Quatre anneaux pour les maîtres Hobbits
L'Œil braquait son regard inquiétant sur cette petite parcelle de verdure, loin à l'ouest, juste avant les Havres Gris d'où partaient les elfes déserteurs. La Comté... il ne s'était jamais intéressé à ce petit pays de bouseux, peuplé de gens simples et sans ambitions. Peuh. S'il l'avait pu, il les aurait déjà tous réduits en esclavage, rien que pour voir leurs stupides petites bouilles toutes rondes souffrir ! Mais il ne perdait rien pour attendre.
S'il avait entendu parler des hobbits, c'était par pur hasard : depuis presque un an à présent, il était en correspondance avec Saroumane le Blanc via un Palantir corrompu par ses soins. Au détour d'une conversation apparemment sans intérêt, le mage blanc lui avait révélé l'affection que son plus puissant subordonné, Gandalf le Gris, semblait porter à ce petit peuple oublié, ainsi que l'étrange implication qu'un hobbit avait parue avoir près de cinquante ans auparavant lors de la reconquête d'Erebor par les nains.
Tout ceci avait alerté le puissant Maiar, qui s'était rendu compte qu'il n'avait jamais cherché à corrompre cette race de mortels de la Terre du Milieu ! Les hobbits étaient apparentés aux hommes, ça il le savait, mais leurs coutumes étaient inhabituellement pacifiques et hostiles à toute trace de prise de risques ou de quête de pouvoir. En bref : c'était un peuple ennuyant à mourir. Mais leur cas n'était peut-être pas si désespéré qu'il aurait pu le paraître...
Pour cette raison, Sauron, par l'intermédiaire de Saroumane, fit forger quatre nouveaux Anneaux – certes peu puissants mais soumis, comme les dix-neuf autres, à la volonté de l'Unique – et les dispersa aux quatre coins de la Comté de manière complètement aléatoire. Il fallait qu'il en apprenne davantage sur ce peuple : comment se comporteraient-ils face à ce nouveau pouvoir ? Seraient-ils aisément corruptibles ? Se soumettraient-ils naturellement à lui ?
Tant de questions qui n'attendaient plus qu'à être élucidées !
OoOoOoO
Pendant ce temps, à des dizaines de milliers de bornes de là...
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C'était décidément un très bel anneau...
Rosie se réveilla en sursaut, haletante, et ne reconnut pas l'endroit dans lequel elle se trouvait durant quelques secondes. Elle avait fait un rêve étrange, presque malsain... mais à présent, elle ne se souvenait plus de rien.
Enfin, elle se calma un peu et laissa sa tête retomber sur son coussin douillet tout en émettant un grand soupir. Elle était chez elle, dans sa petite chambre confortable, à Hobbitbourg. Les rayons du soleil matinal s'infiltraient dans la pièce via le minuscule hublot rond au-dessus de son lit, éclairant une grande armoire en bois, une petite table de chevet, un bidet dans un coin de la pièce et les couvertures blanches et chaudes qui recouvraient ses pieds. Rien d'anormal. Tout semblait en ordre.
Pourtant, un reflet doré sur sa table de chevet attira l'attention de la jeune serveuse : fronçant les sourcils, elle tendit la main vers le petit objet et s'en saisit pour l'examiner de plus près, le tournant précautionneusement entre ses doigts. Les événements presque surnaturels de la veille refirent surface dans sa mémoire tandis que ses yeux bleu ciel se plongeaient dans le jaune éclatant de la pierre en forme de goutte qui ornait la petite bague.
C'était décidément un anneau bien mystérieux...
OoOoOoO
« Pardon, monsieur Fierpied ! »
Le tenancier de l'auberge se contenta d'émettre un « Humphr » dédaigneux et délaissa son employée maladroite. Rosie se mordit les lèvres tout en se fustigeant intérieurement : quelle imbécile elle était ! C'était la deuxième chope en deux jours qu'elle laissait tomber par terre !... sans compter celle de la veille, dont Otto n'avait heureusement pas entendu parler.
Elle n'eut cependant pas le temps de tergiverser davantage car déjà, un groupe de clients bavards la hélait de l'autre côté de la salle. Affichant un sourire artificiel, la jolie blonde se saisit du plateau qu'ils avaient commandé et alla d'un pas faussement léger dans leur direction. Elle se disait qu'elle ne pouvait compter que sur sa popularité auprès des clients pour garder son travail...
Un peu plus tard dans la journée, durant son heure de pause du midi, Rosie sortit de l'auberge pour se dégourdir un peu les jambes... et aussi pour tenter d'en découvrir davantage au sujet de sa trouvaille de la veille. Depuis le matin, l'anneau était demeuré dans sa poche – elle n'osait pas le mettre pour ne pas attirer l'attention dessus – mais les souvenirs de son inexplicable apparition n'avaient cessé de tirailler l'esprit de la jeune hobbit.
Tandis qu'elle marchait dans la rue, adressant de temps à autre un sourire à un passant qu'elle reconnaissait, Rosie sortit discrètement l'anneau de sa poche et l'examina une nouvelle fois, toujours aussi intriguée par son apparence : il était d'une très belle couleur dorée, très vive, et la petite pierre scintillait de mille feux au soleil. Peut-être était-il en or pur ? Peut-être la pierre était-elle un petit diamant ? Quoique... elle n'avait jamais entendu parler d'un diamant de couleur jaune...
Rosie soupira en secouant la tête : elle n'y connaissait rien en pierres précieuses, sa famille était trop pauvre pour qu'elle pût posséder des bijoux de valeur. Il fallait qu'elle aille voir un orfèvre.
Justement, la boutique de maître Armoise, meilleur orfèvre de la ville, se trouvait non loin de là. D'un pas décidé, Rosie accéléra la marche dans cette direction, impatiente d'en savoir davantage sur son étrange trouvaille.
Lorsqu'elle poussa la petite porte ronde de la boutique, un carillon retentit au-dessus de sa tête, lui faisant lever les yeux.
« Oh, bonjour mademoiselle Cotton ! résonna alors une voix agréable quelque part à sa droite. Quel bon vent vous amène ? »
Maître Armoise, un hobbit rondelet d'une cinquantaine d'années, se tenait derrière son bureau jonché de matériel et de bijoux de toutes sortes. De petites lunettes rondes et épaisses ornaient son nez rose, et il souriait aimablement à sa visiteuse. Hormis eux deux, la pièce était déserte.
« Bonjour, maître Armoise ! salua Rosie en lui rendant son sourire. Je suis venue... attendez, je vais vous montrer pourquoi je suis venue. »
D'un petit pas vif et précipité, elle alla se placer derrière le comptoir de l'orfèvre et, après une seconde d'hésitation, ouvrit son poing dans lequel était lové le petit anneau doré.
Les pupilles du maitre bijoutier scintillèrent de curiosité. D'une main, il fouilla son bureau, d'où il sortit une pince de laquelle il se saisit de l'objet, de l'autre il prit une loupe qu'il colla à son œil droit. Une minute environ s'écoula avant qu'il ne repose l'anneau, la pince et la loupe sur son bureau tout en secouant la tête d'un air amusé.
« Une bague en laiton, mademoiselle Rosie. La pierre, elle, a un peu plus de valeur : c'est une topaze. Mais elle est trop petite pour que vous espériez en tirer davantage que quelques malheureux schillings...
« Ce... ce n'est pas de l'or ? Vous êtes sûr ? insista malgré tout la jeune fille, déçue.
« Tout ce qui brille n'est pas or, vous savez. Le laiton ressemble à de l'or, mais est bien plus léger et plus dur. Quand on est du métier, on voit la différence en un coup d'œil. »
À présent, Rosie fixait ses chaussures, dépitée. Sans savoir pourquoi, elle s'était attendue à ce que son anneau soit un objet rare et précieux... pourtant, il semblait que ce n'était qu'un bijou en toc.
« Cependant, continua maître Armoise, je suis étonné de la conception de cette bague... je ne reconnais là l'œuvre d'aucun de mes collègues. Où avez-vous obtenu cet objet ? »
Rosie releva les yeux et se pinça les lèvres, réfléchissant à toute vitesse.
« Euh... un étranger l'a oublié à l'auberge, répondit-elle d'une voix hésitante. Il est parti hier, il est probable qu'il ne repassera jamais... surtout si ce n'est, comme vous dites, qu'une bague en toc...
« Oh... je vois, murmura l'orfèvre en observant une seconde fois l'anneau à la loupe. Ce bijou n'a peut-être pas beaucoup de valeur sur le marché, il est cependant assez intéressant... que diriez-vous de me le vendre pour deux pennies ? C'est au moins le décuple de sa valeur réelle. »
Rosie cligna des yeux, surprise. Deux pennies... cela représentait un cinquième de son loyer en ville ! Pourquoi une telle proposition pour une bague apparemment sans valeur ?
Oh, bien sûr, cet argent lui aurait été très utile, mais...
« Non... non merci, maître Armoise, répondit-elle en reprenant son anneau. Je préférerais le garder, au cas où l'étranger reviendrait dans la région – c'est peut-être un souvenir de famille ou que sais-je...
« Vous êtes sûre, mademoiselle Cotton ? s'étonna le bijoutier. Bon... eh bien, écoutez, si tel est votre bon vouloir...
« Au revoir, monsieur ! lança la serveuse qui avait sautillé jusqu'au pas de la porte. Et merci !
« Au revoir, mademoiselle Cotton ! »
En sortant sur le seuil de la boutique, Rosie jeta encore un discret coup d'œil en biais à l'orfèvre et s'étonna de le voir pensif, yeux perdus dans le vague. Quelle étrange discussion ! Cet anneau... lui avait-il menti sur sa réelle valeur, ou bien était-ce simplement un objet de curiosité qu'il aurait souhaité ajouter à sa collection ?
Toute cette histoire demeurait voilée de mystères...