Parmi mon peuple

Chapitre 20 : Les héros de la prophétie

10842 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 14/10/2018 17:52


—  Je ne suis pas certaine que se glisser en plein milieu de la nuit dans l’armurerie sous les yeux des gardes soit une bonne idée, murmura Amerys à Fili en observant le soleil couchant au travers de la fenêtre du salon de la maison de Bard.

          Alors qu’elle pensait que la journée aurait été longue la demi-naine s’était finalement endormie dans un petit fauteuil près du feu de cheminée, et bien plus longtemps qu’elle ne l’aurait souhaité. Ces derniers jours avaient été relativement éprouvants, la fatigue s’était faite ressentir et il avait été difficile de lutter contre le sommeil qui l’appelait dans de doux songes. Elle avait également passé un peu de temps avec la petite Tilda, qui lui avait confié que sa maman était morte en la mettant au monde. La jeune femme avait été fort attristée que cette brave fillette n’ai jamais pu connaître sa mère mais cette dernière la rassura en disant que Sigrid avait été une formidable grande-sœur et Bard un père attentionné et aimant. 

         Bard qui leur avait d’ailleurs interdit plus tôt de quitter la maison… Cependant Amerys savait pertinemment que Thorïn n’était pas de cet avis et ils n’allaient probablement pas tarder à décamper, lorsque le batelier s’absenterait une nouvelle fois.

           D’un autre côté son rapprochement avec Fili n’avait échappé à personne et certains des nains étaient dorénavant d’humeur à la plaisanterie, parfois même à la plaisanterie grivoise. Mais le plus pesant étaient les regards que leur accordait Thorïn. On pouvait sans peine lire le scepticisme sur son visage, le guerrier était comme un livre ouvert et il semblait que peu apprécier de voir son neveu batifoler ouvertement avec Amerys. Cependant celle-ci n’en avait cure, elle avait d’autres chats à fouetter.

           Plus tôt dans la journée, Bard s’était absenté, sans partager ni son but ni sa destination. Bien évidemment le batelier était libre de ses mouvements, c’était sa ville et sa maison mais elle avait juste craint qu’il n’aille traîtreusement les dénoncer. Finalement l’archer était revenu plus tard, sans gardes à ses côtés. Il avait tenu parole, dès alors Amerys avait regretté instantanément d’avoir douté de lui. Pire, elle se sentait honteuse de l’avoir soupçonné alors qu’elle avait instinctivement accordé une pleine confiance en cet homme depuis le début. Pour se déculpabiliser elle avait mis ça sur le compte de la fatigue.

—   Nous n’avons pas le choix Amerys, répondit calmement Fili en l’observant. Le temps presse, il nous faut oublier les bonnes manières.

—   Si nous sommes découverts, ni risquons d’avoir toute la vie pour apprendre les bonnes manières que nous aurons oubliées cette nuit-là… En prison.

         Son regard se posa soudain sur l’arc-lance de nain qui avait attiré l’attention de Thorïn quelques heures plus tôt. Au vu de cette énorme bête de métal qui ressemblait à une arbalète géante elle n’avait aucun mal à imaginer la flèche noire, celle qui aurait selon Baïn délogé une écaille sous le flanc gauche du terrible Smaug. Comment la compagnie pourrait-elle tuer un dragon avec de simples épées et haches alors que des flèches noires avaient eu tant de mal à le faire. Cela paraissait maintenant ridicule aux yeux d’Amerys qui en plus de cela sentait une vive terreur monter dans ses entrailles, aussi terrible que le souffle du dragon lui-même.

—   Ce ne serait pas la première fois que je mettrais les pieds dans une geôle, relativisa le nain amusé par son court séjour au royaume de Thranduil.

—   Moi si, et je tiens à me tenir loin des barreaux, je ne souhaite pas devenir un oiseau en cage, ni une criminelle.

—   Vous m’avez rassuré tout à l’heure et voilà maintenant que vous doutez vous-même, fit remarquer avec vivacité le jeune nain.

          Amerys étira un mince sourire avant de s’assurer qu’elle ne serait pas entendue par Bard et sa famille, mais les filles étaient à l’étage et Bard était descendu avec Baïn il y a un moment. Elle baissa tout de même d’un ton par précaution.

—   Comment pourrions-nous tuer Smaug alors que cet engin n’a même pas réussi à le faire ? C’était pourtant son essentiel dessein… Entrer dans Erebor c’est bien évidemment formidable, mais que ferons-nous une fois à l’intérieur, lorsque nous devrons faire face au dragon ?

          Alors qu’Amerys s’embourbait dans ses doutes, Fili s’approcha d’elle et regarda à son tour l’arc-lance dressée fièrement sur les hauteurs des toits de Lacville. Ce dernier allait répondre mais fut inopinément interrompu dans sa lancée par la soudaine apparition de Bard qui traversa la pièce avant de sortir par la porte d’entrée sans véritablement leur accorder un regard. Pour compenser cette perte de dialogue le guerrier posa une main réconfortante sur l’épaule de la demi-naine avant de caresser son dos d’un air rêveur en fixant l’arme tueuse de dragon. Amerys ronronna presque de plaisir mais se retint d’exprimer trop ses sentiments, même si elle en avait irrésistiblement envie ce n’était pas dans son habitude de se laisser aller. Sa relation avec le jeune prince nain était encore parfois irréaliste à ses yeux et pourtant non moins agréable. Elle se sentait parfois flotter sur un nuage, aussi légère qu’une plume. Passer plus de temps avec lui aurait été fort bienvenu, qu’ils puissent enfin se retrouver seuls, sans avoir à se tirer du danger à chaque moment, sans avoir à s’inquiéter pour leur vie en permanence… Parfois cette simple idée semblait aussi loin que les étoiles elles-mêmes.

          Alors qu’Amerys était persécutée par ses pensées elle remarqua pourtant que Bard faisait les cents pas devant la porte d’entrée. Elle se rapprocha pour mieux l’observer et comprit qu’il réfléchissait de manière concentrée en marmonnant. A quoi pouvait-il bien penser ? C’est alors que Baïn entrouvrit la porte pour l’appeler mais le batelier après un bref ordre donné à son fils s’éloigna d’un pas hâtif comme s’il venait d’avoir une soudaine illumination.

         La demi-naine sut dès cet instant qu’ils allaient fuir sous le nez de Baïn et des filles, profitant du départ précipité de Bard…

           Comme prévu il n’avait pas fallu deux minutes pour que Thorïn annonce leur départ précipité.

—   Allez on se bouge, annonça-t-il alors en réunissant les nains bien installés dans la maison. Il faut partir avant qu’il ne revienne.

—   Vous n’irez nulle part ! interdit Baïn en se postant devant la porte. Mon père a été clair, aucun de vous ne sortira de cette maison.

—   Et tu crois vraiment pouvoir nous arrêter ? gloussa Dwalïn. Petit… Ne sois pas stupide.

—   Vous n’irez nulle part, répéta-t-il déterminé en prenant bien soin de détacher chaque mot prononcé.

—   Que se passe-t-il ici ? demanda Sigrid en descendant l’escalier suivie par sa petite sœur. Baïn tout va bien ?

—   Restez où vous êtes, ordonna Thorïn de sa voix grave. Nous ne ferons de mal à personne. Nous devons juste nous en aller.

—   Notre père a pourtant été clair, appuya-t-elle.

—   Votre père n’est pas notre père, il n’a pas d’ordre à nous donner. Dwalïn, Gloïn, aidez notre jeune ami à débarrasser le plancher.

           Il n’en fallu pas plus pour que les deux compères se saisissent gentiment des bras de Baïn pour qu’il dégage la porte. Amerys n’aimait pas trop cette méthode mais ils n’avaient plus le choix. Le jeune homme se débattit avant d’abandonner toute rébellion, voyant pertinemment qu’il ne pourrait rien contre tous ces nains forts et déterminés.

        Sans attendre plus longtemps chacun se glissa tour à tour par la porte, fuyant la prison de Bard, mais Amerys en bonne dernière avait cependant une dernière chose à ajouter à l’adresse de Sigrid, Baïn et Tilda:

—  Merci pour votre aide et votre hospitalité. Nous serons éternellement reconnaissants de ce que vous avez fait pour nous, en particulier votre père. Dites-lui le bien. J’aimerais qu’il le sache.

          Sigrid, l’aînée, acquiesça en descendant les marches.

—   Nous lui dirons.

—   Votre père est un homme bien, il a pris des risques considérables en nous faisant entrer dans Lacville… Prenez soin de vous.

         Et sans un mot de plus Amerys vit les doux visages des filles disparaître lorsqu’elle referma la porte. Celle-ci souhaitait se dépêcher car les nains et Bilbon devaient l’attendre au pied des marches, alors que fut sa surprise quand elle constata qu’ils ne l’avaient tout bonnement pas attendue et avaient même disparu de son champ de vision.

—  Suis-je transparente ? souffla-t-elle dépitée d’avoir lamentablement été oubliée, même par Fili.

         Ne voulant pas se perdre dans une panique inutile la demi-naine dévala les marches et suivit sereinement le ponton jusqu’à ce qu’elle arrive à la croisée des chemins. Malheureusement, dans ce dédale cette dernière ignorait totalement la direction qu’avait pu prendre la compagnie. Elle avait maintenant le délicat choix entre aller tout droit et longer un canal ou tendre vers la gauche et se glisser dans des ruelles étroites, ou bien à droite le long d’un autre canal, plus petit et qui bifurquait ensuite. Un vague souvenir lui rappela que Thorïn avait pris la tête de la troupe, c’est pourquoi elle se mit un moment à sa place pour tenter de deviner le chemin qu’il aurait pu prendre. Suivant alors son instinct, Amerys tourna dans les ruelles étroites en se faisant le plus discrète possible. Cette dernière avait pourtant la chance de ressembler quasi totalement à une humaine et c’est sans peine qu’elle se glissa sur les pontons de bois sans éveiller de soupçons ou de regards malveillants.

          Ses pas la menèrent avec étonnement aux quatre coins de la ville mais jamais auprès des siens. Alors qu’Amerys déambulait au centre de la ville non loin du marché, l’œil aux aguets malgré le soleil couchant, elle remarqua un bâtiment dans lequel personne ne s’aventurait. Après quelques brèves observations elle comprit que les gardes ne s’en éloignaient jamais longtemps. Intriguée par ce phénomène la naine s’approcha en faisant mine d’admirer des poteries sur un étal, tout en cherchant néanmoins quelque chose de bien plus précis. En levant finalement les yeux vers le ciel elle trouva ce qu’elle cherchait, le clocher de la ville, là où sonnait le tocsin en cas de danger. Cette vision vint subtilement confirmer ses soupçons concernant le bâtiment là-bas. Il y avait de fortes probabilités pour que ce soit l’armurerie tant convoitée car les deux endroits n’étaient jamais bien trop éloignés l’un de l’autre, c’était une question de pratique en cas d’attaque imminente.

        Malgré cette fière trouvaille elle n’aperçut aucun nain aux alentours. Où étaient-ils passés bon sang ?! Prise d’un doute affreux Amerys espéra au fond d’elle qu’ils n’avaient pas été arrêtés.

        Toujours postée devant son étal de poteries et de céramiques d’un air pensif elle se saisit d’un bol bleuté sur lequel était sculptée une truite, non sans cesser pour autant de jeter des coups d’œil sur le bâtiment des armes.

—  Il y a quelque chose qui ne va pas avec l’armurerie ? demanda alors perplexe le vieux marchand au visage parcheminé.

          Prise sur le fait la naine n’en retira pas moins l’essentiel, cet homme venait tout juste de confirmer que c’était bien l’armurerie. Parfait !

—  Oh non, j’ai seulement cru voir une grive sur le toit du bâtiment, mentit-elle. Ces oiseaux sont devenus rares dans les parages alors je voulais m’en assurer mais à vrai dire je ne vois pas très bien d’ici.

—  Ah oui, sourit le vieil homme avec un air nostalgique. De mon temps elles faisaient leurs nids sous les toits au printemps et on pouvait les voir par nuée lors de la migration. Je n’en ai plus vu depuis très longtemps. Si vous en avez vu une c’est un bel espoir. Ce sont de jolis petits oiseaux que j’ai toujours aimé observer. Ça changerait des poissons…

         Amerys sourit malgré elle. Même si c’était un vil mensonge et qu’elle n’avait bien évidemment pas vu de grive elle partageait l’espoir de cet humble marchand d’Esgaroth. La compagnie en avait aperçu une qui volait au-dessus du Carrock, peut-être l’oiseau viendrait-il bientôt faire son retour dans la région.

        La demi-naine sous couverture humaine gratifia le marchand d’un sourire bienveillant avant de s’éloigner et de jeter un dernier coup d’œil au bâtiment de l’armurerie. C’est alors qu’en passant juste à côté de manière innocente elle remarqua qu’une petite fenêtre haute était ouverte sur le côté. Elle était étroite mais un nain pas trop corpulent pouvait aisément y passer. Il faudrait juste trouver moyen de se hisser. Au vu de cette découverte il fallait absolument qu’elle retrouve Bilbon et les nains. Mais où étaient-ils donc ?

         Lacville avait indéniablement une toute autre ambiance à la tombée de la nuit. Les ruelles étaient calmes, voir désertes et seules les lampes de fer forgé illuminait les allées de pontons. L’air était glacial sans la chaleur du soleil. Un regard vers le ciel obstrué de nuages suffit à la naine pour comprendre que l’air était pesant, il allait soit pleuvoir, soit neiger. Mais au vu des lopins de glace qui s’entassaient à la surface de l’eau des canaux Amerys devina qu’il allait plutôt neiger.

        C’est seulement plus tard, alors que la demi-naine errait désespérément dans les ruelles désertes à la recherche des siens qu’elle entendit quelqu’un l’appeler discrètement. Regardant à droite et à gauche elle ne vit pourtant personne. Croyant à un simple rêve elle décida de continuer jusqu’à ce qu’un « Amerys » ferme et grave l’arrête net. Elle avait bien évidemment reconnu la voix de ténor de Thorïn mais ne voyait toujours personne. Jusqu’à ce qu’elle aperçoive de grosses silhouettes amassées et bien cachées sous les fondations d’une maison.

—  Que faites-vous là ? demanda-t-elle un peu fâchée. Je vous ai cherché toute la soirée. Vous étiez partis sans moi…

—  On croyait que vous nous suiviez, fit remarquer Dwalïn, toujours caché dans la pénombre.

—  Qu’importe, vous pourriez peut-être maintenant sortir de votre cachette, proposa-t-elle d’une voix pleine de remords.

—   Allez sortez, ordonna Thorïn.

          C’est alors qu’ils sortirent tous chacun leur tour, comme des enfants qui auraient joué à cache-cache. Étaient-ils restés là tout ce temps, attendant simplement la tombée de la nuit pour sortir ?

—   Avez-vous croisé beaucoup de gardes ? demanda alors le chef de la compagnie.

—   Non pas pour le moment mais mieux vaut être prudent.

—   Bien, dans ce cas il faut nous activer pour trouver l’armurerie.

Le guerrier avait déjà fait un pas lorsqu’Amerys l’arrêta en déclarant :

—   C’est inutile, je l’ai déjà trouvée.

           Malgré la pénombre cette dernière remarqua l’étonnement du nain et le large sourire qu’il lui adressa à travers la lumière de la lanterne accrochée non loin de là, lui donnant presque un air sinistre.

—   Eh bien nous avons finalement bien fait de vous perdre, avança-t-il d’un ton rieur.

Il esquissa ensuite un geste pour la suivre, l’invitant poliment à prendre la tête.

—   Après vous, montrez-nous le chemin.

       Sans un mot Amerys dirigea alors aussi discrètement que possible ses compères vers le bâtiment de l’armurerie au centre de la ville. Ces derniers eurent seulement à éviter deux gardes qui ne les remarquèrent pas outre mesure, bien trop occupés à discuter du talent de cuisinière de leur femme respective. Une fois arrivée près de ladite armurerie la compagnie se cacha derrière des cargaisons et des casiers de pêche. Entassés les uns près des autres ils observaient précautionneusement cet environnement inconnu. Deux gardent faisaient tranquillement leur ronde et passaient juste en ce même moment devant la porte du bâtiment, complètement ignorants du traquenard qui se profilait sous leur nez.

—  Il y a une fenêtre ouverte sur le côté, expliqua Amerys tout bas à l’adresse de Thorïn. Il va falloir nous hisser.

         Mais alors que ce dernier tentait d’analyser le temps de ronde des soldats, quelques chuchotements s’élevèrent parmi la compagnie qui commençait comme toujours à s’impatienter. S’ils continuaient de cette manière ils allaient rapidement être repérés et adieu les armes…

—  Chut, taisez-vous ! ordonna alors Thorïn au travers d’un murmure autoritaire. Dès que nous avons les armes nous filons vers la Montagne.

         Sans perdre de temps, et une fois que les gardes furent assez loin pour ne pas les voir ni les entendre, Amerys pointa la fameuse fenêtre qui leur permettrait de se glisser à l’intérieur pour commettre leur crime. Le roi sous la Montagne ordonna ensuite aux nains les plus forts et les plus costauds de servir d’appui pour permettre aux plus légers d’atteindre la fenêtre. Nori fut dès lors le premier à s’élancer avant de grimper agilement sans faire perdre l’équilibre à ses amis tel le funambule d’une troupe de cirque. Il se glissa sans peine à travers la fenêtre et ce fut au tour de Bilbon de suivre ses pas. Le hobbit était tellement léger qu’il sembla presque voler par-dessus la montagne de nains porteurs. Ce fut ensuite le tour de Kili et de Bofur.

—  A votre tour Amerys, fit soudain Thorïn en la poussant gentiment par l’épaule, je vous suivrai.

—  Vous êtes sûr…

—   Dépêchez-vous, nous n’avons pas toute la soirée, ordonna-t-il en appuyant le regard sur elle.

       Alors sans répondre à Thorïn pour ne pas le froisser la jeune femme s’élança à son tour et sauta sur les carcasses des nains qui faisaient office de tremplin. Non pas que ce fut facile mais se hisser de cette manière en courant avait été presque confortable. Fili, dernier de la pile, l’aida ainsi à passer la fenêtre en la soulevant de ses fortes mains. Puis elle sauta à l’intérieur non sans sentir une certaine honte à s’introduire illégalement pour voler ces fichues armes.

        L’armurerie était d’ailleurs très étroite et sans réelle lumière autre que les lueurs des torches au travers de cette petite fenêtre, il était donc difficile de complètement discerner la pièce entière. En tout cas les armes étaient là, sagement bien rangées et bien alignées par catégorie. Les haches d’un côté, les épées de l’autre, les arbalètes au fond avec les flèches etc... Lorsque Thorïn les rejoignit ils s’empressèrent alors d’empiler les armes dans leurs bras en faisant le moins de bruit possible.

        Le grand guerrier avait ainsi entassé un bon paquet de lames aiguisées dans les bras de son neveu qui avait maintenant pris la direction de l’escalier menant à l’étage inférieur et donc à la porte d’entrée et de sortie. Malheureusement, Kili n’avait pas fait deux pas qu’il tomba dans une cacophonie à réveiller un mort. Le pauvre avait dévalé une partie des escaliers tandis que les armes s’étaient éparpillées partout avec un bruit de cliquetis qui ne tarderait pas à alerter les gardes. Heureusement pour lui il ne s’était pas blessé, ce qui était presque incroyable… Incroyablement stupide surtout !

          Amerys et ses amis se regardèrent, béats. Tous savaient pertinemment ce qui suivrait et ce qu’ils craignaient ne tarda pas à arriver. Les gardes alertés par ce boucan ne perdirent pas de temps pour s’infiltrer dans le bâtiment à une vitesse fulgurante avant de les mettre en joue et de finalement les arrêter. Amerys laissa tomber ses armes à terre pour lever les mains non sans adresser un regard désespéré à Thorïn qui partagea sa déception.

         Les soldats de Lacville les firent brutalement sortir et ils rejoignirent alors leurs compères tous retenus par d’autres gardes. Dans ce tumulte Amerys fut violemment poussée par le soldat qui la tenait entre ses griffes. Elle alla par conséquent s’écraser contre Dwalïn qui la rattrapa agilement pour la remettre sur pieds.

—  Allez avec les autres, sale voleuse ! cracha-t-il avec dédain. On n’aime pas la vermine comme vous ici.

         En protecteur, le guerrier vint se poster devant elle pour faire face à l’homme du lac qui l’avait brutalisée. Les bras croisés il le défia de sa petite taille.

—  Dites-moi, c’est comme ça qu’on traite les dames à Lacville?

          Le soldat étira un pernicieux sourire et approcha son jeune visage près de celui du nain.

—   Non… dit-il simplement. Mais c’est comme ça qu’on traite les voleuses de sa trempe. Allez, emmenez-les à l’hôtel de ville auprès du Maître.

          Amerys fut touchée que Dwalïn ait voulu prendre se défense mais il risquait bien de les enfoncer encore plus s’il ne se taisait pas… Fort heureusement le guerrier nain ne rajouta rien et abdiqua en la faveur du garde pour leur plus grand soulagement.

         Maintenant totalement entourés de soldats armés ils se mirent en rang d’oignons avant d’avancer comme de vulgaires prisonniers pris sur le fait. Blessée de se retrouver dans cette situation Amerys baissa la tête honteuse et déçue car leur plan avait échoué. Elle détaillait machinalement le sol jusqu’à ce que de plus en plus de voix s’élèvent d’un coup et attirent son attention. Elle remarqua alors que les habitants de Lacville sortaient petit à petit de chez eux et les suivaient, curieux de savoir ce qu’il se passait. Ils ne cessaient alors de les dévisager comme s’ils avaient commis le plus ignoble des crimes que la Terre du Milieu n’ait jamais connu. Sur le coup Amerys avait l’impression que c’était bien le cas…

      Et tandis qu’ils étaient envoyés à l’hôtel de ville, des flocons de neige commencèrent à tomber avec délicatesse sur leurs cheveux et leurs épaules de fieffés voleurs. La neige, si pure et si innocente dans sa blancheur n’avait pas peur de les couvrir et les envelopper de sa beauté et de sa froideur mortelle. Adoucissant l’espace d’un instant la future sentence de leurs malfaits. Allait-elle finalement finir dans une cage ?

        Et comme si la conversation qu’elle avait eue plutôt avec Fili prenait tout son sens et sa réalité, ce dernier, marchant derrière elle, avait discrètement saisi sa main pour la serrer, probablement un dernier geste de réconfort… Avait-il sentit son malaise ? Profitait-il d’un dernier instant avant qu’ils ne soient emprisonnés ? Ou pire, pendus…

        Les habitants les suivaient maintenant en nombre, créant une cacophonie de voix et de piaillements en se délectant du spectacle qui se profilait sous leurs yeux. Amerys trouvait dérangeant de sentir le poids de ses regards qui la dévisageaient, mais les gardes qui les tenaillaient empêchaient ces gens de les approcher de trop près. D’ailleurs elle remarqua que sur ces derniers, la neige se déposait royalement comme un tapis sur leur cape veloutée de rouge tandis que les torches qu’ils tenaient dans leur main effleuraient le ciel de son brasier étincelant, léchant presque le bout pointu de leur casque conique.

        La compagnie de voleurs déboucha enfin sur la grande place de l’hôtel de ville. Ils furent alors immédiatement alignés en arc de cercle tandis qu’un garde s’était posté derrière chacun d’eux. Amerys sentit même dans son dos le souffle frais du soldat qui l’avait brutalisée. Maintenant cloîtrée entre Fili et Bofur elle détailla l’hôtel de ville à travers la fragile poudreuse.

         On pouvait reconnaître la nature du majestueux bâtiment rien qu’à sa taille, il devait sans aucun doute être le plus grand de tous. Plus grand… mais pas moins délabré que le reste des maisons de Lacville totalement humides et qui s’enfonçaient dans l’eau. En levant les yeux, Amerys remarqua même la complexité des toits pentus sur lesquels trônait une tour pointue semblable à un clocher. L’hôtel de ville qui avait l’apparence d’une croix avait dû être magnifique au temps de sa grande époque. Devant, un large escalier permettait d’accéder à la porte principale, grande et large telle qu’aurait dû l’être d’un bâtiment officieux. C’est par cette porte que le Maître de Lacville dont elle avait tant entendu parler sortit enfin d’un pas hâtif tandis qu’il essayait maladroitement de se rhabiller avec une large robe de chambre en damas rouge et or dont les manches ressemblaient à des ailes de chauve-souris.

          L’aspect de cet homme la répugna malgré elle. Même s’il était grand on ne pouvait que remarquer son embonpoint, son ventre arrondi et son double menton ne savaient cacher l’opulence dans laquelle il vivait. Il avait rabattu quelques mèches de ces longs cheveux roux filasses par-dessus son crâne d’œuf pour cacher sa calvitie. Les torches flamboyantes révélaient la peau pâle de son visage sur lequel de petits yeux bleus scrutaient avec intelligence et bêtise à la fois l’assemblée qui s’était amassée devant lui. Il haussa ses sourcils broussailleux avant de lisser ses fines moustaches qui rebiquaient vers ses joues rougies.      

—  Qu’elle est la raison de se raffut ?! aboya-t-il avec une voix forte et railleuse.

—  Ils volaient des armes messires ! scanda le garde derrière Amerys.

—  Ah ennemi de l’Etat hein ! constata presque gaiement le Maître tout en restant sous le perron de l’hôtel de ville.

—  Une bande de mercenaires prêts à tout, voilà ce qu’ils sont messire, intervint à son tour un homme vêtu de noir et ressemblant trait pour trait à une fouine.

         Amerys devina sans peine à sa voix que c’était le fameux Alfrid qui avait bien failli les découvrir à leur arrivée à la douane. L’individu au regard noir, mesquin et hypocrite les lorgna avec un véritable dédain et un écœurement sans nom. Ses cheveux noirs graisseux encadraient un visage pâle, mal rasé et obstrué par un mono sourcil. Des traits involontairement mis en évidence par son chapeau sombre ridicule qui lui donnait l’impression d’avoir une tête carrée. Même son manteau noir à chevrons n’arrivait pas à rehausser sa piètre allure générale.

— Taisez-vous donc ! grogna soudain Dwalïn en s’avançant sur la place libre devant eux, offusqué de se faire insulter de la sorte. Vous ne savez pas à qui vous parlez. Ce n’est pas à un vulgaire criminel… Il s’agit de Thorïn, fils de Traïn, fils de Thror !

          En présentant Thorïn avec fierté Dwalïn avait étonné le Maître de Lacville qui avait fait les yeux ronds.

—  Nous sommes les nains d’Erebor, proclama ensuite le chef de la compagnie, imitant son vieil ami et avançant de quelques pas pour se mettre en exergue face à la foule et au Maître. Nous sommes là pour reprendre notre terre.

        A cette déclaration pleine d’assurance Amerys entendit soudain le chant des murmures derrière son dos, parlant d’une prophétie qui allait enfin se réaliser. Les habitants échangeaient entre eux, probablement stupéfaits par leur identité. La prophétie ? Quelle prophétie…? La demi-naine qui avait jusque-là été paralysée par l’angoisse oublia l’espace d’un instant ce pour quoi ils étaient réellement là. A présent elle ne pouvait détacher ses yeux de Thorïn, qui, avec la prestance d’un roi, semblait subjuguer son assemblée.

—  Je me souviens de cette ville à sa grande époque, continua le fils de Thraïn. Des flottes de bateaux arrivaient au port chargées de soieries et de pierres précieuses. Ce n’était pas une ville en déshérence. C’était le centre de tout le commerce du Nord !

        A sa plus grande surprise Thorïn galvanisa les habitants de Lacville qui laissèrent distinctement échapper leur accord, rejoignant les affirmations de ce dernier sur leur ville qu’eux-mêmes savaient malade et tombant en ruine, loin de son époque bénie.

—  Je veux voir cette époque revenir, continua-t-il d’une voix ferme, emporté comme une tornade par le soutien inattendu de la foule bavarde. Je veux rallumer les grandes forges des nains et voir les richesses couler de nouveau à flot des grandes salles d’Erebor !

        Sur cette dernière phrase la foule acclama glorieusement leur orateur, exprimant sans retenue sa joie et son enthousiasme, convaincue par le discours improvisé du chef des nains. Étonnée Amerys ne put s’empêcher d’admirer Thorïn qui était indéniablement né pour être roi.

—  La mort ! interféra alors une voix masculine venue de derrière et qui installa dès lors un silence pesant. Voilà tout ce que vous allez nous apporter !

         Amerys se retourna et elle ne fut pas surprise de voir arriver Bard, la mine grave et sérieuse, des flammes dansaient dans ses yeux, aussi brûlantes que les torches brandies des soldats. Il s’immisça à travers la foule et les nains, jusqu’à venir défier Thorïn en face à face.

—   Le feu du dragon et ses ravages, continua-t-il sûr de lui mais non moins prévenant. Si vous réveillez cette bête, elle nous détruira tous.

           Le roi sous la Montagne observa un instant le batelier avant de s’adresser à son nouveau public en ignorant tout bonnement l’homme qui le défiait comme si celui-ci n’avait pas la moindre importance :

—   Vous pouvez écouter ce dénigreur… Mais je vous promets une chose. Si nous réussissons, chacun aura sa part des richesses de la Montagne.

        Encore une fois, il fit son effet car la foule enthousiaste commença à clamer fortement son approbation. La demi-naine sentit que le garde derrière elle était soudain mal à l’aise, il ne cessait de s’appuyer tantôt sur sa jambe droite, tantôt sur sa jambe gauche. Aurait-il peur d’un possible débordement ?

          Amerys finit par détourner son regard du nain qu’elle admirait pour le poser sur celui qu’elle aimait. Les yeux de Fili brillaient de fierté, ils brillaient pour son oncle en qui il avait confiance et qu’il respectait plus que tout au monde. Au contraire, ceux de Bard lançaient des éclairs, le batelier ne ressentait qu’une vive animosité envers le guerrier nain.

—  Vous aurez assez d’or pour rebâtir Esgaroth au moins dix fois ! clama pour finir Thorïn de sa voix de ténor.

         A ce moment les habitants de Lacville acclamèrent une nouvelle fois leur orateur, déjà avides de voir scintiller dans le creux de leurs mains l’or promis par le roi sous la Montagne. Finalement leur arrestation qui l’avait angoissée prenait une tournure positive. Thorïn était si convaincant qu’il avait gagné le cœur des hommes du lac en l’espace de quelques minutes seulement. Si cela ce n’était pas la force de persuasion d’un roi…

—  Pourquoi devrions-nous vous croire hein ? s’immisça soudain Alfrid d’un air des plus méfiants. Nous ne savons rien de vous. Qui peut répondre de vous ici ?

        Ses mots eurent l’effet d’un coup de massue sur l’ambiance positive qu’avait insufflé Thorïn lorsqu’il avait ravivé l’espoir du public. Un public qui ne perdit pas de temps à chuchoter derechef. Amerys vit soudain le prix de sa liberté s’envoler loin. Pourquoi Alfrid tenait-il tant à leur mettre des bâtons dans les roues ? Cet homme était indéniablement fait pour cela, comme si apporter la perfidie et désharmoniser les relations humaines était un réel plaisir pour lui, pire une vocation.

—  Moi ! s’exclama soudain Bilbon pour leur sauver la mise. Je réponds de lui. J’ai fait un très long voyage avec ces nains. Un voyage périlleux, et si Thorïn Ecu-De-Chêne fait une promesse, il tiendra parole…

        Amerys sut à cet instant qu’elle devait-elle-même agir pour sauver leur peau. Elle imita alors Bilbon et s’avança sous les yeux de tous avant de se poster aux côtés de son ami hobbit. Elle se racla la gorge avant de déclarer solennellement:

—  Je réponds de lui également. Thorïn fils de Thraïn est un nain d’honneur. Je puis vous assurer qu’il tiendra parole.

—   Vous tous ! intervint Bard, attirant sur lui le regard des habitants de Lacville qui le respectaient. Ecoutez-moi ! Il faut m’écouter ! Vous avez oublié ce qu’il s’est passé à Dale ? Avez-vous oublié ceux qui ont péri dans la tempête de feu ? Et à cause de quoi…? De l’ambition aveugle d’un roi de la Montagne, tellement cupide qu’il ne voyait pas plus loin que son tas d’or !

         Il n’avait pas fallu longtemps pour que Dwalïn, pris de colère, fasse une vilaine tentative pour frapper le batelier par derrière. Il dut être farouchement retenu par Gloïn et Balïn pour ne pas offrir un tout autre spectacle au Maître et ses habitants. Un geste qui aurait pu retourner la situation en leur défaveur. Les réactions impulsives du guerrier nain leur porteraient préjudice un jour.

—   Allons, allons, commença alors le Maître qui s’était tu jusqu’à présent. Évitons, nous tous ici, les jugements un peu trop rapides. Il ne faut pas oublier que c’est Girion, seigneur de Dale, votre propre ancêtre… qui n’a pas réussi tuer la bête…

        Amerys comprit que trop bien vite qu’il s’était personnellement adressé à Bard, dévoilant par la même occasion dans une moquerie malsaine le secret du batelier. Bard était donc le descendant de Girion, ce célèbre seigneur de Dale qui n’avait pas réussi à tuer Smaug. Ainsi donc cet humble homme qui les avait aidés était dans le fond un véritable seigneur. Il n’était dès lors pas étonnant qu’il soit tant respecté des habitants qui voyaient en lui un meneur naturel. Un homme qui serait plus à même de diriger honnêtement cette ville que ce clown pittoresque et repoussant qui s’engrossait de richesses.

—  C’est vrai messire, renchérit Alfrid d’un ton mielleux histoire d’enfoncer encore plus le batelier. Tout le monde connait cette histoire… Il a tiré flèche après flèche. A chaque fois il a raté…

         Cela se voyait comme le nez au milieu de la figure que ni cet homme perfide ni le Maître ne portaient Bard dans leur cœur, ils devaient même le détester ardemment. Amerys en fut peinée car l’archer n’était en rien responsable des actes de son ancêtre. Et même si elle ne partageait pas sa méfiance pour les nains qui souhaitaient reprendre Erebor, elle comprenait à l’évidence qu’il ne méritait pas un tel traitement, en particulier devant une foule qui avait toujours cru en lui.

         Bard, ignorant alors la provocation d’Alfrid et de son Maître s’approcha de Thorïn, la mine grave, blessée, et colérique. Il voulait par-dessus tout faire changer d’avis la compagnie. Peut-être à cause de cette prophétie ? Si celui-ci était méfiant, la prophétie n’offrait peut-être pas une fin reluisante et triomphante. Il fallait qu’elle obtienne plus d’informations sur cette histoire.

—  Vous n’avez pas le droit, interdit le batelier. Pas le droit d’entrer dans cette Montagne…

—  Tout m’en donne le droit, répliqua calmement Thorïn avant de se tourner vers le Maître de Lacville.

—  Je m’adresse au Maître des hommes du lac. Voulez-vous voir la prophétie s’accomplir ? Voulez-vous partager les immenses richesses de notre peuple ?

           Un silence s’installa le temps que ce dernier réfléchisse à la meilleure approche à avoir. Il scruta alors un à un les nains qui lui faisaient face.

—  Que dites-vous ? redemanda alors Thorïn avec insistance.

—  Je vous dis solennellement… Bienvenu ! clama-t-il alors assez fort pour que la population l’entende et en ouvrant les bras comme il l’aurait fait pour accueillir un ami. Et encore bienvenu roi sous la Montagne !

         Les hommes du lac s’harmonisèrent alors dans leurs applaudissements et leurs exclamations de joie auxquelles se mêlèrent celles des nains dans une effervescence inattendue. Ils étaient maintenant sortis d’affaire et n’iraient pas en prison mais Amerys n’y faisait déjà plus attention car elle regardait maintenant Bard s’éloigner d’un pas résigné. Après un simple « Je reviens » lancé à Bilbon elle se glissa à travers la foule comme un saumon remontant la rivière pour courir après le batelier. Il fallait absolument qu’elle lui parle. Il devait lui conter la prophétie !

—  Bard !

       Mais le batelier ne l’entendit pas ou alors il l’ignora complètement. Elle accéléra le pas, quitte à courir pour le rattraper. Le long manteau de l’archer ondulait sous sa détermination. Ses pas étaient lourds sur le ponton. Il était indéniablement en colère.

—  Bard ! S’il vous plait j’ai à vous parler, l’interpella-t-elle haletante.

—  Et moi je n’ai rien à vous dire, déclara-t-il sombrement tout en continuant son chemin.

—  Bard je comprends votre crainte ! Je… Aaah…

           Amerys n’eut jamais le temps de finir sa phrase car elle se prit malencontreusement les pieds dans un filet de pêche et tomba comme un sac de patates sur le sol, non sans se cogner au préalable à un cageot contenant des bobines de cordes. Elle maudit alors l’éternel bric à brac de cette ville qui s’entassait partout. Désorientée elle fixa un instant le ciel ombragé tandis que les flocons de neige s’écrasaient maintenant sur son visage. La malchanceuse ferma alors les yeux en massant son front douloureux, quand elle les rouvrit le visage de Bard la scrutait dans la pénombre.

—  Allez-vous bien Amerys? demanda-t-il d’une voix prévenante.

Il tendit sa main et l’aida à se relever.

—  Je vais bien je vous remercie, dit-elle en faisant face au batelier.

         Même si ses traits s’étaient radoucis, ses yeux marron n’en exprimaient pas moins la noirceur de la colère.

— Bard je suis vraiment désolée de ce qu’il s’est passé sur la place de l’hôtel de ville, concernant votre ancêtre, vous n’aviez pas à subir ces moqueries. Mais je ne comprends pas votre réticence. J’ai… J’ai besoin de savoir qu’elle est cette prophétie dont tout le monde parle ici. Qu’elle est donc cette issue qui vous inquiète tant ?

        Le batelier souffla en détournant les yeux, provoquant une vaste buée qui voila son visage l’espace d’un instant.

— J’ai prévenu tout le monde car le risque est grand mais l’avidité de l’or a pris le dessus, comme toujours…

— Là-dessus je suis parfaitement d’accord avec vous, approuva véridiquement Amerys. Je crains cet or autant que vous et si je pouvais je m’en débarrasserais dès que j’en aurais l’occasion. Que dit exactement cette prophétie ?

          Bard écarquilla les yeux suite aux révélations d’Amerys qui partageait la même opinion que lui sur le trésor de Thror. Au vu de cette crainte mutuelle l’archer s’évertua enfin à lui conter la prophétie créée par les habitants de Lacville au fil du temps:

— Cette prophétie prévoyait le retour du roi sous la Montagne qui viendrait pour récupérer son bien. Seulement la fin serait à priori loin d’être aussi glorieuse qu’elle ne le laisse entendre car à cette issue le lac brûlerait sous le feu du dragon.

— Croyez-vous vraiment à cette prophétie ? demanda Amerys sceptique. Après tout ce ne sont que des histoires inventées par les habitants du lac, peut-être déformées avec le temps, aujourd’hui éventuellement mal interprétées.

—  Et pourtant votre venue n’augure rien de bon, pas besoin de prophétie, avoua l’archer. Réveillez Smaug et vous libérerez alors le chaos sur nos têtes.

—  Est-il au moins toujours en vie ? questionna la demi-naine.

—  Le dragon ? Sûrement… Mais vous pourrez bientôt en attester par vous-même.

        Amerys baissa la tête, penaude, ne sachant plus trop quoi penser. Depuis le début elle n’osait avouer oralement qu’elle avait aussi peur que Bard. Mais partager cette crainte ne serait pas trahir la confiance que lui accordaient les nains ?

—  Vous n’êtes pas comme eux, constata alors le batelier en la regardant droit dans les yeux après avoir observé sa réaction. Vous êtes plus raisonnable.

—  Je suis une femme, sourit alors Amerys amusée. Mais je ne saurais les convaincre, mon opinion n’a que peu de poids. Et même si je partage vos craintes, je partage aussi leur espoir. L’espoir de reconquérir Erebor et redonner vie à la région toute entière. Vous connaissez que trop bien ce sentiment Bard, car je sais que vous avez vous-même l’espoir de voir Esgaroth sortir à nouveau de ses eaux pour atteindre son apogée. Vous avez l’espoir d’offrir à ces habitants une vie plus décente, plus joyeuse même si vous n’en êtes pas le Maître…

—  J’ai effectivement cet espoir… C’est pourquoi il serait regrettable que l’on périsse tous sous le feu du dragon. Que resterait-il alors si le brasier nous consumait ? L’espoir s’éteindrait en même temps que nos propres vies.

       La demi-naine lança un regard en direction de la Montagne, floutée par la neige comme si elle n’était plus qu’un mirage hivernal et glacé, loin du brasier qui les menaçait tous. Au cœur d’Erebor sommeillait un dangereux dragon qui n’aurait besoin que d’un souffle pour les exterminer…

—  Il faut que je rentre, déclara alors le batelier. Mes enfants m’attendent. Et vos amis vous attendent également.

Amerys acquiesça et adressa à l’archer un sourire sincère. 

—  Si nous n’avons pas l’occasion de nous revoir, je voulais vous dire que j’ai été heureuse de vous rencontrer.

—  Une joie que je partage Amerys, même si ce fut bref et tumultueux. Bonne chance à vous.

          Sur ces derniers mots Bard fit alors volte-face et disparu au détour d’une ruelle, laissant la jeune femme complètement seule.

         A son retour devant l’hôtel de ville Bilbon l’attendait non sans perdre patience. La compagnie avait été invitée à ripailler chez le Maître pour fêter leur départ le lendemain. Le hobbit lui expliqua qu’armures et armes leur seraient fournies, de même qu’un bateau pour traverser le lac. C’était en soi une bonne nouvelle mais l’ombre de sa conversation avec Bard planait dangereusement dans son esprit givré par le froid glacial de cette soirée. Elle ne croyait pas en cette prophétie, dans ces récits de grands-pères transmis de bouches à oreilles mais il fallait bien admettre que la réalité n’en était pas moins proche. Ils approchaient des plus grands périls de leur quête, ce voyage pourrait finalement être sans retour. Et c’était une destinée qui n’enchantait guère Amerys, elle n’avait aucun envie de finir en grillade pour lézard géant.

         Lorsque la demi-naine se fut introduite avec Bilbon dans l’hôtel de ville une douce chaleur l’enveloppa comme un cocon envelopperait une chenille. Elle se trouvait à présent dans l’entrée face à une longue pièce haute de plafond dont les grandes colonnades en bois créaient un dégradé de couleurs et de formes géométriques. Celle-ci laissait d’ailleurs entrapercevoir au loin un bureau et un fauteuil en bois trônant modestement. Bilbon et elle s’avancèrent ainsi, passant dans ce long couloir oppressant où étaient disposés contre les murs des pupitres d’écriture, pour enfin arriver dans une salle un peu plus spacieuse -apparemment une salle d’audience - où s’étaient entassés les nains qui buvaient avec le Maître en riant et ripaillant.

        La jeune femme, méfiante de cet homme démesuré, tenta d’éviter son regard au maximum. Voulant rester discrète elle se glissa dans un coin, posant ses fesses sur un banc velouté avant d’observer les voûtes archaïques illuminées du plafond. Il fallait bien avouer que l’intérieur de l’hôtel de ville était beau, même si une vieille odeur d’humidité et de paperasse ancienne rôdait dans l’air tout comme la putréfaction de la corruption.

        Amerys faillit sursauter quand elle surprit soudain Alfrid qui la toisait debout près d’elle. Sans se contrôler elle étira une grimace qui en disait long sur la joie de sa présence. Elle n’avait aucune envie d’interférer avec cet énergumène qui la lorgnait d’un œil mal avisé.

—  Bien, bien, je suis fort étonné de constater qu’une femme se trouve parmi cette étrange et glorieuse compagnie.

    Son ton était faussement mielleux.

—  Depuis quand les humaines accompagnent-elle une tripotée de guerriers nains dans une dangereuse quête ?

          La jeune femme qui s’était relevée pour faire face à Alfrid planta un regard dur dans ses yeux noisette.

—  Depuis que les sous-fifres du Maître de Lacville viennent fouiner dans ce qui ne les regarde pas.

—  Oh je vois… souffla-t-il en faisant mine de ne pas avoir été blessé. C’est dommage de ne pas partager l’information avec moi, cela aurait évité les ragots concernant votre présence parmi eux.

         Amerys fronça les sourcils, soudain perturbée par les paroles d’Alfrid.

—  Comment ça les ragots ?

—  Oh de brèves rumeurs entendues parmi la populace ce soir, disant que vous étiez là pour les… comment dire… distraire. Vous voyez de quoi je veux parler, hum.

         Amerys en resta bouche bée, elle voyait où ce voyou voulait en venir. Satisfait du résultat produit, Alfrid étira un vicieux sourire.

—  Etes-vous en train d’insinuer que les gens étalent des rumeurs sur moi en disant que je suis là pour distraire ces nains par… par…

— Oui c’est tout à fait ce à quoi vous pensez, minauda-t-il. Après tout il y a peu de naines, on comprend qu’il faille partager le peu qu’il en reste ou alors s’offrir une humaine en guise de remplacement pour satisfaire ses instincts les plus primitifs.

       La demi-naine fut choquée d’entendre de telles paroles. Alfrid n’était qu’une sale petite fouine qui aimait s’égosiller de la malhonnêteté et la malveillance qu’il dégageait. Mais cet homme disait-il la vérité ? N’était-ce pas une ruse pour la déstabiliser ? Une ruse pour s’amuser avec elle uniquement dans le but de pousser sa propre perfidie ? Elle serrait si fort son poing pour s’empêcher de frapper le domestique qu’elle sentit ses ongles s’enfoncer dans sa chair meurtrie par le froid. En attendant, Alfrid jubilait intérieurement, elle le savait, ses yeux brillaient désormais d’intenses pensées malsaines. Elle était à deux doigts de sortir sa lame pour le transpercer. Puis elle se rappela qu’il ne fallait pas se laisser toucher par le venin du serpent. Gardant son sang-froid Amerys renvoya à Alfrid un faux sourire. Elle devait l’avoir à son propre jeu.

—  Moi aussi j’ai entendu des rumeurs sur vous au sein de la populace comme vous le dites si bien, mentit-elle en accentuant le mot populace comme l’avait fait avec dédain le domestique.

          Pour ce faire, Amerys s’approcha de lui, s’élevant sur la pointe des pieds pour arriver à sa taille avant de lui murmurer à l’oreille :

—  Ils disent que vous avez les roubignoles d’un rat, certains pensent même que vous n’en avez pas. Pire… Certains avouent que vous seriez plus utile… Attendez que je me remémore les paroles exactes, ah oui… Balloté au fond du lac pour servir de friture aux poissons. Si j’étais vous je ferais attention à mes arrières, un accident est si vite arrivé.

     Sans s’attarder plus, Amerys s’était immédiatement éloigné de lui non sans jeter un coup d’œil en direction de sa pauvre victime qui était loin d’être rassurée par les fausses révélations que venait de lui faire la demi-naine. Ce dernier, furibond, s’était empressé de disparaître. Amusée, elle laissa échapper un petit rire de revancharde.

—  Vous voilà enfin, glissa alors une voix qu’elle aurait reconnue entre toutes. Vous avez vraiment la fâcheuse habitude de disparaître sans que nous nous en apercevions.

         Fili était apparu sans qu’elle n’y fasse attention, trop concentrée sur le domestique. Une chope de bière à la main il attendait patiemment qu’Amerys lui réponde mais la jeune femme ne savait que dire. Elle ne souhaitait pas partager l’objet de sa conversation avec Bard.

—  Ou étiez-vous ?

—  Je prenais l’air, mentit-elle (elle mentait bien trop ce soir…).

—  Vous étiez déjà partie avant qu’on entre ici, déclara-t-il perspicace.

—  Je me dégourdissais les jambes.

—  Que vous voulait cet homme, celui qui est sans cesse collé au Maître et qui le suit comme son ombre? Vous lui avez murmuré quelque chose qui l’a mis en colère.

—  Oh ça, sourit Amerys. Il n’a effectivement pas apprécié mais je n’allais tout de même pas me laisser faire.

          Elle raconta alors cette soi-disant rumeur dont lui avait fait part avec méchanceté Alfrid.

—  Je vais le tuer, bouillonnait le jeune nain. Il n’a pas le droit de vous manquer de respect…

—  Fili s’il vous plait, ce n’est rien. Il cherchait juste à me provoquer. De toute manière nous partons demain, nous ne le reverrons plus ou en tout cas pas de sitôt.

—  Je suis justement d’avis de l’emmener avec nous pour le donner en pâture à Smaug.

          La jeune femme éclata de rire, l’idée était alléchante, mais totalement inhumaine. Périr dans le feu ou sous les crocs d’un dragon devait être une atroce souffrance qu’elle ne souhaitait à personne, pas même à Alfrid.

        Sans qu’elle ne sache pourquoi, Fili attira ensuite Amerys dans un coin tranquille de la pièce, là où personne ne pouvait les entendre. Le nain semblait avoir quelque chose à lui dire mais ne cessait d’ouvrir la bouche avant de la refermer comme si ce qu’il allait dire était absurde. Son hésitation aura finalement eu raison de lui car il n’eut malheureusement jamais le temps de dire quoique ce soit car Thorïn l’appela avec une forte autorité. Dépité car coupé dans son élan, il rejoignit son oncle qui voulait probablement lui dire quelque chose d’important. La jeune femme, soudain pensive, se demanda que ce que Fili avait de si important à lui dire qui nécessite un minimum d’intimité mais pas assez pour défier la volonté et l’autorité de Thorïn. Soudain prise d’un vertige elle quitta la salle d’audience un instant.

        La soirée de fête à l’hôtel de ville s’éternisa et quand Amerys s’allongea enfin dans un coin tranquille pour dormir seule, bien emmitouflée dans une couverture chaude, elle prit soudain conscience que cela serait peut-être sa dernière nuit. Si demain ils réussissaient à pénétrer dans Erebor ils devraient se confronter au dragon, et pas sûr qu’ils y survivent… Cette idée la hanta soudain et désormais elle ne pouvait plus chasser cette idée de son esprit. Une angoisse retorde la fit frissonner autant que le froid lui-même tandis que d’horribles images défilaient devant ses paupières fermées.

         La naine sentit soudain une présence s’approcher d’elle. Peu rassurée par cette intrusion, croyant même que c’était ce sournois Alfrid, elle fit mine de dormir, jusqu’à ce qu’elle comprenne que c’était seulement Fili, qui maintenant s’éloignait tranquillement en évitant soigneusement nains et meubles au sol.

        Amerys tenta vainement de trouver le sommeil mais elle se retournait sans cesse, agitée par la noirceur de la nuit et de son éternelle angoisse. Un sentiment de peur s’étalait en elle comme une terrible et cruelle gangrène. Avait-elle peur de mourir ? Ou avait-elle peur de ne pas avoir assez vécu ? Puis comme une évidence, elle se leva déterminée et chercha immédiatement Fili. L’attraction était plus forte car elle venait subitement de comprendre ce qui la tracassait tant. Amerys avait peur de ne pas avoir profité de son amour pour le nain alors qu’ils savaient tous deux qu’ils courraient vers un danger imminent. Était-ce ce qu’il avait voulu lui dire tout à l’heure ? Partageait-il la même crainte qu’elle ? Évitant alors soigneusement quelques obstacles au sol elle trouva le jeune nain qui venait de s’allonger. Il remarqua alors bien vite sa présence.

—  Amerys, quelque chose ne va pas ? murmura-t-il soucieux.

     Mais la jeune femme ne répondit pas, enroulée dans sa couverture elle n’hésita pas une seconde de plus avant de s’allonger contre Fili. Elle s’était même littéralement blottie contre lui à la plus grande surprise de celui-ci. Ce dernier n’avait cependant pas bronché. Sans un mot il avait naturellement passé un bras par-dessus elle avant d’attraper sa main pour la caresser chaudement. Amerys soudain délivrée de ses peurs et pensées négatives profita de ce moment d’intimité tandis qu’elle sentait le souffle chaud du nain dans sa nuque.

       Lorsqu’elle se retourna légèrement sur le dos elle fit face au visage de Fili qui de ses yeux bleus la regardait avec tendresse et rêverie.

—  Vous aviez raison, murmura-t-elle alors à son adresse, le tirant de ses songes.

—  Raison pour ?

—  J’en veux un deuxième…

      Comprenant où Amerys voulait en venir Fili ne perdit pas son temps. Dans un élan passionné il embrassa alors la demi-naine si vite qu’elle plongea dans un tourbillon sensationnel, une tempête exquise, un ouragan de joie, une tornade d’amour… Ce n’était pas le baiser furtif qu’il avait déposé sur ses lèvres précédemment dans le tumulte du combat avec les orcs. Non… C’était un baiser plus intense, plus passionné et bien plus tendre. Tant est si bien qu’il fut difficile pour eux de s’arrêter. Seul le bruit d’un verre brisé au loin les stoppa dans leur échange. Redescendant alors subitement sur terre Fili éloigna son visage du sien en se raclant la gorge. Amerys lui adressa ensuite un sourire rêveur en caressant sa joue barbue et la tresse qui encadrait son visage, avant de finalement se retourner pour se blottir une nouvelle fois contre lui.

       La jeune femme aimait sentir le corps chaud du nain contre le sien, son bras qui l’entourait comme une étreinte éternelle. Avait-elle déjà senti un tel apaisement dans sa vie ? La réponse était non… Auprès de Fili elle se sentait vivre. Elle se sentait aimée, protégée et surtout envahie d’une étrange paix. Paix qu’elle désirait et affectait ardemment en cet instant de doutes et de peurs.

        Le jeune nain caressa ensuite sa nuque et ses cheveux pendant un moment, jusqu’à ce qu’elle s’endorme doucement dans ses bras, loin des mauvaises pensées qui avaient hanté son esprit.



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