Quatre anneaux pour les maîtres Hobbits
Tony trébucha contre une pierre et manqua de s'étaler à plat ventre sur le sol, mais s'en rendit à peine compte tant son attention était tournée vers d'autres horizons. L'ancien commerçant, à présent à la rue comme un clochard, marchait d'un pas déterminé quoique chaotique vers l'Auberge du Poney Fringant. Dans sa poche, il crispait sa main sur un petit anneau d'airain orné d'une pierre violette qu'il avait identifiée comme étant une améthyste.
Maître Lesbrouffe – comme on l'appelait respectueusement autrefois, quand il tenait encore son entreprise d'exportation d'herbe à pipe – était un fin connaisseur de la valeur des choses ainsi que de la psychologie des hommes ; à l'auberge, il comptait trouver un pigeon prospère sensible aux belles paroles auquel il vendrait cet anneau venu de nulle part à un prix exorbitant.
Sale, crotté et affamé, Tony Lesbrouffe poussa la porte du Poney Fringant avec difficulté – après tout, elle avait été conçue par les hommes et non par les hobbits – et se dirigea d'un pas confiant vers le haut comptoir derrière lequel siégeait un homme chauve plutôt court sur pattes. Autour de lui, les tables en bois étaient occupées par de petits groupes d'hommes ou de hobbits, parfois des voyageurs ou des commerçants ambulants. La plupart discutaient avec insouciance et personne n'accorda la moindre attention au nouveau-venu.
Lorsque le tenancier de l'auberge, installé derrière son comptoir, l'aperçut, il pointa son doigt sur lui tout en secouant la tête d'un air sévère.
« Pas de mendiants ici. Si tu veux être servi, montre ta bourse.
« Je ne suis pas venu ici pour cela, maître Poiredebeurré, tenta Tony de se justifier. Je vous payerai, soyez-en sûr... dès que j'aurai fait affaire !
« Méfiez-vous, patron, intervint un serveur hobbit de l'autre côté du comptoir. Ce type n'est pas là la première fois, il a déjà essayé d'escroquer des clients en vendant de la fausse herbe à pipe... »
Tony adressa un regard glacial à l'employé de la taverne.
« Nob, siffla-t-il suffisamment bas pour que Prosper Poiredebeurré ne l'entende pas, sache que si jamais je te mets la main dessus... »
Nob était un Piedvelu – autrement dit, plus petit d'une bonne tête et demie que Tony, un Fortaud. De plus, malgré ses vêtements en lambeaux et son apparence misérable, Lesbrouffe possédait toujours une certaine prestance, une aura autoritaire se dégageant de son regard sombre entouré de mèches de cheveux noués par la boue et ternis par la poussière. L'employé de l'auberge jugea plus prudent de s'éclipser avec son plateau de chopes de bière, lançant au passage une remarque acerbe à l'attention du nouveau-venu.
« Hmm, grognait entretemps Poiredebeurré, plongé dans d'intenses cogitations. Je n'ai plus souvenir... satanée mémoire ! Bon, petit, si ce que dit Nob est vrai alors je te laisse une deuxième chance... mais attention, si jamais il te prenait l'envie de dérober des bourses...
« Très bien, très bien, j'ai compris ! » sourit aimablement Tony.
Le patron du Poney Fringant avait toujours eu un petit faible pour les hobbits qu'il trouvait adorables, et leur pardonnait généralement tout. De plus, Lesbrouffe, malgré sa misère, n'avait pas l'air méchant. La taverne était un endroit de luxe pour trouver d'éventuels acheteurs dans ce village un peu à l'écart, alors Poiredebeurré jugea que ce malheureux méritait bien qu'on le laisse essayer de s'en sortir. Bien entendu, à la moindre plainte de la part d'un client, il mettrait ce clochard à la porte.
Quelque peu ravivé par l'opportunité de gagner un peu d'argent et par l'odeur de la bonne nourriture, le hobbit alla s'installer près d'une table occupée par un groupe d'hommes, probablement des marchands vu leurs costumes bariolés et leurs sacs pleins à craquer. Il les écouta attentivement discuter pendant une dizaine de minutes, apprenant ainsi qu'ils provenaient d'une caravane qui se rendait dans le Rohan. Enfin, lorsqu'il jugea le moment opportun, il se leva, épousseta ses vêtements pour qu'on ne le prenne pas immédiatement pour un mendiant, s'approcha silencieusement par derrière et se plaça entre deux d'entre eux, ce qui les fit sursauter.
« Oh ! Par ma barbe, un Semi-Homme ! s'étonna le premier – un bonhomme d'une cinquantaine d'années doté d'un bouc brun et à la chemise blanche soignée.
« En effet, Messire ! répliqua joyeusement Tony.
« Enfin, Sieg, tu en fais une tête ! se moqua un jeune homme blond comme les blés. À croire que tu viens de voir un gobelin !
« C'est ça, c'est ça, moquez-vous, marmonna le dénommé Sieg tandis que ses compagnons s'étouffaient dans un rire gras. Il m'a fait peur en arrivant comme ça, à l'improviste...
« Cugel, t'es pas mieux que Sieg, lança un rouquin à l'autre bout de la table à l'attention du blondinet. On doit encore te rappeler les événements de la Vieille Forêt ? Tu sais, quand tu t'es mis à fuir en hurlant que des arbres te poursuivaient ! »
L'hilarité générale redoubla d'intensité, tandis que Cugel se hérissait, vexé au plus haut point :
« Vous ne savez pas de quoi vous parlez, pauvres fous...
« Bref, on n'est pas là pour ça, les gars. Dites plutôt, vous... oui, vous, maître hobbit ! Qu'est-ce qui vous amène parmi nous ?
« Il a l'air de vouloir nous dire quelque chose, fit judicieusement remarquer le doyen de la compagnie, un vieil homme barbu aux cheveux argentés.
« Exact, Messire ! chantonna Lesbrouffe d'un ton suave. Il se trouve que j'ai récemment eu affaire à... un puissant magicien ! »
Comme pour illustrer son propos, il écarta théâtralement les bras. Certains marchands, intrigués, se penchèrent vers lui, ignorant sa mauvaise odeur (à laquelle ils étaient de toutes manières habitués).
« C'était un homme de haute taille, avec une longue barbe grise, un bâton magique et un chapeau pointu, continua le hobbit sa narration, inventant au fur et à mesure ces détails assez généraux et consensuels pour décrire un magicien. Son regard... était terrifiant : on avait l'impression qu'il pouvait voir l'âme des gens qu'il fixait ! »
Joignant le geste à la parole, il écarquilla brusquement les yeux et dévisagea ses interlocuteurs un à un. Tony avait toujours été un bon conteur : quoique les marchands fussent pour certains assez sceptiques, ils ne pouvaient s'empêcher d'être pendus aux lèvres du Semi-Homme.
« Cet homme, ce grand sorcier qui a parcouru maintes terres et combattu maints dragons, m'a alors narré son histoire, continua Lesbrouffe d'un ton mystique. Il a chevauché dans le Nord, en compagnie d'un grand et noble chevalier, afin de secourir une magnifique princesse enchaînée dans un donjon gardé par un troll. Après moult aventures que je n'aurai malheureusement pas le temps de raconter ici, les deux compagnons parvinrent enfin au château maudit... mais hélas ! Le troll était puissant – sans doute nourri par le sang de ses multiples assaillants de jadis – et les deux pauvres hères épuisés... Le preux chevalier mourut d'un coup terrible porté à son flanc, le magicien ne survécut que par miracle ! Enfin, dans un dernier élan d'énergie, il invoqua son sort le plus puissant et terrassa le troll ! Cependant, tragique fut son deuil, et même les larmes de la pauvre princesse ne surent le consoler... »
Il s'interrompit un moment pour reprendre discrètement son souffle et pour appuyer l'intensité dramatique de son récit. Autour de lui, les marchands, complètement emportés par son récit, s'impatientèrent :
« Et alors ? Qu'est-ce qui s'est passé ensuite ? le héla le dénommé Cugel.
« La demoiselle était destinée au chevalier, mais celui-ci gisait mort, reprit Lesbrouffe d'une voix faussement brisée par le chagrin. Le magicien la ramena à son père, le roi d’un pays ancien dont vous ne connaîtriez sans doute pas le nom, qui comme récompense pour ses précieux services lui offrit un anneau magique.
« Oooh, soufflèrent les commerçants.
« Il se trouve que j’ai rendu de fiers services à ce magicien, parla Tony d’un air confiant. Il était brisé par la mort de son ami le chevalier, et la récompense du roi pesait lourd sur sa conscience car il ne s’estimait pas légitime à la détenir. Lorsqu’il m’a raconté tout ceci, il m’a attentivement regardé avant de me dire : « j’ai sondé ton esprit, et j’ai vu que tu étais digne » – jamais je n’oublierai ses paroles ! Alors, il s’est penché vers moi, sa longue barbe caressant presque le sol, et m’a dit : « tend la main, brave hobbit ! » – chose que j’ai faite – puis m’a donné… cette bague précieuse, joyau unique s’il en est, jadis façonné par les elfes Noldors ! »
Avec un timing parfait, Tony sortit l’anneau de sa poche et le plaça au centre du petit cercle d’hommes formé autour de lui, le faisant luire sous l’éclat de la lumière tamisée de la taverne. Le souffle court, brièvement éblouis par ce scintillement violacé soudain, les marchands se penchèrent vers l’objet tenu par le hobbit, yeux brûlant d’émerveillement.
Cet instant magique ne dura cependant pas bien longtemps. Très vite, l’un d’entre eux s’exclama :
« Hé ! Mais c’est du bronze !
« Bart a raison, intervint Sieg, et la pierre, c’est juste une améthyste !
« Allons, allons, vous vous trompez, messieurs ! tenta Lesbrouffe de les raisonner. Ne reconnaissez-vous donc pas là l’ouvrage délicat des elfes d’antan ?...
« Effectivement, la bague est bizarre, marmonna le doyen de la compagnie. Mais ce n’est certainement pas l’œuvre d’un elfe, ni celle d’un nain ! Sans doute celle d’un homme à l’esprit retors… en tous cas, magique ou pas, je n’y toucherais pas si j’étais vous ! » avertit-il ses hommes.
Le vieillard avait sans doute instinctivement ressenti l’aura noire du Mordor qui imprégnait subtilement le métal de l’anneau.
« C’est juste du bronze, ta camelote, ricana Cugel en administrant une grande tape dans le dos de Lesbrouffe, qui avait perdu tout contrôle de la situation. Bon, je pourrais éventuellement te l’acheter… mais pour deux schillings, pas plus ! »
La remarque suscita l’hilarité générale, qui redoubla d’intensité quand les hommes virent le rictus contrarié du hobbit. Ce petit bonhomme en avait dans le pantalon pour venir les arnaquer avec autant de culot, d’une manière aussi grossière ! Certes, il n’était pas mauvais pour inventer des histoires…
La tête basse et la faim au ventre, Tony Lesbrouffe s’éloigna d’un pas trainant de la table où tous ses efforts venaient d’échouer lamentablement. En passant devant le comptoir du tenancier, il tenta encore son coup – sans grande conviction, toutefois :
« Maître Poiredebeurré, j’ai en ma possession cet artefact magique d’une valeur inestimable… je vous le cèderais pour un bon repas chaud, c’est une véritable aubaine pour vous !...
« Magique ? Peuh, soupira l’aubergiste. Je ne touche pas à ces choses-là. Gardez donc votre anneau, mon petit maître ! Vous trouverez certainement un meilleur acheteur en ville, dans une bijouterie, qu’ici. »
La conversation fut entendue par Nob, dissimulé dans l’ombre d’une chaise, qui explosa de rire et vint narguer une fois de plus le malheureux Tony, qui ne s’en débarrassa qu’à grande peine.
Une fois dehors, dans le froid et l’humidité, le clochard s’enfonça dans la ruelle où il passait ses nuits depuis quelques jours et alla se lover dans un coin derrière un tas d’ordures, une petite alcôve réchauffée par la présence d’une cheminée de l’autre côté du mur peu épais, sans doute. Déprimé, les doigts gelés, il joua pendant quelques instants avec cet anneau de malheur qu’il ne parvenait pas à vendre – il était vrai que le bibelot ne paraissait pas bien reluisant – avant de l’enfiler machinalement à son index et de le laisser là en oubliant son existence.
Il aurait pu le vendre – on lui en aurait donné quelques schillings, pas davantage, mais c’était toujours bon à prendre… mais ensuite ? Que ferait-il de si peu d’argent ? Il pourrait s’acheter une bouchée de pain rassis, mais ça ne le sauverait pas…
Ses mains à présent profondément enfoncées dans ses poches tombèrent soudain sur un objet longiligne et familier : sa pipe ! Elle, elle aurait certainement plus de valeur que l’anneau, mais… c’était la pipe de sa famille, transmise de génération en génération. Non, il ne la vendrait qu’en dernier recours. En attendant, il fouilla son autre poche, à la recherche d’un petit sachet presque vide à présent, qui constituait sans doute le trésor le plus important à ses yeux parmi toutes ses maigres possessions : sa dernière dose d’herbe à pipe. Il se la gardait également pour plus tard, mais après tout… il faisait froid, il était au fond du gouffre. Cette dernière pipe qu’il fumerait avant, sans doute, de mourir d’inanition (dans l’esprit des hobbits, la mort d’inanition survenait généralement après un ou deux jours de jeûne) symbolisait cette dernière bouffée d’espoir de s’en sortir qu’avait représenté l’anneau apparu mystérieusement la veille.
Une fois sa pipe rembourrée dans les règles de l’art, le malheureux Tony s’aperçut qu’il avait oublié un détail : il ne possédait aucune allumette. Même cet ultime plaisir semblait lui être refusé… À présent complètement dépité, Lesbrouffe fondit en larmes, submergé par une violente rage intérieure et un profond sentiment d’injustice. Si seulement il pouvait leur faire payer… à tous… à tous ces malandrins qui l’avaient privé de son exploitation d’herbe à pipe…
Soudain, sans qu’il ne s’en aperçoive immédiatement, l’améthyste de son anneau commença à luire d’une intense lumière violette. D’abord terrifié, Tony finit par observer avec fascination ce phénomène inexplicable ; puis, soudain, il renifla et leva les yeux, sentant une odeur ténue de fumée.
Il mit quelques instants avant de trouver l’origine de l’odeur : il s’agissait de sa propre pipe, qu’il avait laissée tomber suite à sa surprise de voir étinceler l’anneau. Délicatement, il la ramassa et l’examina sous toutes ses coutures : elle paraissait normale – si l’on omettait le fait qu’elle s’était mystérieusement allumée. Un peu circonspect, il la porta à ses lèvres… tira quelques bouffées… puis souffla un rond de fumée.
C’est alors que le deuxième événement surnaturel se produisit : le rond de fumée flotta un moment devant son visage, avant de changer subitement de forme, prenant l’apparence d’un poulet rôti qui fit saliver le clochard malgré son étonnement et son incompréhension face à ce qu’il voyait actuellement. Un deuxième rond de fumée prit l’apparence d’une pièce de penny de la Comté, et un troisième du visage tant haï de Kordo Molmotte.
Cet enfoiré de Kordo ! C’était lui, le responsable de tous ses malheurs ! Tony poussa un cri de rage tout en essayant de saisir le portrait formé par la fumée – qui se dispersa aussitôt.
Le hobbit mit quelques instants à se remettre de ses émotions, avant de retirer précautionneusement la bague de son doigt pour l’examiner une nouvelle fois – avec un intérêt renouvelé, cette fois-ci : non, il n’allait pas vendre cet anneau. En aucun cas. Il semblait bien qu’il allait s’avérer extrêmement utile…
Ironie du sort : il n’avait pas menti en affirmant qu’il était magique !