La maraude du Vieux Touque

Chapitre 32 : Le conseil des rois en exil - Prémonitions

4067 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 07/01/2020 21:42

Ce midi-là, la maison d’Elrond résonna d’appels et de préparatifs inhabituels. Outre les prémisses de la fête du printemps, une troupe de nains était attendue dans l’après-midi. Glorfindel, un seigneur elfe, fut envoyé à leur rencontre pour les guider. Pour préserver le secret des portes d’accès à la vallée cachée de Fondcombe, il les mena par des chemins tortueux et dissimulés. Jamais les Khazad ne pourraient retrouver la même voie pour y revenir...

Mais les nains se rendirent bien compte de ce traitement, qu’ils jugèrent discriminatoire et outrageant. Harassé et irascible, Thráin, leur chef, se montra hautain et cassant dès leur arrivée. Seule la présence d’Elrond permit de calmer son ressentiment. La chaleur et le charme du maître d’Imladris évitèrent sans doute un regrettable accrochage.

Les nains ayant confirmé la raison de leur présence d’un ton assez revendicateur, Elrond convoqua un grand conseil pour le lendemain, comme Gandalf l’avait prévu. Par la suite Erestor dut user de toute sa diplomatie et des ressources que la maison d’hôte de Fondcombe pouvait déployer. L’humeur massacrante de la troupe s’étant à peine adoucie, ce furent des nains grognons qui, le soir venu, rejoignirent la grande salle du festin.

Entretemps, les proches d’Arathorn se préparaient à passer outre ou devancer les résultats du conseil. Le seigneur des Dúnedain n’acceptait pas que l’on restreignît leurs droits à suivre leur propre voie. Les rôdeurs passèrent quelques heures à fouiller la grande bibliothèque de Fondcombe et copier des cartes du Nord, sous la surveillance désapprobatrice de Perfendur.

Arathorn envoya, en éclaireurs rapides, ses quatre meilleurs hommes, ceux à qui il confiait ordinairement la garde de sa famille. Leur mission consistait à approcher la mystérieuse destination et proposer un itinéraire aussi sécurisé et secret que possible pour un groupe important, avec montures et équipements. Les rôdeurs partirent immédiatement vers le nord, les uns à l’occident et les autres à l’orient des Monts de Brume. Le refuge de sa famille n’étant plus gardé, Arathorn avait fait venir à Fondcombe son épouse Luinloth et Halafin, son petit-fils en bas-âge, sous la protection de Maître Elrond.

La dame des Dúnedain se gardait bien de le montrer, mais elle était troublée. Elle avait rêvé à plusieurs reprises, pendant le voyage, qu’un danger guettait son époux sur le chemin du renouveau d’Arnor. La rencontre avec Gerry lui avait remémoré certains détails de ce rêve, qui prolongeaient en écho le lai de la lignée de Valandil :

« Ce qui est d’or, parfois, point ne reluit,

Ceux qui errent, tous ne sont pas perdus.

L’ancien qui est fort point ne dépérit,

Les racines, de gel ne sont perclues.

Des cendres un feu sera ravivé,

La lumière des ombres percera,

Renouvelant les splendeurs dispersées.

Le fief repeuplé royaume sera.

Modeste écuyer, fidèle à l’hommage,

Égaré du Comté, prêtant courage,

En chemin traqué d’âpres maléfices,

Par amour consent bien des sacrifices,

Sans chercher là plus qu’un peu de bonheur.

Veilleur candide au chevet de l’honneur

Souverain des enfants de Valandil. »

Luinloth craignait que le sacrifice évoqué dans ses prémonitions, ne fût trop grand pour elle. L’apparition dans ses rêves, d’un écuyer semi-homme, l’avait d’abord troublée. Mais désormais, la présence bien réelle de Gerry lui apportait un espoir.

Aussi insista-t-elle pour que son époux recrutât le petit hobbit dans son expédition. Elle ne l’avoua pas, mais elle espérait aussi que sa présence entraînerait celle de Gandalf, dont le jugement et l’habileté constitueraient un atout pour l’expédition et la sauvegarde de son époux.

Rassurée par les concessions qu’elle avait obtenues d’Arathorn, la dame des Dúnedain confia son petit-fils Halafin à une petite femme elfe vive et souriante, pour se consacrer à sa toilette en vue de la fête.

.oOo.

Luinloth et Arathorn firent leur entrée dans la grande salle du banquet, au bras l’un de l’autre. Un diadème d’argent relevait la chevelure de la dame, soulignant la délicatesse de sa nuque et son port royal. Une ceinture de mailles gris sombre ceignait sa taille fine sur sa robe de mousseline blanche. Elle souriait aux visages tournés vers leur couple, comme aux jours lointains de célébration dans le royaume du Nord. La dame venait passer une soirée de divertissements mais l’esprit de son époux était déjà ailleurs : aux côtés de ses éclaireurs ou avec ses liges, préparant le matériel de l’expédition. Bien qu’il fût vêtu pour une fête, d’une tunique de velours cramoisi, son visage sévère montrait que son esprit débattait déjà, en pleine joute oratoire lors du conseil à venir.

Gandalf s’entretenait avec Elrond, Glorfindel et Erestor, sous les lustres gracieux, dont la douce lumière dorée s’accrochait aux chevelures brillantes des elfes. Le magicien se révélait à présent sous un autre jour, un sage respecté par tous ces grands seigneurs – il n’avait plus rien à présent, du vieillard las et courbé courant les routes après des chimères. Sa robe de bure grise, débarrassée des accrocs et des souillures du voyage grâce aux mains habiles des couturières elfes, paraissait à présent une mante d’argent chatoyant, voilant l’éclat d’un pouvoir caché.

Rùmil avait conduit Gerry un peu plus tôt dans la salle, dont le hobbit admirait la grâce des tentures diaphanes et le faste des tables. Le jeune elfe avait dû s’éclipser, pour participer aux préparatifs des festivités qui égayeraient le repas. Le hobbit se sentait un peu seul et assez incongru, même si les élégantes silhouettes et les visages beaux et graves des Premiers-nés le fascinaient.

À l’entrée du couple dúnadan, plusieurs elfes s’inclinèrent. Gerry se dirigea lui aussi vers la dame et le seigneur, en quête d’un peu de compagnie. Il navigua entre les groupes d’hôtes et se trouva bien en évidence, devant le couple qui cheminait vers la table d’honneur au centre de la salle.

Son regard croisa celui de la dame, lumineux et profond. Il crut un instant que la reine suprême des elfes s’était invitée à la fête. Il resta sans voix tandis que tous deux approchaient, souriants. Cet instant sembla pour lui, durer un long moment de ravissement. La dame et le seigneur se penchèrent pour lui tendre la main. Pris d’un besoin subit d’exprimer sa reconnaissance, Gerry baisa leurs deux mains et mit un genou au sol. Relevant la tête, il déclama sa gratitude à la dame :

– Vous m’avez sauvé hier, tout comme votre époux m’a secouru il y a quelques jours. Je vous offre mon service à tous deux, si la reconnaissance, la fidélité et les maigres talents d’un hobbit peuvent paraître utiles à vos seigneuries !

L’assistance elfique avait fait cercle et silence autour de cette scène inattendue entre mortels. S’il y eut quelques sourires condescendants, c’est avec une compassion un peu solennelle que la plupart des elfes y assistèrent. Les dúnedain se regardèrent un instant – l’homme d’un air hésitant, la femme d’une mine suppliante. Arathorn, le visage sévère à présent, objecta au hobbit :

– Gérontius Touque, il ne s’agit point là d’une toquade, le temps d’une promenade dans la Comté ! Il vous faudra vivre l’existence des rôdeurs, disciplinée, dangereuse et frugale !

– J’y suis résolu, répondit le hobbit avec le panache du chevalier Odrazàr, bien qu’il hésitât, dans son for intérieur, en mesurant quelle exigence serait pour lui la plus contraignante : anonymat ou frugalité ?

Mais la dame s’inclinait pour le relever. Elle planta son regard hypnotique dans celui de Gerry et lui annonça :

– Nous vous recevons pour vous instruire et nous servir. Vous serez l’écuyer de mon époux. Répétez ses mots après lui ! 

Arathorn quêta du regard l’approbation de Gandalf et obtint un hochement de tête résigné. Le seigneur dúnadan prononça alors d’une voix sévère :

– Je jure fidélité au Capitaine et à la Dame des Dúnedain d’Arnor. Je promets de les servir par la vie ou par la mort, en temps de paix ou de guerre, jusqu’à ce que mon Seigneur me délie de mes devoirs de hobbit lige.

Après que Gerry eut répété, un peu tremblant mais tout-à-fait pénétré de l’aura héroïque de la « scène de sa vie », la dame reprit :

– Nous vous entendons et ne manquerons pas de vous employer selon vos aptitudes et de vous récompenser à la hauteur de vos services.

Puis la Dame ajouta sur un ton plus personnel et un sourire maternel, mais assez haut pour être entendue de tous :

– Je vous confie maintenant à la garde l’un de l’autre pour l’aventure qui s’annonce dans le nord !

Ce témoignage de fidélité avait redonné de l’allant au dúnadan. Gandalf admira l’habileté politique de la dame qui venait d’affirmer sans être contestée, l’intention de son époux de mener ses propres plans à bonne fin. Maître Elrond, de son côté, observa la scène sans montrer aucune émotion, cherchant à évaluer la sincérité du hobbit.

Arathorn sourit à Gerry :

– Mon premier ordre pour vous, est de prendre part à ces festivités ! Peaufinez vos manières et tâchez de gagner le cœur de nos hôtes et de leurs invités !

Gerry s’inclina.

.oOo.

Erestor vint prendre le hobbit par la main pour le conduire à sa place. Thráin et sa suite allaient se présenter à l’entrée de la salle d’un instant à l’autre, et le majordome tenait à ce que l’accueil préparé par Elrond eût la salle entière pour témoin, sans autre perturbation ou facétie de hobbit. Gandalf et le couple dúnadan prirent place à la haute table.

Alors une voix claire annonça l’arrivée des nains, qui s’avancèrent en masse compacte jusqu’au seuil, et firent halte, en hochant la tête avec des mines farouches, les poings à la ceinture. La plupart avaient retiré leur cotte de mailles et ne portaient plus qu’un haubergeon de cuir ou une tunique de couleur vive. Si toutes leurs armes pendaient aux râteliers dans leurs chambres, le groupe donnait néanmoins l’impression de se préparer à une mêlée. Barbes et tignasses hirsutes, brunes, rousses, blondes ou blanches, une fois libérées des lourds casques et heaumes, avaient été domestiquées au moyen de nattes et d’onguents aux effets plastiques étonnants. Un grand nain, l’air farouche sous ses tresses sombres, gardait les bras croisés, dépassant d’une demi-tête ses deux voisins aux barbes blanches.

Elrond, Erestor et Glorfindel s’avancèrent au-devant des nains. Ils s’inclinèrent et tendirent leurs paumes vers leurs hôtes, les accueillant de paroles courtoises :

– Soyez les bienvenus dans ce refuge des peuples libres, héritiers de la maison de Durin. Que vos barbes poussent toujours plus longues !

– Que la salle de votre trésor regorge des richesses de votre labeur ! répondit Thráin à moitié dans sa barbe.

– Que soit doublement béni ce jour puisqu’il consacre l’apogée du printemps, mais salue surtout la toute première visite du peuple des Longues Barbes en Imladris !

Les trois premiers nains, personnages de haut rang, suivirent le maître de maison jusqu’à sa haute table.

Puis des elfes invitèrent les nains de la suite de Thráin à se joindre aux convives qui s’assemblaient autour des autres tables. Tous cependant restaient debout devant leur fauteuil. Les danseuses entrèrent alors dans la salle en virevoltant gaiement, chargées de fleurs. Elles offrirent une guirlande à chaque convive. Les nains, imitant les elfes autour d’eux, les passèrent en collier ou s’en coiffèrent comme d’une couronne, ce qui accentua l’effet comique de certaines chevelures. Les convives se congratulèrent en se souhaitant une année de douceur et de découvertes. On expliqua aux nains et au hobbit la signification de ce rite de renouveau.

Chacun s’assit alors à sa place, tandis que les jeunes filles revenaient avec des paniers d’œufs multicolores. Leur taille variait de la prune jusqu’à la citrouille, la majorité atteignant la grosseur d’une belle pomme. Peints avec art et un grand soin du détail, ces œufs présentaient une grande variété de décorations, malgré une unité de style remarquable. Certains étaient pâles et veinés, rappelant le marbre. D’autres brillaient de mille feux. Parfois un dessin tout simple et délicat y figurait une plante ou un animal. Certains montraient de subtils dégradés chromatiques, au pouvoir curieusement hypnotique. Quelques œufs donnaient l’impression d’un verre sombre, parcouru d’éclairs ou de flammes fugaces. Mais aux yeux du hobbit, il s’agissait là d’un prodige : la plupart des décors peints sur les œufs, semblaient évoluer, comme si un artiste invisible y ajustait sans cesse un détail, çà et là, très lentement.

Théoriquement, les convives choisissaient au hasard ou suivant leur goût, excepté les promis, à qui revenaient des œufs semblables deux à deux. Les nains, très étonnés et circonspects, choisirent chacun un œuf aux couleurs sobres et aux motifs géométriques tout simples. On pourrait y voir l’habileté de maître Elrond ou une mystérieuse prédestination. Mais en réalité, tous les nains imitèrent tout simplement le choix de leur chef, qui, prudent et plein de retenue, avait opté pour un œuf de taille moyenne aux ornements sages et rassurants.

Elrond se leva et prit à nouveau la parole :

– Chers hôtes ! Voici qui mérite sans doute une explication. Au seuil de la nouvelle année elfique, les peuples du grand voyage ont toujours conservé ce rituel depuis notre éveil immémorial au bord du lac Cuivienen. Autrefois c’est la Dame de Fondcombe qui l’accomplissait avec le tact et la compassion que vous lui connaissez. Mais Celebrian a rejoint les Terres Immortelles et je perpétue cette tradition en souvenir d’elle, en attendant de la revoir en un autre âge du monde. Les œufs que vous avez choisis sont une promesse de renouveau et une grâce offerte par l’intercession des Valier. Prenez-en grand soin ! Car certains sont vivants, et ils écloront en leur temps. Tous vous aideront, mais parfois à votre insu. Tous s’adapteront à vos besoins et à votre personnalité, souvent de façon inattendue. La promesse de certains sommeillera, au secret pendant de nombreuses années. Moi-même je ne pourrais vous dire avec certitude ce qui en sortirait, même si j’en avais le droit. Certains ont cru observer que les œufs les plus utiles sont ceux qui éclosent le plus tard. Mais ces œufs doivent surtout nous rappeler que chacun d’entre nous a son rôle à jouer dans l’accomplissement du chant de la création, en sachant garder espoir et patience, sans pourtant retarder ce qui doit être entrepris !

Les nains montraient un visage effaré et dubitatif : Que fallait-il penser de ces cadeaux elfiques, manifestement magiques ? Comment des œufs pouvaient-ils vous connaître pour vous aider ? Après son entretien avec Maître Elrond, Gerry nourrissait lui aussi quelques doutes quant à l’innocence et l’altruisme réels de son cadeau. Mais le visage consterné et intimidé des nains, sans compter leurs mines exotiques et leurs barbes fleuries, composaient un tableau assez irrésistible, qui eut raison de ses réticences et mit le hobbit en joie.

Gerry lia conversation avec son voisin, un court mais large nain doté d’un coup de fourchette quasiment hobbitique. Ses petits yeux anxieux, surmontés d’un seul sourcil blond très fourni, ne pouvaient se détacher de son œuf, mais ils prirent assez rapidement une expression plus confiante et reconnaissante, après quelques verres d’un hydromel parfumé de jus de framboise, qui brillait sur la table dans une belle carafe de cristal.

Les formules de présentation, assez longues et formelles, apprirent à Gerry que Bárin était un arrière-petit-cousin de Thráin, lui-même descendant en ligne directe de l’aîné des sept pères des Nains. Ce titre prestigieux laissant espérer une grande richesse, le hobbit interrogea poliment le gros nain joyeux sur les royaumes de son peuple. Gerry s’attendait à une envolée enthousiaste dépeignant les mines des montagnes bleues.

Il n’en fut rien. Bárin relata une existence assez misérable de colporteur, fabriquant et vendeur d’armes ou d’outils dans l’Eriador. La troupe de nains, qui n’était pas à proprement parler une suite du roi, mais plutôt ses proches parents et amis, n’avait que tout récemment retrouvé un niveau de prospérité à peine décent.

Bárin interrogea poliment le hobbit en retour. Gerry eut l’intelligence de ne mentionner que ce qui pouvait paraître familier et rassurant aux oreilles du bon nain :

– Ma famille vit dans la Comté, où je vaque aux affaires de mon père, ainsi qu’aux miennes. Je rencontre de temps à autres des étrangers, parfois des nains, à l’auberge du pont des arbalètes ou celle de Lézeaux, le Dragon Vert. Plus récemment, j’en ai rencontré d’autres à Thalion, qui faisaient des affaires au pays de Dun.

– Comme c’est passionnant ! s’exclama Bárin dont l’ambition s’arrêtait souvent au seuil des auberges.

– La Comté parait parfois bien éloignée des grandes nouvelles du vaste monde…

– Mais vos semblables sont gens fiables, et c’est beaucoup à notre époque !

– Je vous le concède. Mais pouvez-vous me parler de vos œuvres ? essaya maladroitement le hobbit.

Le nain ne saisit pas que Gerry tentait de le lancer sur le sujet de ses propres travaux et aspirations. Bárin n’ayant jamais rien réalisé de vraiment remarquable, hormis à table, il étendit spontanément la question aux œuvres de la Maison de Durin et s’appliqua à décrire la splendeur passée du Royaume sous la Montagne.

– Pouvez-vous imaginer un mont solitaire et gigantesque, parcouru de mille milles [1] de tunnels, pourvu d‘abondantes réserves en victuailles et équipements en tous genres… Des armes, des outils, des objets de valeur approvisionnant tous les pays alentours... Des alliés par toutes les terres environnantes… Des coffres remplis de gemmes, des veines riches en minerais de fer, d’argent et d’or ! Des centaines de nains travaillant d’arrache-pied ! Des colifichets admirablement forgés, d’une beauté insurpassable ! Et les salles de nos pères, immenses, éclairées de lampes magiques éternelles…

Mais cette splendeur parvint aux oreilles de Smaug le dragon, maudit soit son nom ! Dans son antre des Montagnes Grises, le ver ailé entendit vanter les richesses de Thrór et de notre peuple. Un soir, il vola jusqu’au Mont Solitaire et s’y rua par surprise, y tuant de nombreux nains et pillant notre royaume souterrain… 

Gerry resservit à boire et à manger au pauvre nain en pleurs, sincèrement désolé du chagrin que sa curiosité lui causait. Sans doute son instinct de hobbit s’accordait-il naturellement à celui de ce nain un peu casanier et très gourmand – et de façon encore plus probable, Erestor les avait-il placés ensemble en connaissance de cause. Bárin reprit péniblement :

– La plupart des nains rescapés fuirent vers les Monts du Fer, tandis que le Roi Thrór et son fils Thráin s’échappaient de justesse, tout roussis. En compagnie de quelques parents et fidèles serviteurs qu’ils purent rassembler, ils errèrent vers le sud et l’ouest et finirent par atteindre le pays de Dun où ils s’établirent pour un temps, rouvrant de vieilles mines abandonnées.

Le nain soupira et reprit :

– Mais nos malheurs ne faisaient que commencer. Le Roi Thrór était désespéré par la situation précaire de son groupe. On eût dit qu’il pressentait la mort et semblait résigné. Souhaitant ardemment contempler le royaume de ses pères, Khazad-Dûm, Thrór partit vers le Nord avec Nár pour seul compagnon. La porte occidentale étant close, ils passèrent le col du Rubicorne et trouvèrent ouverte la porte Est de la Moria. C’est alors que Nár assista à la mort de Thrór. 

Un nouvel accès de sanglots interrompit le gros nain.

– Je suis vraiment désolé de vous infliger de tels tracas…

– Non pas, répondit Bárin. Les malheurs de la maison de Durin sont méconnus chez les Elfes et les Hommes. Mais vous ne réalisez pas encore à quel point mon oncle Nár fut éprouvé : l’orque Azog défigura Thrór devant lui et dispersa son cadavre aux corbeaux. Submergé par la honte, mon parent faillit se donner la mort. Mais le ressentiment fut le plus fort. Il se sauva sous les moqueries et parvint à rejoindre Thráin pour lui conter la fin ignominieuse de son père. 

Un feu couvait dans les pupilles du nain. Il leva son verre de framboise, le vida et reprit :

– Averti par Nár, Thráin appela les sept maisons des Nains à la vengeance de leur branche aînée, les Longues Barbes. C’est ainsi que nous exterminâmes les orques et gobelins des Monts de Brume et des Montagnes Grises !

– Formidable ! interrompit Gerry.

– Je vois que vous ne connaissez pas cette histoire, qui est pourtant un haut fait d’armes ! protesta Bárin.

– Je suis heureux et honoré de m’instruire auprès d’un témoin et participant, éluda le hobbit avec adresse et politesse.

– Mais nous subîmes nous-mêmes de grandes pertes. À la bataille d’Azalnubizar, Thráin vengea la mort de Thrór en tuant Azog mais nous ne pûmes reprendre la Moria… Les armées naines se dispersèrent. Plus tard Thráin put rouvrir une petite mine de charbon dans le sud des Montagnes Bleues, et établir un commerce avec les communautés humaines des rivières Lhûn et Baranduin, ainsi qu’avec la Comté… Comme vous le voyez, nous sommes loin du royaume sous la montagne…

Gerry laissa le feu s’éteindre dans les prunelles de son voisin, qui sourit en entendant le hobbit si compatissant :

– Peut-être aurez-vous bientôt une autre occasion ?

– Vous ne croyez pas si bien dire ! Un signe nous est parvenu récemment, qu’une place forte de notre peuple a été retrouvée ! Et nous allons nous y rendre bientôt ! Ce n’est peut-être pas très loin d’ici, au nord !

– Comme c’est enthousiasmant ! relança Gerry avec prudence.

– N’est-ce pas ? Mais le problème c’est que nous ne savons pas exactement où. Mais je ne devrais pas vous ennuyer avec nos histoires…

Le gros nain, échauffé par l’hydromel, s’était soudain avisé qu’il était probablement en train d’en dire trop. Mais le repas prenait fin. Maître Elrond, qui avait placé Gandalf à sa droite et Thráin à sa gauche, se leva en compagnie de ses hôtes de la haute table et se dirigea vers une salle attenante.

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NOTES

[1] Souvenir reconnaissant au Petit Prince, Saint-Exupéry.

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