Les contes de l'Oie Saoule

Chapitre 24 : Les sentiers de Nan Elmoth - 1 - La Blanche Dame des Noldor

2646 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 18/02/2017 00:26

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A l’auberge de l’oie saoule…

La grande salle ronronnait des conversations de saison.

On se délectait goulûment de bière nouvelle aux arômes de fruits secs, la comparant sans fin à la cuvée précédente et ses saveurs de pain chaud…

La cabrette de maître Lahoulette, une vieille bique encore plus hargneuse que son maître et qui gardait sa cour comme un dogue, avait mis bas deux beaux chevreaux.[1] Ces naissances inespérées allaient-elles adoucir la bile mauvaise du vieux couple ?...

Le père Larmorie avait enfin cédé la main de sa fille, mais au prix de quelle dot ? On y verrait plus clair l’été prochain, rapport à l’ampleur des noces…

La drache qui accablait la contrée depuis une lune cesserait bien un jour. Mais en attendant, cette pluie n’était point trop bonne aux cartoufles[2]

Nouvelles agricoles et spéculations intemporelles s’échangeaient sous les ogives séculaires, conversations oiseuses menées d’un ton détaché ou avec des mines de conspirateurs, parfois ponctuées par les craquements des buches dans l’immense cheminée.

La lourde porte de l’auberge s’ouvrit.

Une rumeur d’ondée et la senteur fade du pavé mouillé envahirent la grande salle, comme se dessinait une silhouette encapuchonnée sur un paysage de fine pluie serrée.

L’inconnu s’avança avec grâce jusque sous le grand candélabre. Son manteau, d’un gris indécis, ne semblait pas mouillé, mais luisait de temps à autre d’un éclat satiné. Le capuchon s’inclina en direction de maître Finran, qui répondit de même, sous les regards attentifs de toute l’assistance.

Mais le maitre de maison n’alla pas au-devant de l’inconnu pour l’accueillir. Dans un grand silence, l’étranger posa son sac à terre et en tira une harpe. L’instrument semblait un lierre centenaire, racine patinée enroulée sur elle-même, dont les radicelles formaient les cordes.

Avec une grâce envoûtante, sans quitter son capuchon, la silhouette s’installa sur une chaise, et entonna un lai, d’une voix haute et claire, sur les accords ensorcelants que tiraient ses mains fines.

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Au premier âge du monde, en Beleriand…

La cavalière encourageait sa monture épuisée, comme un soleil rouge sombrait derrière les lugubres collines de Nan Dungortheb. Tout près, trop près, la meute hurla un hallali glaçant. Le fier palefroi, exsangue, se hissa au sommet d’une colline, par amour pour sa maîtresse. Pris en chasse puis harcelés sans relâche de ravins en taillis, ils avaient fui et combattu pied à pied, décimant la meute des créatures assoiffées de sang elfique.

A présent, son carquois vide et son cheval éreinté, la cavalière avait gagné un point haut et démonta. Elle rassemblait rapidement des branchages pour allumer un feu, lorsque surgirent les pelisses furtives. Vite, la svelte silhouette blanche se pencha vers son foyer, exhortant le feu à répandre ses lueurs d’espérance. L’instant d’après, la grande elfe brandissait un tison enflammé de fureur, tailladant le flanc des immondes créatures avec sa lame de Gondolin.

Trop tard.

Nimroch[3] le vaillant avait succombé en protégeant les arrières d’Aredhel[4]. Toute la nuit, la rage au cœur et les larmes aux yeux, la puissante princesse des Noldor se défendit, repoussant les loups cruels sous la lune blême.

Au petit matin, Aredhel parvint à abattre le chef de meute, un fauve de petite taille aux pupilles de feu, hargneux et rapide. Sa lame elfique lança un éclair lorsque la princesse décapita le monstre. Puis elle éleva sa dépouille avant de la lancer au milieu de la horde qui s’écarta, interdite.

Ainsi Aredhel put s’échapper. La meute, après avoir dévoré le cadavre du destrier, suivit la femme elfe à bonne distance, avant de renoncer à venger son meneur. La blanche Dame des Noldor, épuisée mais vaillante, fidèle à ses vœux, s’orienta vers l’est à la recherche du domaine des fils de Fëanor, traversant de vastes étendues de forêts silencieuses[5], avant d’atteindre une rivière[6] qui lui redonna espoir. Suivant le courant vers le Sud, elle trouva enfin un gué.

Aredhel s’élança dans l’onde froide. Sur la rive orientale, elle s’effondra, à bout de forces, elle établit son camp et plongea dans un sommeil inquiet.

Son frère le roi Turgon, n’avait su la retenir dans sa dépendance. Une fois à bonne distance de Gondolin, Aredhel avait semé son encombrante escorte. Née aussi valeureuse que les puissants princes des Noldor, éprise de hauts faits et de liberté, elle avait souhaité rejoindre ses amis de toujours, les fils de Fëanor.

Et voilà où son orgueil l’avait rendue : même ses pages, blessés et terrorisés, avaient dû rebrousser chemin. Et son coursier bien-aimé avait payé de sa vie, la témérité de quitter la cité cachée. A présent elle ne pouvait plus qu’aller de l’avant, car les horreurs sans nom qui peuplaient les contreforts d’Ered Gorgoroth[7] qu’elle venait de traverser, ne la laisseraient pas repasser.

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Mais la blanche Dame des Noldor ne se laisserait pas abattre. Elle cueillit quelques herbes aux abords de la rivière, glana des baies d’automne, et tourna ses pas vers la profonde forêt, à l’est. Une pénombre doucereuse baignait les fourrés. Des senteurs de moisissure fermentaient sous la quiétude attentive d’une canopée immobile. Son cœur l’avertissait que des yeux hostiles l’observaient – mais elle n’avait pas le choix, il lui fallait passer.

L’hiver s’était installé en avance dans ces contrées désertes. La route hésitait entre les troncs noirs, sous un dais de branches décharnées et de lichens pâles. Le souffle glacé de Morgoth refoulait la vitalité dans le cœur des arbres et mordait les vivants qui s’aventuraient là. De temps à autres, un rongeur pelé détalait, dérangé par la svelte princesse elfe qui tachait de suivre la piste étrange, envahie de ronces et tendue de toiles d’araignées.

Un silence trompeur oppressait son cheminement vers l’orient. Chaque jour plus terne, chaque soir plus silencieux, chaque nuit plus froide, Aredhel parcourait ces landes désertes, se coulant de ronciers en fondrières sans plus relever trace d’aucune route. Certains arbres, tordus par la maladie, portaient d’étranges lambeaux de liane, qui s’agitaient dans l’air comme des fantômes lançant des avertissements muets. La terre gaste n’offrait plus que des racines sèches et des champignons noirs. Les cieux lourds d’orages cachaient le soleil et les étoiles, sans pour autant accorder la pluie bienfaisante. Parfois un feulement furtif alertait la Dame des Noldor, mais la rumeur s’éteignait bientôt et rien ne venait plus ébranler l’entêtement de l’athlétique femme elfe.

Un soir, Aredhel découvrit le cadavre desséché d’un daim. Il n’en restait plus que le pelage sur le squelette. L’animal semblait avoir été abandonné là, comme jeté du haut des arbres après avoir été vidé de sa substance. Circonspecte, la princesse s’éloigna et trouva refuge pour la nuit, dans le tronc creux d’un arbre mort, qui gisait au pied d’un hallier de grands pins noirs.

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L’aube grise perçait à peine sous les nuages sombres, lorsqu’Aredhel fut réveillée par d’étranges grattements. Des claquements saccadés succédaient à des chuintements trainants, semblant se répondre tour à tour dans une langue atroce et inintelligible.

Avec horreur, la princesse se rendit compte qu’elle était prisonnière : un réseau de cordelettes entrelacées obstruait l’entrée du tronc. Elle donna de grands coups de pieds dans le lacis. Mais leur élasticité résista à ses assauts, et les cordons gluants collaient à présent ses chevilles.

Aredhel paniquée entendit claquements et chuintements s’accélérer de concert, comme deux rires sinistres se gaussant d’une victime. Prise de terreur, elle saisit sa lame elfique et parvint à dégager ses jambes. Les odieux ricanements firent place à d’horribles interjections irritées, et le tronc se mit à tanguer, comme si une masse s’acharnait à son extrémité.

La Dame des Noldor aperçut une hideuse paire de pinces s’agiter devant l’entrée, suintant une bave collante et rebutante. Des remugles répugnants l’assaillirent, mais avant que la toile ne soit reconstituée, la princesse donna un violent coup d’épée. L’arme étincelante s’enfonça dans un abdomen visqueux qui tressaillit de douleur et se retira vivement en arrachant presque la précieuse lame de la main d’Aredhel.

Un violent sifflement d’agonie s’éleva, accompagné de gargouillements ignobles, tandis qu’Aredhel dégageait précipitamment l’entrée.

Enfin le tronc cessa de bouger. Comme les chuintements plaintifs s’éloignaient, prudemment, elle jeta son balluchon hors du tronc. Aussitôt quelque chose d’énorme bondit du tronc pour se précipiter sur la pièce d’étoffe et la réduire en charpie.

La vaillante Dame des Noldor jaillit à son tour, hors de son refuge.

Une araignée gigantesque, de la taille d’un veau, recrachait le tissu elfique en éructant. Apparemment la soie de Gondolin n’était pas du goût de la répugnante tisseuse. Le monstre pivota sur ses pattes velues et se tourna vers sa proie. Mais, surmontant sa terreur, la valeureuse princesse en appela à la haine que portent les Noldor aux rejetons d’Ungoliant. Une lueur implacable, rappelant la flamme des silmarils, embrasa la lame de Gondolin, qui s’abattit sur les grappes d’yeux du monstre.

Secouée d’horribles spasmes, l’araignée se recroquevilla et roula inerte sur les feuilles grises. Plus loin sa sœur trainait son abdomen percé, laissant derrière elle une trainée de fiel verdâtre.

Encore sous le choc, Aredhel secoua sa torpeur et, brandissant fièrement l’acier Noldorin, acheva promptement les créatures. Voilà ce qui attendait quiconque se dresserait devant elle…

La tête lui tournait, alourdie par les odeurs d’entrailles et de mort. La princesse s’éloigna, cherchant à gagner une hauteur vers les lueurs indécises du soleil levant. L’astre naissant perçait à peine les ternes vapeurs nocturnes de cet endroit maudit. Aredhel inspira à pleins poumons, cherchant à retrouver son calme.

Mais le répit fut de courte durée. Autour du monticule ondulaient des collines grises, hérissées de spectres informes, arbres tordus et tendus de grandes toiles livides. La lueur blafarde du matin jetait des ombres menaçantes sous les bosquets, où semblaient remuer les armées grouillantes d’Angband.[8] Une rumeur ténue montait de la lande déchiquetée, cliquettement inquisiteur qui se répandait du septentrion, descendant les pentes de Dorthonion, depuis longtemps tombées sous la coupe du Seigneur des Ténèbres.

Comprenant son péril, la blanche Dame des Noldor, flamme vacillante de lumière dans ces sombres forêts, jura par l’honneur de tout son peuple, de ne jamais abandonner, et s’enfuit vers le sud.

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Le premier jour, la vaillante princesse courut sans relâche à travers vallons touffus et crêtes désolées, distançant la rumeur des pattes griffues sur le rocher aride, qui semblait reléguée aux confins de ses cauchemars.

Le second jour, la vigueur des halliers abritant quelque pur étang ranima ses forces déclinantes. Un murmure malveillant la poursuivait sans relâche, courant sur le tapis de feuilles mortes à la poursuite des pulsations rapides de son sang valeureux.

Le troisième jour, l’immonde cliquetis des mandibules affamées se rapprochait. La Dame des Noldor voila sa fuite sous les psalmodies du secret, éveillant des lucioles pour brouiller ses traces et dérouter la chasse.

Mais la poursuite talonnait son étole blanche, épuisant la vigueur de son corps de vierge. En Aman, Aredhel avait rivalisé avec les plus puissants des princes Noldor, ses cousins, à tous les exercices du corps et les jeux d’athlètes. Alors elle mussa son espoir défaillant sous l’airain de sa détermination, et continua à avancer.

Désormais quelque éclaireuse rapide la découvrait parfois. Aredhel frappait l’assaillante avant que ses sœurs n’accourussent, et s’enfuyait toujours plus loin vers le sud et l’est. Mais sa vigueur et l’éclair de fureur qui animait sa lame elfique fléchissaient lentement.

Acculée au fond d’un ravin abrupt, la Dame des Noldor dut faire face à un fort parti d’arachnides. Sa vivacité et le tranchant de Gondolin firent merveille une dernière fois, mais sa lame se brisa dans le thorax boursouflé d’une énorme épeire, dont le fiel venimeux se répandit autour du monstre brûlant d’une lumière crépusculaire.

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La princesse profita du désordre dans les rangs de ses ennemis. Elle s’enfuit, escaladant l’éboulis jusqu’à un plateau désolé. Une haute pierre, levée là comme un avertissement, luisait de reflets irréels, comme si le roc eût été forgé dans un autre monde.

Dans la pente derrière elle claquaient les mandibules, avides de ses chairs mûres pour la curée. Les monstres gravissaient l’éboulis. Aredhel épuisée s’adossa à la pierre levée. Elle ne pouvait aller plus loin.

Une larme de dépit perla le long de sa joue pâle, lorsqu’elle tourna, pour la dernière fois, sa pensée vers le roi son frère. L’heure était venue de payer le prix de son émancipation – elle allait maintenant rentrer dans les chansons, au couplet dont on ne revient pas. A présent devait se mériter l’enivrante exaltation des moments de fière liberté. Réprimant un regret, elle formula un muet adieu à son peuple, brandissant devant elle son dérisoire tronçon de lame grise, pas plus long qu’une dague.

Mais lorsque les premières araignées parvinrent au sommet, un bourdonnement sourd se fit entendre. Le roc dressé radiait de reflets mordorés qui semblaient meurtrir les yeux multiples des assaillantes. Les arachnides refluèrent, les premières attaquant les suivantes pour redescendre plus vite l’éboulis.

En quelques instants, le bataillon de chasseuses s’était mué en un troupeau craintif et aveugle, que décimaient les arêtes coupantes du ravin. Enfin le calme revint sur le plateau – les assaillantes s’en étaient retournées, soumises à la mystérieuse puissance du minerai d’un autre monde.

Aredhel reprit son souffle. Mais accablée, la princesse sombra dans un profond sommeil au pied du mégalithe.

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NOTES

[1] A dire vrai, on se demandait même quel bouc avait bien pu circonvenir la chèvre ombrageuse, et quelques farceurs salaces avaient même évoqué des hypothèses d’une audace outrageante.

[2] Ce terme apparenté aux Kartoffeln allemandes, désignait un légume au moyen-âge. Mais ce ne pouvait pas être la pomme de terre, importée des Andes par les espagnols au 16ème siècle. Il est utilisé ici pour traduire les « tatters » de l’Ancien.

[3] Cheval blanc

[4] À Valinor, elle était appelée Írissë, ce qui a donné « Íreth » en sindarin. Le nom « Aredhel », également sindarin, signifie « noble elfe ». Ar-Feiniel signifie « blanche dame».

[5] Dor Dinen

[6] La rivière Aros

[7] Les Montagnes de la terreur

[8] Angband, la grande forteresse de Morgoth au nord de la terre du milieu.

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