comme pour relever le moral du magicien brun, un ramier redressa la tête au-dessus de sa toque de fourrure et roucoula un chant de réconfort. Une fontaine de déjections séchées le long de l’oreille et de la barbe de Radagast témoignait que l’oiseau nichait à temps plein sur la tête de son protecteur. Les yeux marron s’attendrirent et semblèrent revenir au présent.

-« Gandalf ! Allons ! Vous allez pouvoir vous rendre utile ! », lança le magicien brun en retroussant les manches de sa fourrure.

Le cousin Olorin hocha la tête avec un brin de dépit, emboitant le pas au forestier et l’aidant à disposer la biche pleine sur le traineau du maitre des lieux.

Chemin faisant, Gandalf raconta sa dernière aventure et entretint son hôte de ses doutes et de ses inquiétudes, mais Radagast ne semblait guère se soucier des événements extérieurs au combat désespéré qu’il menait face aux hordes sombres d’Amon Lanc.

- « Deux dragons ![2] Allons donc, Gandalf ! Si vous tenez absolument à porter votre vénérable attention vers le nord, il me faut vous pourvoir d’amples informations ! »

Il fallait une réponse d’une journée, ou rien du tout. Le magicien gris soupira : il semblait inutile de solliciter les conseils de l’honnête Radagast, en dehors du sort des animaux ou de la guerre contre Dol Gûldur. Son ami avait dû subir bien des revers…

Mais son hôte tint absolument à lui apporter son aide. Quelques minutes plus tard, une grosse buse vint se poser sur son épaule, non sans jeter des regards affamés au ramier qui se recroquevilla dans la toque.

Le magicien brun et l’oiseau de proie échangèrent quelques cris plaintifs.

-« Adlor rapporte qu’un… lutin irisé est parvenu à… mettre un terme à la guerre opposant les Grands Aigles aux Géants ! »[3]

L’invraisemblance d’une telle nouvelle mit Radagast mal à l’aise, qui songea que son ami pourrait bien, à son tour, rire de ses informations. Mais à sa grande surprise, Gandalf se montra très intéressé. Fronçant ses sourcils broussailleux, Olorin interrogea la buse qui pencha la tête, observant ce nouveau venu d’un air désorienté.

-« Gandalf, vous êtes désespérément grivois ! », intervint Radagast.

Le magicien gris, interloqué, se récria, mais Radagast l’interrompit :

-« Je suis formel ! Vous singez l’accent pointu et saccadé des grives ! Essayez encore ! »

La sémiotique aviaire était l’une des marottes du cousin Radagast. Mais sa persévérance avec les animaux n’avait d’égale que son impatience envers les bipèdes pensants. Gandalf sifflota encore une fois, appliqué et plein de bonne volonté.

- « Allongez la trille ! Et plus de souplesse sur les Kwââkk ! »

Gandalf s’époumona, les joues rouges, sous la baguette de l’inflexible maitre oiseleur.

-« Vous n’y êtes pas du tout ! Laissez-moi faire », finit par souffler Radagast exaspéré.

Après moult questions, traductions, commentaires, dénégations, demandes de confirmations et précisions diverses, Gandalf sut qu’un genre de farfadet, un rejeton des marais aux iris sur le grand fleuve Anduin, s’était fait capturer par un Grand Aigle et l’avait, pour prix de sa vie sauve, aidé à vaincre les Géants qui leur menaient une guerre infâme. Après quoi les aigles du nord semblaient avoir ramené leur bienfaiteur chez lui, à l’ouest des Monts Brumeux.

Sans plus de commentaires, le magicien gris sortit sa pipe et la bourra avec un fin sourire, comme s’il venait de recevoir de bonnes nouvelles à propos d’un ami cher.

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Les troncs vigoureux d’une puissante souche avaient investi un vieux manoir des Bearnings et soulevé l’imposante bâtisse dans le giron de leur fourche. Les branchages du hêtre multiséculaire faisaient corps avec les poutres de chêne de l’antique salle commune. Les hommes du clan de l’ours avaient dû l’abandonner, mais le nouvel occupant s’était accommodé des ouvertures égayant son plafond et de la vie grouillant sous ses frondaisons. La demeure de Radagast comportait maintes pièces, recoins, fenêtres, poternes et escaliers, ajoutés au hasard des déformations lors de la croissance du hêtre. A présent elle abritait des colonies entières d’animaux des bois, qui contribuaient d’une façon ou d’une autre à la coexistence, généralement pacifique, de leurs espèces.

Les magiciens parvinrent au manoir en fin d’après-midi. Des escadrilles ailées fusaient dans l’azur déclinant, ravivant par l’exquise insouciance de leur ramage, la douce et chaude plénitude de l’été. Leur vol se déployait loin autour du havre, relayant la vigilante attention du Maître de Rhosgobel et maintenant le contact avec l’armée de ses alliés à fourrure ou à plumage.

Radagast poussa la porte du rez-de-chaussée. Un grand lit  trônait au milieu d’un indescriptible fatras.

Le magicien brun y déposa la biche pleine et apporta de la paille. Rapidement Gandalf fut relégué à l’étage, tant il se comportait de façon gauche et importunait l’actif Radagast. Le magicien gris se retira, trouva un fauteuil et s’y endormit profondément. Il n’avait pas reposé dans un endroit sûr avec un toit au-dessus de sa tête, depuis bien des lunes.

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Le chant du merle tira Gandalf d’un sommeil profond et sans rêve. La lumière du matin neuf filtrait en teintes dorées par les lucarnes de Rhosgobel. Le magicien s’étira un instant, contemplant avec amusement l’incroyable désordre qui régnait à l’étage, dans un bourdonnement affairé d’abeilles.

L’ensemble n’était guère de niveau, mais l’astucieux occupant avait utilisé chaque recoin pour y entreposer des plantes en pots, des fioles, des terreaux multicolores, des graines de toutes tailles, des herbes odorantes, des médicaments et d’étranges instruments. Devant les fenêtres s’épanouissaient des greffons improbables. Dans un gigantesque bocal de verre transparent, on pouvait voir une fourmilière entière, ses galeries et ses chambres, les ouvrières entrant et sortant du bocal et courant le long du plancher vers la forêt. Sur les tables s’étalaient d’innombrables cultures de mousses, aux textures et aux couleurs bigarrées, auprès d’élixirs aux reflets étranges. Partout couraient des tiges végétales qui apportaient de l’eau à cette forêt en miniature. Une grande ruche pendait à la croisée de deux poutres, d’où l’essaim s’envolait vers une fenêtre ouverte.

Désoeuvré, le magicien s’amusa d’un curieux montage : une bouteille de céramique renversée et bouchée par un robinet goutte-à-goutte surplombait un bac rempli de spores d’un vert tendre. Quelques parchemins entassés non loin portaient l’écriture fine et illisible de Radagast. Gandalf crut y déchiffrer des notes sur le mildiou noir. Intrigué, il laissa tomber quelques gouttes dans le bac. Un liquide visqueux et noir d’encre s’insinua dans la mousse spongieuse gorgée de spores. Aussitôt la sombre trainée se répandit dans toutes les directions, comme si le liquide gagnait le cœur de chaque grain végétal.

Avec mauvaise conscience, Gandalf recula d’un pas et observa, prêt à stériliser cette horreur d’un feu purificateur. Mais la trainée se stabilisa, puis lentement ses bras conquérants se disloquèrent dans un nuage effervescent, à mesure que le spore vert reprenait ses droits.

Gandalf, poussant un soupir de soulagement et réprimant un petit air coupable, s’assura que le robinet était correctement fermé, et se promit de ne plus toucher à rien.

Il ramassa son baluchon et s’apprêta à descendre l’escalier. Le magicien s’arrêta net, pris au dépourvu.

Debout sur le perron, un castor de belle taille l’observait attentivement, les bras croisés et l’air suspicieux. Un fichu noué autour de la tête et un tablier à carreau lui donnaient assez l’air d’une commère hobbit.

Se rappelant quelque forte pipelette de Longoulet, le magicien gris se racla la gorge, prit un air dégagé et descendit l’escalier avec dignité. Derrière lui fusèrent quelques remarques acerbes à propos des vauriens fouineurs et pique-assiettes, mais il fit mine de ne pas les entendre, tandis que dame castor commençait son ménage avec mauvaise humeur.

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Radagast ronflait comme un bienheureux, étendu dans un ballot de paille éventré sur le plancher, au milieu des biberons vides, un petit faon dans son giron. Gandalf contempla la scène avec un sourire pudique, qui s’altéra lorsqu’il vit la biche à présent délivrée, allaitant un autre faon sur le lit ensanglanté.

Le magicien gris caressa la progéniture du Grand Cerf, l’enleva à Radagast et la rendit à sa mère. Le magicien brun se réveilla et se leva, secouant ses puces comme un sanglier au milieu de sa bauge.

-« Oh, Radagast ! », fit Gandalf excédé.

Entendant de sonores récriminations descendre de l’étage, le magicien brun expliqua à Gandalf qu’il avait connu cette créature toute petite. Il l’avait recueillie alors que ses parents venaient de succomber à une odieuse attaque de loups de Dol Gûldur sur un affluent oriental de l’Anduin. Rapidement, l’intelligente castor s’était rendue utile, réparant et étendant le fief de son maitre, qui eut l’idée de la nourrir de ses élixirs. C’est alors qu’ils reçurent la visite d’un elfe de Lorien, un émissaire de Dame Galadriel. Ce qui devait arriver se produisit : la jeune castor prit goût à la parole…

-« Radagast, était-ce bien raisonnable ? », interrompit Gandalf d’un air de reproche gêné.

Son hôte hocha la tête d’un air contrit :

-«  Je le sais, mais elle avait une telle soif de bien faire ! Elle me rend d’immenses services !  Elle règne sur la maisonnée avec une poigne ferme et juste. Mais en fin de compte je ne suis pas sûr d’avoir fait son bonheur… Avec l’âge et en l’absence d’un compagnon… approprié… elle s’est aigrie… »

En effet, des commentaires peu amènes quant à l’hygiène douteuse des magiciens descendaient l’escalier, précédant de peu leur auteur.

Avisant le désordre de la pièce et les draps irrécupérables, Radagast prétendit avoir une affaire urgente à mener. Il saisit son bâton et s’esquiva avant que l’intendante du logis ne vît l’état du rez-de-chaussée. Gandalf le suivit, autant pour éviter la sévère régisseuse que pour s’entretenir sérieusement avec son hôte de ce qui l’avait amené à Rhosgobel.

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Radagast s’éloigna rapidement de sa demeure pour se réfugier hors de portée de voix. Il fit bien, car des glapissements étranglés le poursuivirent assez longtemps.

A l’orée du bois, une portée de jeunes écureuils roux se poursuivait joyeusement entre les branches lisses d’un coudrier tentaculaire, ployant sous ses noisettes, tandis que leurs aînés s’évertuaient à un curieux manège, collectant les fruits dans une jarre de bois.

-« Merci infiniment, Madame Spip ! Quelle nouvelle de Scrat ? »

Une salve de plaintes aigües s’éleva. Radagast prit un air navré. Les doléances promettant de se prolonger, le magicien brun lança d’un air décidé :

-« Je vais lui parler. Votre aîné doit abandonner cette quête absurde du plus gros gland du Vertbois ! Soyez sans crainte ! »

Gandalf arriva comme son cousin faisait mine de s’éloigner à nouveau, sautant d’une idée à l’autre.

-« Aïwendil[4] ! », protesta le magicien gris en usant de la voix de leur ordre.

L’intéressé s’arrêta enfin et daigna l’écouter. Gandalf lui révéla le destin tragique du roi Thraïn, enlevé par les envoyés de Dol Gûldur avec quelques parents. Longtemps les deux vieillards pesèrent leurs chances, imaginant la meilleure conduite à tenir pour venir en aide au malheureux descendant de Dùrin.

Radagast ne cacha pas son pessimisme, mais conjura Gandalf de laisser passer quelques mois avant sa prochaine tentative.

- « Nous devons laisser l’hydre s’assoupir pour espérer la moindre chance de succès… Et de surcroît, vous devez reprendre des forces…»

Gandalf, la mort dans l’âme, dut se rendre à ses arguments.

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Lorsqu’ils revinrent au manoir, la mère castor avait dressé la table pour le repas de midi, dans la pièce qu’elle avait entièrement récurée. La biche et ses hères logeaient à présent dans un appentis confortable, bâti le matin même et amplement fourni de paille.

La régisseuse les attendait d’un air sévère, sa serviette de maitre d’hôtel sur le bras. Radagast passa devant elle en rentrant les épaules et fut rappelé à l’ordre pour se laver les mains ! Gandalf ne put réprimer un sourire, et le même blâme lui fut appliqué.

Alors que l’austère gouvernante amenait et leur servait le plat avec un air offusqué, les deux magiciens subirent une pluie d’observations ironiques et amères, à propos du désordre chronique du maître, de son irresponsabilité à inviter des vagabonds douteux, et de quelques autres doléances, gardées en réserve pour les jours de grande irritation.

Lorsqu’ils furent seuls, Olorin demanda à son cousin comment il pouvait supporter une telle irascibilité, ce à quoi Aïwendil répondit d’un geste évasif.

Mais lorsque Gandalf repoussa sa seconde assiette de la savoureuse blanquette de champignons, il comprit mieux l’extraordinaire indulgence de Radagast.

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NOTES

[1] Olorin est le nom de Gandalf en Aman. Ce grand voyageur porte des noms variés : Mithrandir chez les elfes des terres du milieu, Tharkûn chez les nains, etc.

[2] Cette douloureuse affaire de dragon est rapportée dans le chapitre « Duel au sommet » du Livre Vert de Bourg-de-Touque.

[3] La guerre des Grands Aigles et des Géants des Montagnes Brumeuses est contée dans le chapitre « Aires et envolées » du Livre Vert de Bourg-de-Touque.

[4] En Aman, Radagast a pour nom Aïwendil, ce qui signifie « celui qui aime les animaux ». Qui l’eût cru ?

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