La maraude du Vieux Touque

Chapitre 54 : Duel au sommet - Duel

3032 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 28/03/2020 14:46

Un rugissement les figea tous. La salle du trône résonna soudain de la clameur de mille trompettes d’airain. Le cri rauque et strident d’un saurien du fond des âges se propagea dans les tunnels ainsi qu’un venin empoisonne et paralyse les membres de la proie. Comme l’écho formidable mourait lentement, une course précipitée se fit entendre dans l’avenue. Gandalf, échevelé et les traits tirés, fit irruption dans la salle. Le souffle court, il considéra la scène d’un coup d’œil acerbe :

– Pauvres fous ! Le grand ver est sur vous ! En formation de combat !

Le magicien claudiquant exhorta les nains, sans grand succès. La malédiction du peuple de Dúrin hantait l’esprit de chacun d’eux. Alors qu’ils avaient relevé une place forte majeure, le fléau de leur race les rattrapait au moment où une vilenie allait entacher la renaissance de leur jeune royaume. Comment pouvait-on y voir un hasard ? …

La rumeur du saurien enflait dans l’avenue. Les grognements fusaient, serments de haine et promesses de trépas. Des crissements de griffes sur la roche vrillaient dans l’air.

En désespoir de cause, Gandalf usa d’un mot de pouvoir – un éclair claqua d’un coup sec et un frisson revigorant secoua la compagnie. Arathorn entraîna ses dúnedain et leurs montures vers une des alcôves qui ceinturaient la salle. Elle donnait accès à une galerie rejoignant les appartements royaux. Les nains au complet firent corps autour de leur roi, qui semblait frappé de mutisme, comme s’il n’osait se révolter contre le destin qui approchait.

Mais soudain la puanteur du dragon fut sur eux. Une exhalaison fétide les enveloppa, oblitérant leurs sens et coupant leur respiration. Les robustes nains sentaient leurs jambes se dérober sous eux. Des relents de marais pestilentiels, des remugles de solfatares acides les inondèrent de nappes visqueuses et suffocantes. Gandalf secoua Thráin de sa voix de commandement :

– Nous devons le cantonner dans cette salle jusqu’à ce que les choses tournent à notre avantage ! Répartissons-nous à l’abri des alcôves pour le harceler ! Lorsque je vous ferai signe, tous devront rejoindre les salles périphériques, sans faute ! Allez !

Le magicien, titubant, alluma quelques lampes d’un geste et se posta au bout de la longue salle, haletant et plié sur son bâton. Les nains entraînèrent enfin Thráin et n’eurent que le temps de s’armer. Les lourdes cottes de mailles et les plaques d’armures furent complétées de boucliers, de heaumes et de masques de combat. Les haches de poing et les masses d’arme brillèrent dans la pénombre, reflets funestes de la résolution des khazad.

Le dragon sortit du couloir, déployant ses ailes palmées en guise de défi. La puanteur qui assaillait la compagnie en rafales au rythme des battements d’ailes, devint insupportable. Son corps long et sinueux, svelte et puissant comme un serpent, scintillait d’écailles bleues. Sa panse immonde, d’un gris-vert livide, luisait d’humeurs pestilentielles. Dressé sur ses pattes arrière, le saurien scruta la pièce. Ses yeux fendus de lézard se plissèrent de malice lorsqu’il éleva la voix, un filet aigre et sournois qui terminait chaque phrase dans un chuintement sinistre :

– Ainsi les rumeurs qui parviennent au nord ont un fond de vérité ! La montagne frémit à nouveau ! Mais les voleurs se doublent de menteurs ! Je ne vois là aucun Roi sous la montagne ! Le dernier brigand des collines pourrait se vanter d’une telle suite ! Il est temps qu’un véritable souverain s’établisse ici, pour peu qu’il subsiste quelque richesse dans ce trou à rats !

Thráin avait revêtu le collier des nains et brandissait sa grande hache dans son poing inondé d’or. Il s’avança, magnifique, sortant d’une alcôve latérale. Le dragon se tourna vers le grand nain et ramena à lui sa longue queue bardée d’épines tranchantes. Arathorn observait les deux monstres d’orgueil, dissimulé dans une alcôve en vis-à-vis du roi nain. Il avait envoyé ses rôdeurs conduire les montures chargées en lieu sûr, mais son orgueil de guerrier l’avait retenu là. Bera se terrait non loin, elle aussi, prête à défendre son seigneur et à mourir pour son amour.

Les dragons sont des êtres singuliers. Leur constitution résistante leur permet des privations inimaginables pour des hobbits ou même des rôdeurs endurcis. D’une intelligence aiguë et cruelle, ils ne dédaignent pas une conversation préalable avec une proie lorsqu’ils peuvent en tirer des nouvelles du vaste monde ou quelque agréable flatterie.

Celui-ci se nommait Scorba. Il sortait de plusieurs années de léthargie dans son repaire à l’extrême nord des montagnes brumeuses. Son régime habituel consistait en mouflons ou marmottes, qu’agrémentaient parfois quelques gobelins lorsque ces derniers venaient à s’aventurer trop près de son antre. Pour l’heure, un importun téméraire l’avait tiré du sommeil, si bien que la colère s’ajoutait à la faim qui le taraudait après un si long jeûne.

Comme tous les dragons, bouffi d’orgueil et imbu de sa considérable personne, Scorba aspirait à la puissance, à la suprématie. Malgré ses remarques dédaigneuses, le sournois était accouru, attiré par la rumeur de l’or et mû par la crainte qu’un rival pût le devancer. Le grand ver constata avec amertume et un soupçon d’inquiétude, qu’on ne lui rendait pas les honneurs dus à un personnage de si haut rang. Il est vrai qu’il était un jeune dragon, mince et rapide, qu’il distançait sans difficulté tous ses congénères, mais il lui manquait encore la puissance physique autant que la couenne caparaçonnée qui viennent aux vieux dragons endurcis. En outre il n’avait jusqu’ici assemblé dans son repaire qu’un trésor assez pitoyable. Aussi sa réputation ne dépassait-elle pas le cercle étroit des tribus de gobelins qui lui payaient tribut autour de son antre, et dont il faisait bombance à l’occasion.

Soudain le dragon remarqua une petite figure tremblante, prostrée au milieu de la grande salle. Son ego frémit d’aise, et c’est ce qui le décida à ne pas éradiquer immédiatement toute forme de vie dans les parages.

– Voici sans doute le plus avisé des gardes du Roi, railla-t-il. Il fait hommage à ma splendeur et se prosterne déjà !

Vous l’avez deviné, chère lectrice1 : c’était là notre Gerry, qui n’avait pas trouvé au moment propice la combinaison de bon sens et de force de caractère pour s’enfuir. Vaincu par l’odeur ignoble du dragon, le gentil-hobbit un peu trop précieux s’était affaissé et tremblait comme un lapin de garenne sous son manteau de nain. Il se rendit bien compte qu’on s’adressait à lui mais il se trouvait absolument paralysé. La puissante voix, vibrante d’orgueilleuse malveillance, investissait complètement sa cage thoracique, ses tympans, sa boîte crânienne, son esprit. Le hobbit joua un instant avec la pensée de sortir son anneau. Mais brandir un bijou d’or fin devant un dragon ne lui sembla pas une trouvaille mirifique.

Le saurien avança son cou chatoyant d’écailles bleues. Subjuguer ses ennemis, les laisser pantelants de terreur, rien qu’au son de sa voix, le remplissait d’aise ! Il renifla le hobbit tout tremblant. Cette fragrance lui était inconnue, mais il ne se départit pas de sa persiflante majesté, bien que sa curiosité fût piquée :

– Pour te récompenser, petit Être, je te concède le titre de premier serviteur de Scorba le magnifique ! Tu seras le premier de ton espèce, dont je ferai mes esclaves !

Thráin n’attendait qu’une occasion de ce genre. Faisant face à présent au long flanc du dragon, il s’élança, suivi de Frerin et Nὸrin. Mais Scorba était sur ses gardes – il se tourna vivement vers les assaillants et projeta sur eux, gueule grande ouverte, un jet puissant de fiel brûlant. Les nains reculèrent sous le choc. Un instant après, de violentes démangeaisons les prenaient aux défauts de leurs cuirasses. Frerin battit en retraite en hurlant qu’il ne voyait plus. Nὸrin gisait dans une mare d’acide fumant et en flamme, que son sang commençait à teinter.

Mais Arathorn s’élança à son tour, en silence dans le dos de Scorba. Il évita de justesse la queue mortelle qui fouettait l'air et ramassa le petit paquet tremblant au milieu de la pièce. Un instant plus tard Màr et Fὸrin étaient repoussés à leur tour. Scorba se montrait vif et sans pitié.

Arathorn posa Gerry à l’abri, tandis que Bera et les nains tentaient leur chance à tour de rôle. Le dragon, rapide comme un serpent, restait au centre de la pièce où il pouvait évoluer sans peine, et évitait le pourtour de la salle, dont le plafond était nettement plus bas. Les compagnons, ramassant leurs blessés, s’abritaient à présent derrière leurs boucliers et les piliers qui ceinturaient la salle, pour parer les cruelles attaques d’acide. Mais l’arme maîtresse de Scorba faisait des ravages : il lançait sa queue en balayant la périphérie de la salle de coups imparables. Ainsi la moitié des nains se trouvait déjà hors de combat.

Thráin, désespéré, se rendait compte que seule une attaque simultanée sur tous les fronts, permettrait d’atteindre le dragon furieux. Mais il avait déjà perdu de nombreux combattants, ce qui réduisait la probabilité de succès d’une telle manœuvre. Il s’apprêtait à lancer le restant de ses forces dans la bataille, lorsque la montagne toute entière trembla d’un rugissement de défi.

Le grondement de basse d’un vieux dragon, sûr de sa force et dominateur, balaya l’air de la pièce. Un fracas au loin fit comprendre aux nains que leur fortification, érigée pour barrer l’entrée, était anéantie. Le plafond de la salle trembla alors que de lourdes foulées et des feulements avides s’approchaient. Les évents de Scorba se mirent à battre avec plus de force sur les côtés de sa tête hideuse. Jetant des regards pleins de méfiance, le serpent se lova au fond de la grande salle, prêt à bondir sur le nouvel arrivant.

Thráin et Arathorn eurent alors la même idée et l’assaillirent à la dérobée. Ils furent près de réussir à porter un coup, mais le souple dragon s’y attendait et les balaya d’un revers de queue, les propulsant dans la pièce attenante où tremblait Gerry, toujours recroquevillé sur lui-même. Plein de rage, le serpent ailé allait les rejoindre pour les mettre à mort, lorsque Gandalf s’interposa, épée et bâton en bataille. Scorba s’arc-bouta pour projeter son haleine mortelle, mais une petite grive virevolta avec agressivité autour de ses yeux. L’oiseau sauva Gandalf d’un jet d’acide qui se répandit non loin, mais il fut gobé d’un agile coup de gueule !

La compagnie de nains, restée haletante et interdite l’espace d’un moment, profita de la diversion pour traîner ses blessés à l’écart. Gandalf s’esquiva lui aussi, laissant Scorba aux prises avec le nouveau venu.

Une énorme tête, bouffie et suintante, apparut alors à l’entrée de la salle. Des écailles cramoisies aux reflets d’ors et de pierreries couvraient ses bajoues épaisses. Les vieux dragons ont leur coquetterie… et les moyens… La gueule s’ornait de rangées de crocs gigantesques, garnissant une mâchoire capable d’avaler deux nains en même temps. Les yeux rusés, recouverts de trois paupières et à demi-fermés, laissaient planer une fausse impression de langueur, mais rien n’échappait au regard paralysant du vieux dragon. Une vague de puanteur renouvelée assaillit la compagnie : une fétidité rance, des relents amères et bilieux eurent raison des nains encore valides. La carcasse reptilienne immense, blindée d’écailles plus dures qu’une armure, s’avança avec une nonchalance impériale : Corlagon prenait son temps. Sa lenteur calculée laissait planer la menace d’une morsure dévastatrice. Les deux monstres se dévisagèrent longuement, la crête du vieux géant palpitant au rythme des balancements du cou du jeune Scorba.

Alors Gandalf, qui avait rejoint les nains éclopés dans une salle attenante, agit promptement. Il chargea la Bearnide d’évacuer les nains vers la fontaine centrale des appartements royaux. Bera, sous sa forme de grande ourse, s’en acquitta avec une grande rapidité. Les derniers nains valides l’y aidèrent. Mais ils ne purent retrouver Thráin. Ce dernier se trouvait dans une salle attenante avec Gerry et Arathorn, tous inanimés.

Le magicien soupira. Son plan était arrêté depuis longtemps. Il se révéla aux dragons, s’avançant entre les deux rivaux dans la salle d’apparat. Gardant constamment son bâton en avant mais baissant les yeux pour ne pas croiser le dangereux regard des grands sauriens, il se prosterna devant Scorba avec componction :

– O puissance infinie des cieux du Nord, vos esclaves en ont terminé de la tâche que vous leur avez assignée. Votre couche est recouverte d’or et de pierreries. Les murs sont tendus des soieries de feu Thingol. Les tribus des environs ont envoyé des émissaires pour exprimer leur soumission au maître incontesté des lieux, Scorba le magnifique !

Les dragons sont d’une vive intelligence, mais d’un orgueil démesuré. Le serpent ailé comprenait fort bien les intentions du magicien, qui désirait évidemment provoquer un combat entre les deux monstres. De toute évidence, son pesant rival perçait lui aussi ces menées. Mais l’allusion au trésor jetait un doute, laissait les deux dragons indécis, partagés entre la cupidité et la méfiance.

Néanmoins, dans ce jeu de fausses dupes, la satisfaction d’être présenté comme le souverain des lieux procura à Scorba un délicieux frisson d’amour-propre. Le frémissement de jalousie de son congénère et adversaire Corlagon lui fut également profondément gratifiant. Scorba ne quittait pas des yeux le nouvel arrivant, dont Gandalf avait ostensiblement ignoré la présence, comme par mépris. Le grand dragon, auquel le rôle de second dans ce jeu de théâtre ne convenait nullement, éleva sa puissante et mélodieuse voix de basse :

– Le seul souverain des Montagnes du Nord est Corlagon le Terrible ! N’imaginez pas, Vieil homme gris, que vos insolentes duplicités resteront impunies bien longtemps !

– Je m’en remets à la toute-puissance souveraine de Scorba le magnifique ! rétorqua Gandalf, bafouant encore la majesté du vieux saurien.

Ainsi – vous l’avez deviné, ô futée lectrice2 – Gandalf ne laissait aucune échappatoire à ces deux monstres de vanité : Ils allaient s‘affronter jusqu’à la mort ! Leur honneur, ce rejeton adultérin de l’orgueil et de l’envie, le leur commandait sans appel ! Après quoi, le vainqueur réglerait son compte au magicien et dévorerait sa clique ! Mais pour l’heure il s’agissait, pour chacun des deux sauriens, de vaincre l’autre, usurpateur de son incontestable suprématie !

Gandalf salua bas, s’écarta légèrement et laissa s’enclencher la rixe. Corlagon fit d’abord mine d’attraper le magicien, mais au dernier moment il détourna son élan pour happer Scorba de sa puissante mâchoire. Le jeune et agile dragon ne se laissa pas prendre et contre-attaqua en usant de sa formidable mobilité. La grande voûte, les salles attenantes et les galeries avoisinantes résonnèrent des cris furieux des deux champions qui s’entre-déchiraient, tandis qu’une âcre odeur d’acide et de sang brûlé se répandait dans les couloirs.


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Gerry se rétablit le premier, ramené à la conscience par les violents soubresauts et les beuglements de Scorba et Corlagon. Avec beaucoup de difficultés, il tira Arathorn puis Thráin plus loin dans la salle, dans l’espoir de les soustraire à l’ire des dragons. En effet, dans leur combat à mort, les deux sauriens avaient déjà détruit le mobilier de pierre et la plupart des alcôves entourant la grande voûte. Le passage vers la spacieuse salle attenante béait à présent largement, et le terrible duel pouvait à tout moment s’y porter. Gerry traîna les deux corps du mieux qu’il put sur les dalles lisses, mais il fut bientôt submergé par l’horreur et la puanteur des dragons. Il tenta de ramper jusqu’à une ouverture d’aération au fond de la salle, mais il s’évanouit au milieu des gravats.

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Gandalf, de son côté, vérifia que la compagnie avait entièrement vidé les lieux. Il ne vit plus Arathorn, Thráin et Gerry là où il imaginait les trouver, morts ou évanouis. Persuadé qu’ils avaient eux aussi évacué les lieux, il s’esquiva d’un pas rapide, plein d’espoir. Le moment était venu de révéler la puissance de Gandalf le gris !

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NOTES

1- Mais oui, aimable lectrice, c’est bien de vous dont il s’agit, confortablement installée à l’abri de l'ire du dragon, derrière le quatrième mur qu’est votre écran d’ordinateur !

2- Car les lecteurs masculins ne s’encombrent pas de ces subtilités…

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