Les contes de l'Oie Saoule

Chapitre 25 : Les sentiers de Nan Elmoth - 2 - L'Elfe noir

2383 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 28/02/2017 22:24

Les sentiers de Nan Elmoth

Partie 2 - Eöl l’elfe noir

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Lorsqu’Aredhel revint à elle, la lumière déclinait rapidement sous une voûte opaque de nuées anthracite. Du fond du sommeil sans rêve où l’avaient plongée les étranges émanations du mégalithe, retentit un appel lointain. Un sentiment d’urgence l’envahit - une voix cassante commandait avec insistance de quitter ces terres. La conscience vacillante de la princesse se cabra aux accents impérieux de ces injonctions. Pourtant Aredhel se redressa, la tête lourde, et s’approcha du gouffre.

Les araignées erraient au fond du ravin, se heurtant et s’attaquant les unes les autres dans leur affolement ou leur cécité. Mais déjà quelques-unes s’attardaient au pied de l’éboulis et semblaient lorgner les reflets palpitants de leur blanche proie. La princesse enfin se rendit à la voix intérieure, et s’éloigna du mégalithe.

Aredhel se tourna vers le sud et gravit une rampe, encombrée de blocs d’ardoise brisés et envahie par les lichens. En parvenant sur la crête, elle s’égratigna les chevilles aux bords acérés qui s’effritaient sous ses pas. La princesse surplombait maintenant une combe profonde, qui semblait enserrer l’arrête suivante, hérissée de crocs rocheux.

Au centre de ces arcs concentriques, se dressait un sombre mont, dont la surface chatoyait de reflets fugitifs. Une étoile éteinte semblait s’être abattue au milieu de cette forêt perdue, figeant en crêtes irrégulières, l’onde titanesque de sa formidable chute. Sombre bloc aux facettes abruptes, l’astre déchu culminait comme un donjon défendu de nombreux crénelages tourmentés. Un lacis de ronces et des taillis touffus avaient envahi les combes, barrées d’arêtes déchiquetées. Quelque pouvoir semblait tapi sous la montage, ourdissant ses maléfices pour éloigner les intrus de son domaine accidenté.

Les imprécations sourdes et menaçantes de la montagne interdisaient le passage. Hésitante, Aredhel jeta un regard en arrière, vers le nord. Dans les derniers rayons du couchant, des pierres levées au bord du plateau, gardiennes silencieuses et attentives, scrutaient la pénombre grouillante qui montait à l’assaut. Frissonnant au souvenir des pattes velues et de la rumeur des mandibules, la Dame des Noldor plongea dans le labyrinthe de pins et de ronces.

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Une pénombre planait sous les arbres, torpeur humide qui enveloppait la combe d’une tiédeur protectrice. Le faîte acéré des pins noirs tranchait sur l’anthracite lointain des nuées. Cherchant de ses deux mains un chemin entre les branches entremêlées, Aredhel progressait lentement sous les frondaisons nimbées de vapeurs. Le tapis d’aiguilles étouffait les sons de ses pas. Elle sentait ses tempes battre et son sang affluer en rythmes saccadés vers ses membres revigorés. Un frémissement diffus sourdait des bauges, croissance vivace et inquiète, dont les pousses pointaient pour éclore en clématites grimpantes qui s’accrochaient aux chevilles de l’elfe. Il lui semblait avoir pénétré dans un sanctuaire, souvenir des forêts originelles qui régnaient en terre du milieu avant l’avènement des lampes.[1]

Mais cet asile secret se défiait tant des Noldor que des créatures du Seigneur des Ténèbres. Chaque pas nécessitait la pleine volonté de l’inflexible princesse. Aredhel rejetait sans cesse les injonctions muettes que lui adressait la montagne devant elle. Dans les fougeraies, les branches basses entravaient sa marche et lacéraient ses bras, mais l’elfe tint le cap. Puis le sol devint très inégal, encombré de plaques coupantes d’ardoises dressées entre les racines. Au fil de sa pénible progression, des senteurs enivrantes de résine et de spores lui montaient à la tête. Plus loin, un cadavre d’araignée géante, empalé sur une haute épine rocheuse, pourrissait sous des mousses vertes. La Blanche Dame des Noldor dut mobiliser toute sa force de caractère contre la volonté qui contrecarrait ses efforts, pour aller de l’avant à travers cette rocaille.

Des yeux inquisiteurs s’allumaient parfois parmi les fougères de haute taille. Quelques serpents se glissèrent vers elle en sifflant. Des craquements sourds et des froissements fugitifs fusaient des arbres comme sa svelte silhouette se coulait entre leurs troncs noueux. Elle sentait monter autour d’elle la rumeur réprobatrice de la forêt primordiale, et luttait contre l’enchevêtrement croissant de racines et de branches, lorsqu’un énorme tronçon de pin sec s’abattit avec fracas devant elle.

Les imprécations qui sourdaient sous son crâne se firent violentes. La princesse, puissante parmi les sages des Noldor, en appela à la force régénératrice de son peuple, à l’orgueilleuse indépendance de sa tribu, et chassa de son esprit ces intrusions impérieuses. Dans un dernier effort, elle franchit une crête de rocailles encombrées de ronces et put descendre dans un vallon dégagé.

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Des roches sombres dallaient le sol, miroitant sous les étoiles, qui chatoyaient à présent comme si Varda venait de les semer au firmament. Aredhel suivit ce sentier qui serpentait sagement sur un pâle gazon, au fond de la combe bordée de sombres taillis.

La Blanche Dame des Noldor s’approchait de la montagne, qui luisait de reflets ternes, sombre puissance dissimulée sous un voile de secret. Sa grande masse noire domina bientôt la princesse parvenue au terme du chemin, que barrait une muraille d’ardoise.

Deux rangées de mégalithes taillés se dressaient, semblables à des fers de lance, de part et d’autre d’une grande porte au milieu du mur.

L’imposant linteau projetait sur le perron une ombre inquiétante. Les vastes vantaux scellaient l’entrée du mystérieux Seigneur de l’Etoile déchue. De puissantes ferrures recouvraient les lourdes pièces de bois, assemblées avec un art inconnu des Noldor. Des runes de défiance et de secret, gravées sur les montants, consacraient l’inviolabilité du seuil.

Aredhel sentait darder sur elle les regards courroucés des masques de fer forgés sur les serrures. Elle s’approcha pourtant, défiant ses prémonitions et la malice tapie derrière la haute porte.

Chaque tête de clou forgé évoquait le souvenir des imprudents que le sort avait amenés en ces lieux. Les unes, furieuses faces barbues, grimaçaient de sourdes menaces. D’autres, languides visages effilés, lançaient des avertissements muets. D’autres encore, clouaient au chêne de hideuses araignées se tordant de douleur.

En appelant aux artifices de son peuple, la blanche Dame des Noldor gardait son esprit de ses menaces, déniant les maléfices qui irradiaient du portail pour l’en chasser, et glissaient sur l’acier de son âme.

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Les battants de chênes s’entrebâillèrent dans le plus grand silence. Des yeux brillèrent dans la pénombre, perçant les ténèbres comme ceux d’un prédateur d’avant la venue du Soleil et de la Lune. Le maître de l’étoile déchue, surgi de sa tanière, dévoila son pouvoir caché, refoulé au long des siècles de réclusion. Aredhel se sentit fouillée par une curiosité inquiète. Une âme meurtrie, âpre et inflexible sondait l’orée de sa conscience, y cherchant duplicité ou avidité.

N’y découvrant que la fière candeur d’une vierge des Noldor, le regard inquisiteur s’attarda sur les traits de la fugitive. Le désir s’y esquissa, d’affronter l’orgueil de cette beauté farouche.

Demeurée jusqu’ici sous l’auvent du profond linteau, la silhouette s’avança sous la lumière des étoiles, embrasant la chevelure argentée d’un elfe du crépuscule.

Son visage alliait la grâce nonchalante des Eldar et la vivacité attentive des félins. Les feux d’astres mourants brillaient dans son regard gris, révélant souvenirs ardents et espoirs flétris. Le long visage de l’elfe, noble et beau comme celui du premier Roi sous les étoiles avant la blessure du monde, montrait opiniâtreté et sagacité. Mais l’amertume se lisait à la commissure de ses lèvres, qui trahissaient la lassitude désabusée de siècles de souveraineté bafouée.

- Qui se présente à ma porte sans être annoncé ?

Aredhel défia les yeux brillants – dévoilant son front d’argent, elle lui fit face. Mais elle ne sut éluder le sortilège, lorsque l’ardant regard plongea dans le sien.

La stature de l’elfe, pourtant modeste, dégageait une force intérieure peu commune, forgée au fil des revers, en dépit des trahisons. Subjuguée par l’autorité du roi en sa demeure, la princesse se sentit jeune à nouveau, départie de ses années de larmes en terre du milieu. Les mots de pouvoir et de défiance des Noldor s’étaient échappés de sa mémoire. Elle répondit sans rien cacher d’elle-même, n’esquissant pas même un début de révérence.

- J’ai pour nom Ar-Feiniel, fille de Fingolfin, Grand-Roi des Noldor.

Les yeux de l’elfe noir s’allumèrent d’une flamme sombre, au brasier de rancœur qui couvait en son âme. Au seul nom de ce lignage d’usurpateurs, sa porte devrait s’ouvrir et son échine se courber ? Voilà bien les façons des Noldor, arrogants jusque dans la débâcle ! Son regard sauvage contrastait avec son port altier.

- Pourquoi vous ferais-je bon accueil ? Ne sont-ce pas vos semblables qui entraînèrent le retour du Noir Ennemi en terre du milieu ? Les vôtres ne sont-ils pas responsables de nos forêts marries, de nos sources souillées, du firmament terni ? Les cauchemars hantent la vallée de la terreur par la faute des Noldor, maudite soit leur race !

Aredhel, troublée par l’acrimonie de cette âme dépossédée, s’écria :

- J’ai rejeté la suzeraineté de mon frère le Grand-Roi. Je ne saurais donc me prévaloir de sa reconnaissance pour quémander votre aide, pas plus que vous ne pouvez charger les miens de tous vos maux. Mais les terreurs de Morgoth me poursuivent depuis Nan Dungortheb. Le mal n’a pas changé depuis le début du monde, et il appartient à tous les elfes de le combattre où ils le trouvent. Beau Sire, au nom des usages les plus sacrés des elfes, je mande asile en votre demeure !

La défaite de cette princesse n’altérait ni sa grâce, ni son courage. Dans son regard franc et limpide, l’elfe du crépuscule retrouvait la flamme émerveillée qui avait habité son propre cœur, lorsqu’il parcourait les collines sous les étoiles, avant la venue du Noir Ennemi. Il apprécia d’un œil neuf la svelte silhouette, nimbée pour lui du courage de la révolte. Il sentait s’insinuer en lui, une étrange sollicitude :

- Sans le vouloir, vous avez conduit sur mes terres la horde de mes ennemies ! Eussé-je su qui vous étiez, peut-être vous aurais-je refusé l’entrée, n’étaient vos exploits qui forcent le respect et méritent asile. Pourtant quelle aide une vierge des Noldor peut-elle apporter, fût-elle la plus vaillante des princesses ? Vous ignorez tout de ces répugnantes prédatrices. Votre orgueilleuse bravoure serait vaine, sans les secrets de Nan Elmoth.

Le beau visage de l’elfe se durcit, comme quelque souvenir atroce semblait passer dans son regard :

- En bandes innombrables, elles enserrent inexorablement leurs ennemis. Les rejetons d’Ungoliant saisissent leur proie et lardent la victime de fiel paralysant. Bientôt les membres et le corps se raidissent dans des spasmes hideux et d’une douleur indicible. Mais les vieilles caqueteuses ne tuent pas. Elles vous enveloppent d’un chaud cocon de soie, et pondent quelques œufs dans vos entrailles accueillantes. Ainsi votre corps palpitant sert de pouponnière et de garde-manger à leur engeance maudite !

Le cœur au bord des lèvres, Aredhel s’était recroquevillée sur elle-même, domptée par l’horreur de ces révélations. Sa fierté abdiqua au souvenir de sa fuite éperdue, de sa propre vanité et des heures de lutte sans espoir contre l’ignoble marée arachnide.

Le seigneur de l’étoile contempla un instant la femme, soumise à son bon vouloir. Alors seulement la grâce et la beauté de la princesse atteignirent son cœur. Sa posture solennelle du roi accordant merci s’était jusqu’ici gatée de la sensation ambigüe du vainqueur, à tenir en son pouvoir un adversaire de toujours. L’elfe dominait à présent Aredhel agenouillée devant lui. Posséder cette beauté princière, touchante dans son orgueil candide, dépassait ses rancunes et ses rêves de revanche, et troublait son âme tourmentée. Une expression fugace d’admiration et de pitié passant sur son visage, Eöl releva galamment la blanche dame des Noldor :

- Vous qui cherchez asile et vous pliez à ma loi, soyez céans la bienvenue ! Vous qui placez votre existence sous ma protection, recevez la bénédiction d’Eöl, premier enfant du crépuscule et souverain de Nan Elmoth !

Aredhel, frappée de mutisme par cet arrêt comme par un sortilège, accepta le bras du Seigneur de l’étoile déchue. L’aura d’Eöl incarnait la gloire immaculée d’avant la blessure du monde.

La porte se referma sur le couple, dans le silence éternel de Nan Elmoth.

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NOTES

 


[1] Illuin et Ormal furent deux lampes gigantesques, que les Valar hissèrent pour éclairer la Terre du Milieu, bien avant que le soleil et la lune ne fissent leur apparition. Mais Morgoth les abattit, causant un cataclysme.

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