La défaite des Valar

Chapitre 3

2485 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 08/12/2020 09:26

Une baignoire avait été installée dans la piteuse chambre de Léhonora. L’eau était encore chaude. Perplexe d’un tel confort, elle fronça les sourcils. Elle songeait à une tromperie de la part de son ennemi, ou bien à une manœuvre afin de l’abattre. Un poison dans cette eau serait si simple. Trop simple en réalité. Léhonora se sentait à l’abattoir. Un dernier bain. Un dernier repas. Un dernier souffle. La jeune femme redoutait de plonger ses pieds dans ce liquide qui l’appelait dans un doux murmure malgré son désir. Elle rêvait de se décrasser. Son odeur corporelle et celui de ses vêtements l’insupportaient. Une étable au fin fond d’une terre isolée et dépourvue d’hygiène sentirait meilleure qu’elle en cet instant. La sueur formait des auréoles. L’hémoglobine séchée marquerait à jamais les tissus. Ses cheveux étaient emmêlés entre la transpiration, la boue, la poussière et le sang. Les nœuds épais rendraient le brossage compliqué.

Léhonora soupira d’une telle vision. Elle était si indigne de son rang. Princesse royale, puissante héritière des Hommes, la voilà au même niveau qu’une fille de peuple dans la plus stricte précarité. « Tout ce qui est or ne brille pas, ma fille. » Les paroles de son père lui revinrent en mémoire. Les apparences étaient souvent trompeuses. Elles ne représentaient pas les individus qui s’y cachaient. Son regard se releva pour affronter le reflet dans la baie vitrée. La jeune femme ne laisserait pas cette vision la rabaisser. Elle détacha ses cheveux, attrapa la piètre brosse sur le meuble et se coiffa péniblement. Par la suite, elle se déshabilla et pénétra dans la baignoire ; non sans avoir bloqué la porte d’entrée avec une chaise.

La détente était complexe. La lumière variait entre le rouge orangé et le noir selon la direction du nuage chargé de cendre. L’odeur du souffre et de la chaleur infectait les lieux. Les grondements du volcan brisaient le silence pesant. Le Mordor semblait avoir été vidé de sa population. L’armée entière avait quitté le pays et marchait sur la Terre du Milieu. Seuls quelques gardes surveillaient le territoire. Sauron était sans doute trop confiant de sa victoire pour envisager une invasion soudaine sur ses terres. Et il avait probablement raison.

Après s’être lavée avec rapidité, Léhonora sortit de la baignoire, se sécha et saisit la robe abandonnée sur le lit. Elle l’avait repérée dès son retour dans la chambre sans lui prêter plus d’attention que cela. La tenue en lin bleu était sans manche avec des laçages pour l’ajuster ; et deux ouvertures sur le côté laissaient apercevoir un jupon blanc. Léhonora la trouvait vulgaire. Sauron la prenait-il pour une catin ? Oserait-elle enfiler ce vêtement ? C’était cela, ou bien remettre ses habits de combat qui méritaient de finir leur vie dans les flammes. Bien que dégoûtée, Léhonora inspira profondément et s’habilla de cette tenue indigne.

Les heures défilèrent sans interruption. La faim la tiraillait, mais elle savait qu’elle ne pourrait rien avaler. Enfermée, Léhonora tourna dans la chambre, encore et encore. Par moment, elle écoutait les bruits dans le couloir : quelques pas, quelques discussions. Rien d’extraordinaire. Rien qui pourrait l’aider dans sa situation actuelle. L’inaction était une torture. Être dans l’ignorance était un supplice. Que se passait-il à l’extérieur ? Qu’est-ce que Sauron désirait-il d’elle ? Elle était là, piégée dans cette lugubre et petite pièce. Fuir par la fenêtre n’était pas envisageable. Elle se situait trop en hauteur et il n’y avait aucun moyen d’escalader le mur. Au bout d’un moment, elle s’allongea sur le lit et essaya de dormir.

Les clés dans la serrure la sortirent de sa somnolence. La porte s’ouvrit sur un Númenóréen Noir. Celui-ci était accompagné par deux gardes. Le Seigneur des Ténèbres avait un sacré don pour envoyer les pires ennemis de Léhonora. Était-ce là une provocation ? Vraisemblablement. Le contraire serait étonnant de sa part.

— Votre présence est requise pour le procès, déclara-t-il.

— Le procès ? Quel procès ?

Il ne répondit pas. Il se contenta de la contraindre à le suivre. La jeune femme avança sans résistance. Elle n’était pas en position de force et, sans plan, elle ne risquerait pas un acte stupide.

— Comment pouvez-vous le suivre et faire couler le sang des vôtres ? J’ai beaucoup entendu parler du Seigneur Belzagar sans avoir eu l’occasion de le rencontrer.

Le silence. Toujours le silence. Léhonora n’obtiendrait aucune information volontaire de sa part. Elle espérait juste le tirer de son calme. Les Dúnedain et les Númenóréens Noirs se vouaient une haine indescriptible. La jeune femme ne doutait pas de ses sentiments à son égard. Elle essayait de le provoquer et de lui faire faire un faux pas.

— Que vous a promis Sauron ? Il…

Elle se tut à l’instant où l’homme se tourna vers elle, la main sur le pommeau de son épée. Il s’était retenu au dernier moment. Le regard enragé de l’individu trahissait son désir lui trancher la gorge. Elle ne détourna pas ses yeux. Elle n’avait pas peur de cet individu.

— C’est amusant de vous voir aussi soumis. Moi qui croyais les Númenóréens Noirs indépendants, je me suis trompée. Vous ne faites pas honneur à votre réputation, attaqua-t-elle.

La main de son ennemi serra davantage son arme. Léhonora aimerait tant s’en emparer. Elle pourrait aisément se défendre et tenter une fuite. Cependant, son adversaire se maîtrisait bien facilement et son sourire carnassier prouvait qu’il ne céderait pas à la provocation de la jeune femme.

— Et vous, vous êtes digne de votre réputation. Je vous ai vu combattre. Vous êtes une fine lame. En revanche, vous êtes d’une grande stupidité pour imaginer réussir à me berner.

Son emprise sur son épée se desserra. Il s’approcha d’elle jusqu’à la frôler.

— Vous n’avez peut-être pas peur de moi ni des miens, mais de Lui si. Alors, ne tentez pas d’être la plus rusée ou d’être une héroïne. Vous voulez donner une fière impression, mais derrière ce masque assuré et déterminé se dissimule une princesse en haillon, et privée de ses terres.

Léhonora déglutit difficilement. Elle ne lui donnait pas tort ; or elle ne se permettrait jamais de montrer sa vulnérabilité. Elle serait soumise à rudes épreuves désormais et elle se devait d’avoir les nerfs solides pour rester debout face à Sauron. Faiblir et courber l’échine étaient inenvisageable. Elle devrait lutter contre l’humiliation, l’asservissement et contre l’ensemble des actes qui s’abattrait sur elle, qu’ils fussent physiques ou psychologiques.

Ils reprirent leur route vers la salle du trône. Une assemblée s’y tenait avec quelques alliés du Seigneur des Ténèbres. Fiers et souriants, ils patientaient tandis qu’un homme énumérait les crimes d’un condamné à genoux devant Sauron. La tête levée vers lui, il refusait de réclamer sa pitié. Il périrait avec dignité, car il savait qu’il n’y avait plus d’espoir pour lui. L’homme acceptait sa sentence sans broncher. Il l’accueillait les bras ouverts sans résistance. Dès le début, il avait su que sa route se terminerait ici. La mort ne l’effrayait pas. Ses yeux gris fixaient ceux de son ennemi. Aucun des deux ne dévia le regard. Ils s’abandonnaient dans une ultime lutte.

L’unique peur de ce Dúnadan était pour sa fille. Pour sa chère enfant qui devrait combattre seule dans ce monde dévasté et gouverné par la terreur. Ses pensées étaient tournées vers elle. Elles étaient focalisées sur elle, mais les larmes ne coulèrent pas sur son visage. Il n’offrirait pas un tel spectacle à Sauron. Il ne songea même pas à son épouse qu’il aimait tant. Non, sa fille l’obsédait. Il aimerait la voir une dernière fois. Il regrettait tant de ne pas avoir su la protéger. Il avait échoué dans son rôle de roi et de père. Néanmoins, il lui avait fourni toutes les armes pour affronter ce monde. Sa confiance en elle dépassait le raisonnable. Il était persuadé qu’elle ramènerait la Lumière. Si les Valar l’appelaient à lui, c’était que Léhonora était digne de prendre sa succession et de mener les Peuples Libres.

Son cœur rata un battement lorsqu’il aperçut sa fille pénétrer dans la salle. Aragorn se décomposa et perdit sa prestance. Léhonora se stoppa devant cette vision d’horreur. Ce n’était pas un procès, c’était une exécution. Elle faiblit un instant en comprenant ce qui se produisait. Leurs regards se croisèrent. Celui d’Aragorn se noya dans les larmes même si aucune ne s’échappa ; tandis que celui de son enfant n’en retenu aucune. La barrière se brisa. Léhonora avait appréhendé la mort de son père. Elle s’y était attendue, mais jamais elle n’avait imaginé y assister impuissante. Figée, plus rien n’avait d’importance. Le monde cessa de tourner. Elle voudrait agir, mais son esprit avait déconnecté. Un mouvement de tête d’Aragorn lui demanda de détourner le regard. Il refusait qu’elle assistât à son exécution.

Le bruit d’une épée retirée de son fourreau résonna dans la salle du trône. Sauron accomplirait la sentence de ses propres mains.

— Non, s’écria Léhonora.

Elle se précipita vers son père et son ennemi avant qu’une main l’attrapât. La fermeté de cette emprise lui arracha un cri de douleur. Qui osait la brutaliser sans une opposition de Sauron ? Elle avait cru comprendre que personne n’avait l’autorisation de porter la main sur elle. Avait-elle mal entendu ? Peu importait. Elle se retourna dans le but d’affronter cet homme, mais un coup sur le visage lui fit perdre l’équilibre. Elle chuta avec violence au sol. La plaie sur ses lèvres s’ouvrit à nouveau et le sang goutta sur le marbre. Il se mêla aux larmes qui s’écoulaient avec abondance sur ses joues.

— Papa… ne faites pas cela. Je vous en prie, implora-t-elle.

Aucune pitié pour le Seigneur des Ténèbres. Il abattrait enfin Aragorn, meneur des Dúnedain. Il se débarrasserait de cette vermine une bonne fois pour toutes. Le laisser en vie était impossible. Léhonora refusait cette fatalité malgré l’acceptation de son père. Pourquoi ne combattait-il pas ? Pourquoi l’abandonnait-il sans lutter une dernière fois ? La colère se mélangea à la douleur. Il ne pouvait pas renoncer. Il n’en avait pas le droit.

La lame traversa la nuque d’Aragorn. Son sang s’étala et son corps s’y noya une fois l’arme retirée. Un hurlement de haine s’éleva. Portée par la rage, Léhonora se releva et fonça sur le Seigneur des Ténèbres. Elle repoussa un garde qui tenta de s’interposer. Elle le frappa, se saisit de son épée et l’abattit froidement. Elle se rua sur son ennemi sans filtre. Sauron avait ordonné de la laisser agir.

Léhonora attaqua. Encore et encore, tandis que son adversaire parait avec une facilité déconcertante. Elle usait de toutes ses forces pour le faire plier. Épuisée par les récents affrontements et par la faim, Léhonora était incapable de tenir tête au Seigneur des Ténèbres. Il le savait fort bien. C’était pour cette raison qu’il préférait la voir s’exténuer plutôt que de répliquer. De plus, il avouait que la situation le divertissait. Sauron était telle une statue. Il ne bougeait pas. Il demeurait impénétrable. Hormis un rictus qui exprimait son amusement, personne n’était en mesure de percer sa carapace. Face à lui, la jeune femme hurlait de rage et de souffrance. Elle frappait sans relâche. Elle s’humiliait devant ses ennemis et cela lui importait peu. Elle continuait pour apaiser son cœur meurtri. Quelle honte faisait-elle !

Le regard de Sauron changea brutalement. Il saisit Léhonora dès que les deux lames s’entrechoquèrent. Surprise, elle ne se débattit pas et elle perdit son épée. La jeune femme revint à la réalité et affronta son erreur. L’angoisse brillait dans ses yeux. Ils croisèrent ceux du Seigneur des Ténèbres. D’un seul mouvement, il la força à ployer les genoux. Sa main broyait le bras de Léhonora qui grimaça de douleur.

— Je vous tuerai, menaça-t-elle en grinçant des dents.

Le silence. Toujours le silence. Le Seigneur des Ténèbres ne répliquait quand cas de nécessité. Les actes prévalaient aux paroles. Il la lâcha et Léhonora se décontracta. Elle souffla en songeant qu’elle serait renvoyée dans sa misérable chambre ; or une lame traversa son épaule gauche. Aucun son ne s’échappa de ses lèvres. Sa respiration cessa et elle suffoqua. Sa main droite saisit l’arme et Léhonora n’eut cure de la coupure au contact du fer tranchant. Elle essayait vainement de se dégager, mais Sauron maintenait sans difficulté son épée en place. Sa vue se brouilla sous la douleur. Un vertige s’empara d’elle. L’odeur du sang se diffusa dans ses narines. Son goût remonta dans sa gorge. Ce liquide écarlate et chaud se déversait sur sa robe, son bras et formait une flaque sur le marbre noir.

Sauron retira son épée et Léhonora s’effondra en arrière. Au bord de l’inconscience, les sons semblaient si lointains. Sa tête bascula sur le côté et elle vit le cadavre encore tiède de son père. Son regard vidé de toute vie était vitreux. Ce fut avec cette vision qu’elle perdit connaissance.


Laisser un commentaire ?