La maraude du Vieux Touque

Chapitre 30 : La vallée de la combe fendue - Cuisine et dépendances

2588 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 03/01/2020 22:17

Elfe et hobbit cheminèrent de patios en salles, deux jeunes gens discutant du sens de la vie en découvrant de proche en proche qu’ils n’avaient guère de chances de se comprendre, sous le regard attendri des statues de marbre. Le duo croisait de nombreux elfes, surpris et amusés de cette joyeuse et improbable compagnie et du sérieux décalé des propos, au milieu des oratoires et des colonnades majestueuses de Fondcombe.

Un peu plus loin, sous un dôme bleu nuit miroitant de milliers de gemmes, une grave dame elfe tentait de mettre un peu d’ordre dans une répétition de danse. Lorsque la demi-douzaine de danseuses aperçut le hobbit, la compagnie disloqua sa fragile formation et se précipita autour du « mignon petit lutin ». L’excitation fut à son comble lorsqu’elles remarquèrent la forte pilosité sur le dessus des pieds du hobbit. À regret, Gerry refusa les propositions pressantes de jouer un faune dans le tableau vivant que préparait le groupe. Rùmil dispersa ses amies avec gentillesse et fermeté, aidé de sa promise Idril, la plus jeune des danseuses.

Enfin les deux jeunes gens atteignirent les cuisines. Jamais Gerry n’aurait pu imaginer un spectacle aussi grandiose. Des alignements de cuivres rutilants reflétaient les flammes de lampes multicolores qui pendaient des voûtes recouvertes de glaces d’argent. La verrerie alignée dans des placards transparents étincelait comme les brillantes mailles de chevaliers Noldor. Un bataillon de mirlitons veillait devant des feux de diverses couleurs, sous l’œil vigilant du maître-queux, qui donnait la mesure d’un chant partagé par tous les Elfes de la pièce. L’immense salle bruissait d’agitation, mais un ordre invisible cadençait l’intervention appliquée et inspirée de chaque protagoniste. Par moment, le maître de cuisine, s’approchant d’un plat, saisissait un ustensile ou un ingrédient et entonnait une variante ou un contre-chant, qui possédait son unité propre mais se mariait à l’air d’ensemble.

Le hobbit n’avait rien contre chanter en travaillant, mais corser un plat d’une recette musicale défiait quelque peu son sens culinaire.

– Alors c’est ainsi que l’on cuisine ici, en chantant ?

– Bien sûr ! Sans quoi, comment voulez-vous que les sauces s’accordent aux plats, les épices aux chairs, les vins aux fumets ?

– Oui, chez nous aussi, on peut chanter… Mais les plats les plus savoureux, sont ceux que l’on prépare avec amour !

– Oh, mais il y en a une bonne rasade dans nos chants ! Demain nous fêterons Nost-na-Lothion [1], le début de l’année elfique, expliqua Rùmil avec délectation. Il y aura des chants, des danses et un grand festin pour toute la maisonnée. Nous aurons des invités spéciaux ! Maître Erestor a annoncé qu’une troupe des Nains de Durin allait nous rejoindre, vous rendez-vous compte ? Et c’est pourquoi Medianendil [2], le Maître des cuisines d’Imladris, chante le rite du printemps. Les mets promettent une saveur de sève et de miel ! 

Rùmil prit le hobbit par la main et s’avança timidement vers le Maître de cuisine si affairé. Medianendil les aperçut du coin de l’œil. Il enchaîna aussitôt avec le couplet qui enjoint aux petits parasites et rongeurs du printemps, de laisser tranquilles les jeunes racines et les bourgeons en fleurs.

Le jeune Rùmil fit prudemment demi-tour, mais un chef de rang l’intercepta gentiment pour le conduire à une réserve, où il lui concéda quelques denrées pour que son hôte et lui se sustentent dignement, sans déranger la préparation de la fête. Un large panier d’osier suffit à peine à contenir les petits pains, gâteaux, miel, confitures, beurre, poisson séché, lait et fruits. Les deux larrons jugèrent leur sort acceptable et battirent en retraite sans demander leur reste.

Les compagnons descendirent la colline en devisant comme de vieux camarades, passant un moment léger à discourir de leurs coutumes et de leurs espoirs. Ils partirent à la recherche d’un coin au calme, propice au boire et au manger, sans interruption d’aucune sorte.

Toute la vallée offrait le panorama riant d’un printemps prometteur. Au détour du chemin joliment pavé, ils découvrirent un petit kiosque au toit évoquant les voiles d’un vaisseau elfique. Mais lorsqu’ils en approchèrent, ils découvrirent que l’endroit était déjà occupé et fort animé.

Gandalf et Arathorn, face à face, s’opposaient une fois encore et avec vigueur, sur le grave sujet du renouveau d’Arnor. Une belle et gracieuse femme aux longs cheveux aile-de-corbeau était assise un peu à l’écart, un petit garçon sur ses genoux. Les deux hommes jouaient avec la vieille grive en discutant, mais la dame suivait leur débat avec attention et une certaine anxiété, intervenant parfois en modérant l’un ou l’autre. Rùmil et Gerry ralentirent le pas sans même se concerter. Apparemment le besoin de s’instruire des jeunes elfes vaut l’esprit inquisiteur des jeunes hobbits. Tous deux s’accroupirent au pied du talus sous la tonnelle et écoutèrent.

Arathorn poursuivait l’exposé de ses vues :

– …Seul un puissant état peut lutter contre les forces obscures et sécuriser ses frontières. Outre un guide incontesté et un noyau de combattants dévoués, un royaume fort nécessite avant tout des ressources et des échanges avec ses voisins alliés.

– Mon cher Arathorn, Eriador est fortement dépeuplé depuis la défaite d’Argonui. La victoire obtenue avec l’aide du Gondor et des elfes de Lindon est loin, et ces deux alliés connaissent eux-mêmes désormais de graves difficultés.

– Ils en auraient moins si Arnor pouvait renaître et combler d’un peuple industrieux les étendues sauvages autrefois cultivées. Vous le savez, nous avons développé un réseau de fermes et de gardiens de troupeaux dans l’ancien Arthedain, autour de nos refuges secrets et le long de la route de l’est. Nous sommes sur le bon chemin, nous avons commencé à rétablir de petits noyaux d’industries qui viennent les compléter : tanneries, séchage des viandes, moulins, forges, brasserie, fermes à houblon…

– Les Dúnedain sont trop peu nombreux pour soutenir autant d’activités. Les orques du nord et des Monts de Brume vont fondre sur vous avant que les populations n’aient le temps de croître et de se fortifier.

– Les Hommes ne peuvent croître sans ressources, Gandalf !

– Je crains qu’il ne soit trop tôt, Arathorn. Mon cœur me le souffle.

– Le mien m’ordonne de ne pas attendre. Combien de temps encore mon peuple devra-t-il rester dans l’anonymat, caché comme des vagabonds sans foyer ni art de vivre ? Notre temps est venu, Gandalf ! Songez que depuis la guerre des Nains et des Orques, la menace des gobelins s’est considérablement réduite. Une fois les premières agglomérations recréées, nous serons capables, avec l’aide de nos foyers cachés déjà installés, en sus de la Comté et Bree, de réduire rapidement notre dépendance en denrées importées, telles que les vêtements, les armes et les outils. Puis viendront des industries à plus grande échelle. Par exemple nous planterons des arbres de coupe dans la vallée médiane du Gwathlo, pour une future industrie navale du Minhiriath.

– Ne me dites pas que vous rêvez à l’ambre et à l’ivoire de la grande baie de Forochel ! J’espère que vous n’imaginez pas restaurer la flotte de baleiniers de Tharbad ?

– Et pourquoi pas ?

– Le grand nord est sous l’emprise d’un mal qui dépasse votre entendement, Arathorn. Et son influence atteint jusqu’au cœur d’Eriador certains hivers. Vous devez d’abord sécuriser l’intérieur du territoire, comme les hauts hantés de Tyrn Gorthad.

– Vous sous-estimez les capacités de mon peuple, Gandalf. Certaines activités perdurent comme autrefois : la cire et le miel d’Eldanar, la laine des hauts de Cardolan, les fourrures de Numeriador, le Houblon de Bree et de la Comté…

– Cela est sans doute vrai, mais reconnaissez que ces activités ont plus besoin de votre protection que de vos connaissances.

– Mais nous n’avons pas perdu le savoir-faire de nos pères, nous l’avons patiemment entretenu durant toutes ces années de dissimulation, dans nos havres secrets sur la Lhûn et en Sirannar. Les élixirs de Fornost Erain, les teintures de Minas Tarma, les eaux lourdes d’Amon Emerie, les musiciens et les instruments de Bar Eketa, les parfums des collines du crépuscule, les herbes médicinales du lac Nenuial : toutes ces richesses dorment, préservées par les mains habiles et les esprits patients de mon peuple, dans l’anonymat de nos refuges.

– Arathorn, je n’ai pas oublié ce que fut Arthedain du temps de sa résistance : les ferronneries et les satins de Thalion, les tapisseries des cantons de Feotar, les céréales de la vallée du Gwathlo étaient admirables. Certes, un royaume sans ennemis pourrait se développer et rouvrir les mines d’étain et de cuivre de Rhudaur, les mines de fer dans les montagnes bleues, les carrières de marbre des collines du vent, et même l’exploitation des bois aromatiques des landes d’Etten ou de la tourbe des désolations d’Oiolad. Je sais aussi que vous rêvez de planter de la vigne en Eregion et j’ai récemment appris que vous envisagiez d’étendre la culture de l’herbe à pipe pour en faire commerce avec des peuples qui ignorent la pipe ! Vous l’entendez, le génie, le savoir et l’inventivité des Dúnedain me sont bien présents à l’esprit. Mais vous ne tenez pas assez compte de la peur qui paralyse les hommes d’Eregion. Vos projets requièrent une main d’œuvre considérable. Or toute votre force en alerte réussit à peine à éloigner les raids d’orques. Les menaces décupleront lorsque vos fleurons, ces proies riches et tentantes, commenceront à se faire connaître. Contre la puissance des dragons et la peur qu’ils inspirent, les garnisons ne servent de rien. Le temps n’est pas encore venu de restaurer Arthedain. Nous devons d’abord éradiquer le grand nord de ces fléaux.

– Vous conseillez la prudence, Gandalf. Je vous entends. Mais l’irrésolution ou la peur de dragons chimériques ne doit pas nous paralyser. Nous avons réussi la première étape de mon plan : implanter quelques fermes et troupeaux et sécuriser la grande route de l’est. Mon ambition est d’étendre ce réseau vers Rhovanion puis vers Gondor. Les nouvelles que vous amenez de Saroumane et la bataille que nous avons gagnée me font penser que nous avons raison.

– Un mal se trame en Rhovanion, qui a tenté de nous atteindre en effet. Mais ne méprisez pas les Grands Vers ! Il me parait mal venu de risquer vos précieuses ressources alors qu’il n’est pas encore temps. Vos refuges restent vulnérables ! J’imagine que c’est la raison de la présence ici de votre digne épouse et de votre petit-fils ?

– C’est exact. Mais mon fils aîné Arvedui conduit nos braves vers Tharbad pour chasser ces rôdeurs noirs. Il me rejoindra ici après la victoire.

– Prenez garde que tout le pays de Dun ne s’embrase. J’ai assisté récemment à l’exécution sommaire d’une tribu par une autre. Il n’y a pas d’espoir dans un combat à outrance de ce genre. C’était horrible, Arathorn. Je vous exhorte à des actions plus mesurées.

– Vous manquez cruellement de vision d’avenir, Gandalf.

– Vous manquez dramatiquement de réalisme, Arathorn. Ma vision, contrairement à la vôtre, se base sur des observations et non des rêves. Mais peut-être entendrez-vous raison, si ce n’est de moi, du moins au conseil que Maître Elrond ne devrait pas manquer de convoquer sous peu.

– À quel propos ?

– Au sujet d’une certaine expédition dans le nord !

– Ce projet est l’initiative des dúnedain ! Il n’a pas sa place dans un conseil ! Je désapprouve que vous en ayez parlé !

Les yeux du magicien lancèrent des éclairs :

– Je n’en ai pas parlé ! Mais des faits et des protagonistes nouveaux sont apparus. Vous devriez considérer cela comme un signe et le méditer ! 

Là-dessus Gandalf irrité se leva, salua la dame, caressa la tête du petit garçon et s’en fut de son pas décidé vers la demeure d’Elrond, marmonnant dans sa barbe et ressassant ses projets. Rùmil, accroupi avec Gerry au pied du coteau où se dressait le kiosque, tourna un visage amusé vers le hobbit. Surprendre les grands en pleine dispute ne manquait pas de piquant !

Son sourire complice se mua en une expression d’alarme. Le semi-homme, adossé au talus et blanc comme un linge, les yeux injectés de sang, haletait avec difficulté, la main sur le cœur.

Le récit de Gandalf avait rappelé au hobbit, l’atroce tuerie d’hommes par des hommes dont il avait été témoin, ce massacre gratuit engendré par son anneau. Voilà donc ce qui lui avait été caché, soi-disant pour son propre bien. Sa limitation intime lui était révélée, dans toute sa laideur. S’en approcher l’avait confondu d’horreur. Un mélange de dégoût et de culpabilité lui mettait le cœur au bord des lèvres. Gerry revit aussi le regard haineux du loup-garou qui appelait son côté sombre. À moitié inconscient, son esprit amalgamait les violences subies ces derniers jours. Gerry avait la sensation que son anneau de puissance était au cœur de ce déferlement, qu’il craignait de traîner derrière lui comme une malédiction chevillée au corps. La face hideuse et grimaçante emplissait son esprit, elle s’approchait jusqu’à le dévorer…

Rùmil le secoua gentiment, le força à se lever et mena lentement sur le chemin pavé, le hobbit à l’air hagard. À mi-chemin des pâtures à l’ouest de la vallée, ils s’installèrent au doux soleil du printemps sur un banc de mousses, devant un bassin d’eau claire. Le hobbit grignota un bout de fromage, puis attaqua une miche à belle dent et sa tournure d’esprit morbide sembla s’envoler.

L’insatiable appétit du hobbit pour les mets terrestres étonna Rùmil. « La flamme des mortels est vive mais fugace. Leur destin doit s’accomplir en peu de temps. » songea l’elfe.

Une fois repu, Gerry s’étendit dans l’herbe « juste pour un moment ». Constatant que cet instant semblait s’allonger encore et encore, Rùmil s’assit en tailleur devant le bassin et plongea lentement dans la profonde méditation des Elfes.

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NOTES

[1] Éclosion des fleurs

[2] Littéralement : celui qui aime donner à manger…

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