La maraude du Vieux Touque

Chapitre 31 : La vallée de la combe fendue - Invasion

2785 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 05/01/2020 22:23

Lorsque Rùmil revint de ses voyages en pensée, le soir allait bientôt tomber. La cascade, nimbée des ors du couchant, drapait les volutes de ses nuées, autour des pinacles scintillants du château.

Le hobbit était toujours étendu sur le gazon, avec ses yeux grands ouverts, figés dans la contemplation du ciel qui se piquetait d’étoiles. Mais son visage déformé grimaçait avec un rictus horrifié. Rùmil secoua Gerry. Le hobbit poussa un cri rauque :

– Il essaie d’entrer, il se rapproche ! 

Saisi d’un tremblement, le semi-homme se débattit violemment avant de retomber inerte. D’horribles spasmes parcouraient ses membres tétanisés. Rùmil appela à l’aide. Arathorn accourut et prit le hobbit dans ses bras :

– Il est glacé !

Le dúnadan revint au pas de course vers la demeure d’Elrond. Rejoignant son épouse près de la tonnelle, il lui montra le petit corps inanimé.

La Dame resta interdite un instant : un semi-homme était apparu dans ses rêves récemment ! Mais son petit-fils lui tirait la main avec insistance :

– Qu’est-ce qu’il a, le garçon, Aremel [1] ? Il est malade ? Pourquoi tu le soignes pas ? demanda le petit Halafin affolé.

Devant l’inquiétude du gamin, Arathorn déposa le hobbit dans l’herbe. Son épouse, Luinloth [2], appartenait à la lignée des guérisseurs de Fornost Erain. Les traits fins et réguliers de son gracieux visage se durcirent, comme elle examinait rapidement et palpait le petit corps.

Mais le teint terreux du hobbit commençait à virer au bleu. Tendue et concentrée, elle comprima par à-coup la poitrine du semi-homme, puis lui donna le baiser de vie, et recommença, alternant ces soins jusqu’à ce que Gerry se remît à respirer, en sifflant. Alors Luinloth redressa le hobbit, assis sur l’herbe. Puis elle prit une feuille dans une petite aumônière à sa ceinture et l’écrasa en frottant vigoureusement ses paumes. Ouvrant ses mains comme les ailes d’un oiseau blanc, elle souffla doucement sur les bris de feuille, devant le visage du hobbit. Une fragrance fraîche et pétillante les environna. Comme le petit corps reprenait progressivement une respiration plus aisée, la guérisseuse acheva en massant doucement de ses mains le front, les paupières, les tempes et les ailes du nez du hobbit, qui restait prostré.

– Le semi-homme respire maintenant normalement, constata Luinloth. Mais il est habité d’un rêve atroce au-delà de mes pouvoirs de guérison, et qui aura raison de sa résistance si l’Aîné de notre maison ne prend soin de lui. 

Arathorn reprit son petit écuyer dans les bras et se rendit au château. Quelques minutes plus tard, Gerry était dans son lit, entouré de Rùmil, Gandalf et Arathorn, dont les visages étaient graves.

Un seigneur elfe entra dans la petite chambre, rejetant les pans bleu-nuit de sa robe de velours. Son visage alliait la grâce méditative des Elfes à l’endurante volonté des Hommes. S’approchant du lit, il pencha vers le hobbit sa chevelure sombre et ceinte d’un bandeau blanc. La lumière des étoiles perçait dans son regard gris, reflet des espoirs et des regrets de tout son peuple. Elrond Peredhel [3], était sans âge, ni jeune ni vieux, noble et beau comme le premier Roi des Hommes avant la blessure du monde. [4] Maints étés avaient mûri sa pensée, sans amoindrir la vigueur de son bras guerrier. Son front reflétait la plénitude du savoir elfique mais son sourire désabusé trahissait la lassitude de trop nombreuses années de lutte. Le Seigneur de Fondcombe, réputé pour sa sagesse et sa clairvoyance, s’assit au chevet du malade et tendit sa main guérisseuse vers le front de Gerry.

Le hobbit était nu, paralysé dans un faisceau dardé d’une pupille noire en amande, entourée d’une iris striée de feu jaune. Il sentait ses dernières résistances céder aux pulsions impérieuses et sauvages de ce regard. Il allait revêtir une peau de loup et courir vers ses congénères sous la lune.

Le faisceau se dissipa comme fumée au vent comme Elrond s’interposait en levant sa paume, rejetant l’odieux regard dans l’abîme. La bête lâcha prise, incapable désormais de se ressaisir du hobbit. Gerry, enfin libéré, se recroquevilla sur lui-même. Une voix chaude et rassurante l’appela :

– Revenez, Gérontius, votre ennemi est parti. Revenez vers la lumière ! 

Gerry ouvrit un instant des yeux exorbités. La main d’Elrond sur son front le rassura. Il s’endormit enfin, respirant d’un rythme apaisé. Elrond soupira :

– Ce jeune hobbit vient d’échapper à un sort peu enviable. Je suis surpris de sa résistance opposée à l’esprit animal qui l’avait subjugué. Il va maintenant se reposer jusqu’à demain. Il n’y a plus rien à craindre à présent. J’ai fermé la porte. Mais je sens que Gérontius porte encore par devers lui un grand poids, comme une responsabilité qui l’accable, une faute qui le ronge ou un péril qui le fait douter. Rùmil va le veiller et me préviendra si quoi que ce soit d’anormal se produit. 

Elrond donna des instructions détaillées au jeune elfe, qui devait régulièrement assainir l’air de la pièce avec les vapeurs d’une décoction. Tous se retirèrent pour la nuit.

.oOo.

Lorsque Gerry s’éveilla, Gandalf et Arathorn fumaient de concert, assis dans les fauteuils de sa véranda. Ils avaient renvoyé Rùmil se reposer après sa nuit entière de veille. Le hobbit ouvrit un œil, puis l’autre, et vit les deux hommes s’approcher de son chevet. Le visage du magicien disait tout à la fois la joie de le voir revenir à la santé et la crainte qu’il conservât une blessure intérieure. Gandalf sourit d’un air gauche, comme navré d’une mésaventure qu’il semblait un peu se reprocher et quelques ridules s’estompèrent au coin de ses yeux attentifs. Gerry fut ému de son évidente sollicitude, et lui adressa en retour un sourire gaillard.

Arathorn était plus gai, grimaçant d’un air d’enfant gâté :

– Voyez ce que le tourneur sur bois m’a confectionné ce matin ! Il a choisi de la racine de bruyère.

Il brandissait une pipe en bois beige qui fumait abondamment. Le hobbit s’écria :

– Mais votre pipe est en train de flamber ! Donnez-moi cela, avec ma blague !

Les affaires du hobbit lui avaient été retirées. Elles étaient empilées sur un coffre, propres, reprisées avec art et soigneusement pliées. À côté, sur un plateau d’argent, était rassemblé le contenu de ses poches. Gerry fouilla sa blague d’un air soupçonneux mais y trouva tout ce qu’il avait craint d’en voir disparaître. Il en retira un petit instrument qu’il utilisa pour vider la pipe de bruyère sur le plateau, au grand désarroi du dúnadan.

Gandalf dissimulait mal son hilarité. Gerry lui lança un regard de reproche, grattant consciencieusement le fond du foyer. Ensuite le hobbit bourra à nouveau la pipe avec une herbe à pipe légère et bon marché, et la ralluma avec l’aide du magicien, qui ne se fit pas trop prier.

– Arathorn, vous auriez dû m’attendre pour votre première leçon ! Une pipe en bois se prépare avec méthode ! Il vous faudra plusieurs séances pour réparer les brûlures incontrôlées que vous venez de lui faire subir !

Arathorn était heureux de subir les remontrances outrées du petit hobbit, plutôt que d’avoir à partager les reproches d’un magicien anxieux du sort de leur pupille. Gerry fit tirer quelques bouffées au rôdeur, qui reconnut que la fumée prenait enfin une saveur acceptable.

Les trois amis s’entretinrent longuement au milieu de volutes de plus en plus épaisses, dans une ambiance fort détendue. Rùmil revint, porteur d’un plateau de victuailles. Il n’était pas allé se reposer, mais il avait réuni quelques remonte-hobbit. Il ouvrit les fenêtres d’un air réprobateur, dispersa la fumée et réclama du repos pour son protégé. Gerry se laissa faire comme du temps de son enfance, où sa nourrice le préservait des foudres d’un père trop exigeant, à grands renforts de proverbes aux savoureuses approximations médicinales.

En début d’après-midi maître Elrond vint visiter Gerry, qui avait complètement recouvré la santé après un nouveau somme :

– Bienvenue à Imladris, Gérontius fils de Fortimbras Touque ! Je vois que vos amis ont su vous rendre le sourire. Mais nous devons encore accorder attention à votre complet rétablissement. 

Rùmil sortit de la pièce, laissant le hobbit seul avec le seigneur de Fondcombe.

– Que puis-je faire pour vous ? 

Gerry se lança sur une voie qui surprit et alerta le seigneur elfe :

– Maître, que savez-vous de l’origine de mon peuple ?

– Se cachant dans les marais et les collines, les vôtres ont longuement vécu dans la vallée supérieure de l’Anduin, le grand fleuve qui longe du nord au sud le versant oriental des Monts de Brume. Loeg Ninglorion [5], c’est là l’origine la plus lointaine dont j’aie connaissance. Vous devriez consulter Perfendur, le maître des bibliothèques d’Imladris, qui vous aidera à rassembler ce qui a trait à l’histoire des vôtres.

– Hum… Je dois avouer que je ne suis pas très fort en lecture.

– Voilà une regrettable lacune pour un gentil-hobbit, héritier du Thain de la Comté !

– Pouvez-vous m’en révéler plus, s’il vous plaît ?

Elrond s’installa dans un fauteuil d’osier au chevet du hobbit. Bien qu’il parlât alors le langage commun et non le sindarin, sa voix chaude et expressive avait le pouvoir d’éveiller les visions des choses passées :

– Les Hobbits vivaient dans les marais au bord de l’Anduin. Ils tissaient peu de relations avec les Hommes et les fuyaient d’ordinaire. Une crainte et un péril croissants, qui émanaient de la forêt noire, sur la rive orientale du grand fleuve, les chassèrent progressivement de leurs refuges. Ils traversèrent les Monts de Brume par petits groupes ou même par clans entiers, il y a de cela bien des siècles. Ils furent nombreux à trouver la mort durant ce périple, mais ils se répandirent en Eriador et se multiplièrent à nouveau. Certains s’établirent dans l’Angle, entre les rivières Bruinen et Mitheithel. D’autres traversèrent Eregion où ils furent confrontés aux tribus du Pays de Dun avant d’être repoussés plus à l’ouest. Un autre groupe fonda les villages hobbits dans le pays de Bree. Mais la plupart finirent par s’établir sur les terres méridionales du royaume d’Arthedain, le dernier des états des Dúnedain. Mais les grands nobles protégeaient leurs droits féodaux. Aussi le Roi de Fornost Erain, qui avait besoin de cultivateurs, octroya-t-il officiellement aux Hobbits, la vaste étendue de terres que vous connaissez, ce qui attira la plupart des hobbits d’Eriador. Plus tard, le royaume dúnadan entra dans la clandestinité, mais la Comté survécut. Elle s’est aujourd’hui étendue à l’est, lorsque les Vieilbouc annexèrent le Pays de bouc, et au sud, jusqu’à comprendre une large part de la berge ouest du brandevin, mais ses frontières nord et ouest sont pratiquement inchangées depuis sa création.

– Alors mes ancêtres sont passés par Eregion, l’ancien royaume des Elfes ?

– Certains d’entre eux, oui. Mais parlons de vous à présent. Comment vous sentez-vous ?

– Libéré de toute emprise et reposé. 

Le ton du hobbit parut au guérisseur beaucoup trop enjoué pour être honnête. Elrond poursuivit :

– Vraiment ? Vous avez subi l’assaut d’une terreur du monde d’en-dessous, un loup-garou buveur des âmes et du sang des vivants. Vous en avez réchappé juste à temps. Mais votre rédemption a tenu à peu de chose ! Je dois vous rendre sensible à certains risques que vous pourriez courir désormais. 

Le grand elfe marqua une pose pour observer le hobbit, qui prit une mine profondément intéressée. Le sage reprit :

– Je vous crois sensible au sort de vos semblables et enclin à la pitié. Ces qualités soutiennent certainement votre force et votre joie de vivre et vous ont aidé à repousser l’appel de la sauvagerie et des ténèbres. Mais j’ai décelé en vous un doute ou un fardeau. 

Une nouvelle pause s’ensuivit, durant laquelle le hobbit affecta d’attendre la suite, de cet air du petit innocent qui faisait fondre toutes les commères de la Comté. Il va de soi que cette comédie n’abusa pas Maître Elrond, qui insista :

– D’expérience, partager ses doutes ou ses peurs avec un tiers, qui ne serait pas impliqué, peut vous aider à surmonter ces difficultés. 

À nouveau un silence s’installa, pesant pour Gerry, éloquent pour Elrond.

– Je ne cherche pas à vous voler vos secrets, Gérontius Touque ! Je vous mets en garde contre ce poids qui pèse sur vous : il vous rend plus vulnérable au mal qui rôde. Votre sentiment de culpabilité vous désigne parmi d’autres comme une victime plus facile à corrompre. En dépassant vos doutes, vous vous renforceriez à double titre.

– Maître Elrond, je ne pense pas avoir le droit de me défaire sur d’autres, d’un fardeau dangereux dont je suis seul responsable.

– Je comprends. Mais peut-être ce fardeau serait-il plus léger s’il était partagé par des amis prêts à vous épauler en connaissance de cause ? Et peut-être le jugeriez-vous moins dangereux, pour vous-même comme pour les autres, si vous acceptiez de le soumettre au sage ? Ne vous laissez pas retenir par la honte, car elle n’est pas de mise entre amis, surtout pour faire face aux sombres mensonges de nos ennemis. 

Gerry réfléchit silencieusement, tenté de s’ouvrir à Elrond. Il lui faudrait alors avouer le vol d’un anneau de puissance, sa tentative pour l’utiliser, ses premiers succès, et la grande attirance des serviteurs de l’ombre. En cela Elrond se trompait, pensait-il : ce n’était pas lui, mais son anneau qui les attirait. Gandalf l’avait averti du danger inhérent aux anneaux de puissance, mais il se sentait incapable d’abandonner celui-ci. Au fond de lui, il se savait un peu malhonnête avec lui-même en se figurant qu’il rendrait l’anneau à son propriétaire, lorsque l’occasion se présenterait. Aussi garda-t-il le silence.

Elrond ressentit son hésitation. Il perçut le raidissement dans l’expression et le port du hobbit, et sut qu’il avait échoué à l’aider.

– Il n’est question pour personne ici, de vous forcer d’aucune façon… Mais puis-je me permettre un conseil ?

– S’il vous plaît, Maître !

Le ton obséquieux et presque moqueur avait échappé à Gerry, et renforcèrent la détermination d’Elrond, qui lui parla sans détours :

– Je vous crois en danger, jeune hobbit ! Votre prétendue loyauté envers vos amis me parait être subordonnée, ou même le prétexte à vos intrigues personnelles. Je vous recommande de mettre votre conscience en ordre, sous peine de tomber sans espoir de vous relever. Vous devrez soutenir une épreuve qui vous montrera la valeur de la fidélité.

Mais le hobbit, son visage fermé et les sourcils froncés, resta silencieux.

Elrond soupira :

– Si vous souhaitez me parler, je serai prêt à vous aider. 

.oOo.

NOTES

[1] Ar-Emel : Grand-Mère

[2] Fleur bleue en Sindarin

[3] Elrond le Semi-elfe

[4] Sans doute le visage d’Elrond permet-il d’imaginer celui de son frère Elros, qui choisit la condition mortelle et devint Roi de Numénor. Cela se produisit de nombreux siècles avant la déchéance et la submersion de Numénor.

[5] Champs aux iris

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