La Communauté après l'Anneau

Chapitre 4 : Le jardin du bout-du-bois

4917 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 09/11/2016 23:17

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Deux silhouettes encapuchonnées se glissèrent par la porte du verger. Leurs courtes ombres furtives se coulèrent dans la grisaille matinale, qui voilait les buissons d’aubépine de buées indistinctes. Le coq de Château-Brande lança un appel assourdi dans l’aube indécise, faisant tressaillir les deux conspirateurs.

- Je savais bien que tu ne pourrais pas te lever à temps !

- On n’allait pas partir sans un petit-déjeûner, quand même ?

- Mais tu n’étais pas obligé de frire cette douzaine d’œufs ! Le panier d’Estella était amplement suffisant ! A présent il est tard, et Melilot m’a dit que les arbres… Enfin bon, allons-y ! »

Les vieux hobbits cheminèrent par le bocage aussi rapidement que le permettaient leurs articulations ankylosées. Parfois Merry dévoilait sa lanterne à la croisée de grasses ornières et de haies touffues. Ils écoutaient alors monter les bâillements assourdis du Pays de Bouc à son réveil, comme le jappement d’un gardien de troupeau, ou le mugissement d’une laitière réclamant sa traite du matin.

Enfin les deux capuchons clopinèrent par une allée de noyers et de merisiers, qui se perdait dans un bosquet incertain. Plongeant sous les lourdes frondaisons cramoisies, Merry et Pippin débouchèrent soudain devant une haie, épaisse et bigarrée d’espèces de toutes hauteurs, ensemencées au fil des siècles par le hasard et l’acharnement des hobbits à se protéger des dangers de la Vieille Forêt.

Le chemin s’enfonçait en terre pour passer sous l’imposante haie. L’entrée du tunnel était encombrée de branches et de feuilles mortes, jonchant le passage jusqu’à la porte sous les racines noueuses de la haie. Seule la serrure semblait relativement récente - des taches d’huile y combattaient la rouille, qui mangeait les ferrures du solide portail de chêne.

- Cette porte me paraissait déjà antique la première fois que nous l’avons franchie !, frissonna Pippin, les pieds gelés dans les feuilles mouillées.

Lorsque, pour toute réponse, Merry fit jouer la clé, la serrure lança un grincement sec, dont l’écho brava le silence spongieux de la forêt.

Le pouls des hobbits s’accéléra un peu, comme jadis. Mais cette fois l’appréhension qui pinçait le cœur de Merry, s’atténuait d’une sensation de liberté - le maitre du Pays de Bouc abandonnait les soucis de sa charge derrière le portail, qu’il verrouilla soigneusement.

Comme Pippin franchissait le porche, un fourmillement parcourut ses membres engourdis, réveillant une sensation oubliée. Il inspira profondément les brumes sylvestres - ses sens abandonnèrent ses petites douleurs intérieures, délaissèrent les tracas de son corps de vieillard, pour se tourner vers les effluves d’humus et les couleurs naissant dans le matin toujours jeune du monde sauvage. Il tendit l’oreille aux égouttements des branches sur les feuilles sèches, dans le recueillement attentif de la forêt. Un bruissement feutré se propagea par la canopée, animant de frémissements matinaux, les troncs assoupis par la profonde nuit. Une vigilance bienveillante s’éveillait sous les frondaisons.

Les hobbits s’entre-regardèrent. Ils reconnaissaient cette impression fugitive et délectable – le cœur se gonflant d’un espoir inexplicable, un papillon léger virevoltant dans leurs entrailles, un frisson d’inattendu revigorant leurs carcasses usées. Ils partaient à l’aventure, cueillir des champignons dans la Vieille Forêt !

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Après plus d’une heure de randonnée allègre entre un dais vermillon et un tapis doré, les brumes commençaient à s’évanouir sous les rayons obliques du soleil d’automne. Les compères, quoiqu’attentifs aux bruits alentours, s’accordèrent une halte dans une petite trouée, au milieu de chênes majestueux. Il n’était pas question d’allumer un feu de camp, bien entendu - juste de quelques instants pour se reposer, se sustenter et s’orienter. Les hobbits gardaient en mémoire une vieille aventure douloureuse au bord de l’Oseraie – ils prirent garde au moindre soupçon de somnolence et évitèrent de s’assoir sous un arbre.

Pippin fit main-basse sur un des beignets aux pommes, qu’Estella Brandebouc avait frits le soir précédent pour ses nombreux petits-enfants. Savourant avec délice le juteux croquant de la friandise, il lança :

- Cousin, aux Coteaux de Touque, tout le monde sait qu’une forêt comme celle-ci –une belle et respectable forêt, ajouta-t-il en haussant le ton à l’adresse des chênes alentours – ne produit pas de champignons. Enfin, rien de digne de mon panier en tout cas, ajouta-t-il à mi-voix. Nous n’avons cessé de monter, le terrain est trop sec. Es-tu bien certain que tu ne nous as pas déjà perdus ?

- Touque mécréant ! Te souviens-tu de la fricassée de bolets et petits lardons à l’Auberge du Pont, la semaine dernière ? Il me semble que tu as repris trois fois de cette chair ferme, goûteuse  et délicate, n’est-il pas ?

L’étincelle ravivée dans la pupille du Touque prouva que ce plat de roi avait imprimé un souvenir durable dans la cervelle de l’intéressé. Aussi Merry poussa-t-il son avantage :

– Nous allons redescendre sous peu par le versant de l’Oseraie. C’est à mi-chemin du cours d’eau, m’a expliqué ma nièce, qu’elle a trouvé ces merveilles. Et elle avance qu’il y avait des girolles, des coprins et même des morilles, qu’elle n’a pas cueillies car elles étaient trop petites ! Mais il faudra ouvrir l’œil ! Melilot prétend qu’il y avait aussi quelque chose d’un peu bizarre !

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Il ne fallait pas plus qu’une harangue de cette veine – avec tout de même un beignet de plus au passage – pour requinquer un Touque dubitatif. Les hobbits reprirent leurs paniers et quittèrent la trouée, se coulant au travers des bosquets vers le sud-est, de leur pas silencieux.

Merry avait dit vrai.

Bientôt la pente s’infléchit, et les sous-bois s’émaillèrent ci et là de bulbes clairs, qui pointaient sous les feuilles mortes.

Les vieux hobbits s’animèrent, virevoltant de champignon en champignon, humant et ponctionnant comme deux papillons grisés de nectar. Pourtant dans un coin de leur tête bouclée d’argent, veillait l’antique et infaillible réserve olfactive de leurs pères. Quelques amanites vénéneuses et autres bolets suspects furent écartés, mais bientôt coprins, cèpes et chanterelles s’amoncelèrent.

Soudain une lourde branche s’abattit entre eux, suintante et vermoulue, avec un craquement sinistre. La pensée leur vint qu’une cueillette mesurée serait sans doute de mise, et pendant un temps, ils progressèrent sans plus remplir leurs paniers.

Mais les champignons s’avéraient de plus en plus appétissants. Les cousins descendirent une pente douce en enjambant les racines et en rampant sous les ronces, délaissant désormais les « pièces » quelconques pour ne s’approprier que les « parts du roi », fermes et sans défauts. De mémoire de hobbit, jamais chasse aux champignons  ne fut si exaltante. Ils durent parfois se glisser sous les branches encombrées de mûriers, cueillant au passage une dîme généreuse. Les écorchures conféraient à leurs prises une valeur incomparable, qui rejaillirait sur leur saveur.

Progressivement, les ronces cédèrent la place à des églantiers, dont les fleurs se balançaient au-dessus d’un parterre de petites chanterelles. Les hobbits poursuivaient, ravis  par cet étonnant massif tardif et fleuri. Puis les branches chargées de roses s’enroulèrent en de gracieuses arches. Les arbres séculaires s’espacèrent enfin, alternant ciels fleuris et feuillages ajourés. Merry s’étonnait à peine de ce florilège printanier en plein automne. Pourtant, les hobbits finirent par avancer dans des allées, étonnamment bien tracées, qui s’élargissaient à mesure qu’ils les descendaient. Sans qu’aucune rupture nette ne vînt en marquer la limite, les deux compères étaient passés d’un bosquet sauvage d’aubépines à une roseraie savamment dessinée, dont les couleurs vives éclataient dans la lumière diaphane.

Les dires inquiétants de Melilot s’éclairaient : tout cela était pour le moins bizarre ! Un improbable jardinier s’était aventuré au cœur du bois sauvage pour cultiver des fleurs intemporelles.

Les haies ne semblaient pas vraiment taillées avec des instruments, mais cependant pliées au bon vouloir du jardinier. Plus loin, d’élégants arbustes et de jeunes frênes venaient renforcer les allées, qui évoquaient les labyrinthes végétaux de la lointaine Lorien. Les fragrances entêtantes, sans cesse renouvelées, passaient rapidement dans la brise qui animait les branches.

Ils dérangèrent un petit écureuil roux, qui terminait l’inspection journalière de ses cachettes de glands et noisettes. L’animal parut courroucé, descendit du noyer qu’il explorait et se posta devant Merry d’un air indigné. Le hobbit s’approcha, avançant la main pour attirer le petit animal qui tendait le museau en reniflant. Une bordée de protestations aigües ayant accueilli leur tentative de s’approprier un tas de noisettes, ils battirent en retraite, un peu honteux.

Le sentier déboucha sous une grande futaie, bien nettoyée et débarrassée des branches basses, ce qui favorisait la prolifération de magnifiques fougères et de plantureux champignons de plusieurs espèces, dûment cantonnés dans leurs petits losanges délimités par des galets blancs. Aucun tronc écroulé, aucune racine intempestive, aucune fondrière ne venait entraver leur promenade. La vivacité naturelle des arbres et des plantes y était maîtrisée avec bienveillance. L’esprit d’ordre du jardinier y transparaissait dans la croissance stimulée mais soumise de chaque espèce.

Merry remarqua une famille de mulots entassant ses réserves au pied d’un chêne noueux, entre les racines duquel elle logeait. Même les petits animaux semblaient contribuer à l’harmonie domestiquée du bois ! Les cousins en liesse, tenus sous le charme, flairèrent encore et encore les suaves effluves comme deux vieux chiens pisteurs revigorés par un regain d’odorat.

Lorsqu’ils relevèrent enfin la truffe, le soleil dardait de pâles rayons au travers du feuillage roux.

Le Brandebouc se redressa, alarmé.

L’éclat morne de l’astre à son zénith avait dispersé les brumes et lui permit de s’orienter. Exorcisant les souvenirs importuns de leurs déboires de jadis, Merry s’aperçut qu’ils avaient oublié toute notion du temps, batifolant dans le labyrinthe des sous-bois.

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Mais un cœur de hobbit ne saurait s’inquiéter d’une nature choyée et d’un terroir fleuri. Ils se rassurèrent en se figurant qu’un jardinier aussi inspiré et compétent ne saurait leur faire mauvais accueil. Pippin, dont les années n’avaient pas entamé la radieuse insouciance, murmura dans un souffle :

- Ce jardin d’hiver est absolument magnifique ! Mais qui peut bien…

Le regard des hobbits se croisa en un éclair de stupeur lucide. A l’unisson de leurs vœux, les compères entonnèrent une ritournelle, surgie de leurs souvenirs de jeunesse :

« Holà Tom ! Viens gai dingue !

Sonne un donguedillon !

Drille un dong, drôle un ding !

Gai Tom Bombadillon ! »

Lorsque retombèrent leurs juvéniles voix de vieillards joyeux, les hobbits dressèrent l’oreille, souriant par avance aux échos du refrain entraînant, qu’ils s’attendaient à entendre surgir du lointain, sautillant sous les halliers. Retenant leur souffle, le cœur battant, ils sondèrent la brise avec espoir, pendant quelques minutes.

Mais une bise fraîchit leur espérance, ne leur portant que le silence vigilant des bois sauvages. Une sensation d’attention soutenue s’insinua au plus près et leur fit dresser l’échine.

- Bon, je suppose que cela ne marche pas à tous les coups !

- Peut-être qu’Il ne vient que lorsque ses hôtes sont vraiment en danger ?, essaya Pippin avec une pointe d’espérance.

Merry lui décocha un regard de reproche et asséna :

- Ou alors, comme il est plus probable, Il est parti, comme tous les autres… Nous ferions mieux de rentrer !

Les deux hobbits chenus et désenchantés, prirent leurs paniers et se dirigèrent vers l’occident, coupant au plus court vers la haie. Ils clopinèrent d’un pas égal, sans enthousiasme, un peu honteux de leur espoir déçu, au fil des allées bordées de galets blancs. Pourtant, de temps en temps, ils se retournaient, scrutant et écoutant à nouveau.

Un phénomène curieux se produisait alors : dès qu’ils fixaient leur attention, la brise semblait se calmer, la forêt paraissait se figer, atténuant le bruissement de ses ramilles. Au contraire, lorsqu’ils reprenaient leur marche, leurs tempes battant un rythme saccadé, chuchotements de feuilles, craquements de branches, bourdonnements d’insectes et mélodies d’oiseaux reprenaient négligemment.

Accompagnés du glougloutement incongru d’un ruisselet, les hobbits cheminaient dans un creux sinueux. De jeunes pommiers s’abritaient là, portant pêle-mêle fleurs et fruits dans l’air tiède. La riante tranchée les mena devant un vieux saule, qui barrait le cours du ru de son immense dôme de feuillage vert, argent et doré.

Un peu inquiets, les hobbits s’avancèrent. L’horrible souvenir du vieil homme-saule qui les avait jadis retenus emprisonnés entre ses racines cisailleuses, se trouvait étrangement tempéré d’une espérance, inexplicable et viscérale, diffuse mais tenace.

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Sous un grand dais de verdure bourgeonnait une multitude de plantes de toutes tailles, baignées d’une lumière tendre et humide. De grandes jarres de pierre, emplies d’étranges liqueurs colorées et vaguement lumineuses, répandaient des fragrances de résine et de fraise des bois. L’air tiède vrombissait du bourdonnement sourd d’abeilles affairées autour d’une ruche lovée au creux d’une vieille souche.

Un petit arbre bossu étendait des branches frêles mais fortement digitée au-dessus des fougères. Il lui manquait les rameaux qui avaient dû porter autrefois, automne après automne, les boisseaux de fruits dorés éclos pour disséminer la vie. Son écorce lisse et usée d’un brun profond, montrait quelques broussins rouge vif qui évoquaient presque le corps d’une vieille femme fatiguée.

Les cousins s’approchèrent des vasques de pierre, se haussant sur la pointe de pieds pour y tremper leur gobelet. Leur intuition ne les avait pas trompés. Chaque délectable lampée leur faisait chaud au cœur, embaumant comme un rayon de miel où distilleraient des baies des bois. Ils s’assirent alors dans les fougères, et ils ne tardèrent pas à retrouver cette étrange sensation - leur cœur en paix semblait diffuser une sereine vitalité dans leur corps fatigué. Un fourmillement sain agitait leurs orteils, un picotement réveillait la racine de leurs cheveux blancs, une démangeaison courait à fleur de peau, comme si l’énergie d’une journée entière de labour affluait dans leurs membres.

Alors que les hobbits charmés dégustaient tranquillement le breuvage, le petit arbre s’ébroua soudain, comme une grand-mère sort d’un assoupissement fortuit. Près de la fourche principale de ses branches, deux gros nœuds striés de rouge sombre se dessillèrent, révélant des yeux marron immenses et attentifs. Les flammèches vertes de ses pensées, assoupies au fond de l’étang brun sombre et lisse de ses yeux, semblaient y remonter à la surface du présent, vers l’existence aérienne et trépidante, laissant au fond du marais les couches de feuilles en décomposition comme autant de siècles de souvenirs. Les lentes mélopées de croissance grouillante et limoneuse s’y élevaient vers le temps rapide du monde.

Une grande et fine bouche rouge tendre se dessina sous un nodule calleux ressemblant à un nez. Une voix grave et pourtant féminine s’éleva, où les torrents des montagnes roulaient joyeusement leurs galets. Dans son souffle soupiraient les fibres puissantes du cèdre d’Arvernien bercé par la brise marine. Des myriades d’épis lourds y chuintaient sous les bourrasques automnales de Thargelion. La mémoire du monde qui pousse s’échappait par cette voix. Rocailleuse comme une toux d’hiver et pourtant douce et humide comme une pluie printanière, elle chantait la plénitude estivale et la fièvre des moissons d’automne.

-Harum, barum-ha ! Ou en étais-je ? Mes brouets sont-ils prêts ? Mais… boutons et bourgeons ! Qui est-ce là ?

La vieille femme-arbre tourna sa figure roussie vers Merry en s’inclinant très légèrement pour le contempler. Ses bras maintenant abaissés révélaient une raideur fibreuse sous les nœuds de sa peau. Elle semblait un vieux pommier de quelques douze pieds de hauteur, tors, bosselé et roussi à la tâche dans les champs, éternellement tourné vers ses jeunes pousses. Une mousse sépia foisonnait tout autour de l’énorme broussin qui lui servait de tête.

Une flamme mélancolique s’attardait dans son regard, sans parvenir à y oblitérer la compassion pour ce qui vit et vivra, mais soupirant au départ irrémédiable de ce qui avait vécu. Pourtant l’arbre examinait avec une lente circonspection, un Merry qui se tortillait, mal à l’aise sous le calme regard scrutateur. N’y tenant plus, le hobbit s’inclina enfin, rompant le silence pesant :

- Mériadoc, chef du clan Brandebouc et Maître du Pays de Bouc, du genre Hobbit ! Permettez-moi de vous complimenter pour la grâce de votre jardin d’hiver !

- Ellig-lallaeg-bethig-baineg-ah-lamar-maer-mallon, scanda l’arbre avec une nuance de défiance dans sa voix chevrotante et pourtant mélodieuse.

Pippin, d’abord fort aise que l’examen se concentrât sur son cousin, se sentit encouragé par cette entrée en matière. Secouant sa torpeur, il s’avança, mais avant qu’il pût ouvrir la bouche :

- Baies et ramilles ! Voyez-vous cela ! Un Touque ! Enjoué et fier comme le Roi, comme ses ancêtres ! Mais un periannig voleur, comme son comparse ! , ajouta l’arbre en lorgnant sur les paniers débordant de champignons.

Transis et penauds, les deux cousins cachaient leurs gobelets dans leur dos, cherchant comment sortir de ce mauvais pas. Merry protesta avec prudence :

- Sans doute notre enthousiasme culinaire nous a-t-il conduits à quelque excès fongique ! Puis-je me permettre de vous restituer les pièces du délit ?...

Merry se tut de lui-même, obnubilé par l’insistante scrutation des yeux bruns. Le profond regard sombre et brillant s’émailla d’étoiles vertes dubitatives :

- … Maître du Pays de Bouc ! Si pressé de disputer ses droits à la forêt… Voleur en vérité !... Mais ne soyons pas hâtifs !...

L’arbre se tut un instant. Les hobbits inquiets restèrent bouche bée, car un changement saisissant s’était produit dans la physionomie de la femme-arbre. Les flammes vertes de ses yeux semblaient à présent brûler d’un feu intense et clair, mais très profondément, comme si ses souvenirs remués eussent appartenu à un passé très lointain. Sa voix se réduisit à un murmure :

- Vous autres petites personnes me rappelez un temps lointain … lalla-lallon-mellon-ornon-fangorn-legotauron…

Une psalmodie s’éleva, trainante comme les longues années d’errance sur la terre gaste, ou apaisante comme les siècles de sommeil enraciné dans la vase du bord des fleuves.

Longuement, les hobbits écoutèrent le chant qui montait en roulements gutturaux, avant de s’assoupir en ronflements rassérénés. Les vapeurs que libéraient les liqueurs en fermentation leur montaient à la tête, ajoutant à leur confusion. Par moment quelques expressions outragées émergeaient de la complainte de l’arbre, fustigeant l’odieuse noirceur du vieil homme-saule ou l’impudence des enfants Periannig. Enfin, après une longue mélopée, la femme-arbre se recroquevilla à nouveau, comme une grand-mère en veille au-dessus du berceau d’un nouveau-né.

Merry s’avança avec déférence dans le silence bourdonnant du jour déclinant. Il s’apprêtait à réveiller l’arbre, lorsque Pippin le tira doucement par l’épaule, hochant la tête d’un air résigné. Sans plus se concerter, ils ramassèrent leurs paniers et s’en furent doucement, embrassant ces merveilles d’un dernier regard de regret.

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Le Creux-de-Crique, le 25 octobre de l’an Mille quatre cents octante et deux de la Datation de la Comté

A l’attention de Fangorn

Clos d’Orthanc

Aux bons soins de l’Intendant du Roi

en la Tour d’Angrenost

Cher Sylvebarbe,

Vous ne sauriez imaginer comme il m’est agréable de vous écrire ! Au grand âge qui est à présent le mien – suivant la mesure des hobbits – on s’adresse trop souvent à son entourage sur le ton du pontifiant ancêtre, déclamant des souvenirs que leur ancienneté fait passer pour de la sagesse ! Mais à présent ma plume se sent jeune à nouveau, lorsqu’elle s’adresse à vous, qui mesurez le temps au rythme immuable des saisons depuis bien des âges.

Au crépuscule de nos vies, il nous revient à l’esprit, les promesses que nous avions faites dans l’enthousiasme de la jeunesse et l’euphorie de la victoire. Certaines de ces promesses se sont réalisées sans nous, d’autres en dépit de nous-même. Et s’il en est quelques-unes que nous avons effectivement honorées par courage ou ténacité, l’une de ces promesses nous laissait le goût amer d’un serment chimérique.

Il y a déjà longtemps, bien sûr, que Pippin et moi-même avions réalisé qu’un Vieux Saule de notre connaissance, tapi dans sa tanière au milieu de la Vieille Forêt, pourrait bien être apparenté à vos terribles Huorns. Mais ce n’est que tout récemment que nous vécûmes une étrange rencontre au cœur de ce dangereux domaine, qui nous a rappelé votre belle demeure de la salle du jaillissement, et le triste conte des Ent-femmes.

Peut-être nous sera-t-il donc donné, après tout, de vous aider à renouveler les semailles de vos jours, alors que s’achève la moisson des nôtres. A dire vrai, ni Pippin ni moi-même ne sommes bien sûrs de qui nous avons rencontrés. L’humeur de la dame – car de cela nous sommes certains, c’était bien une dame – ne nous a guère permis de dépasser les salutations, en dépit de sa « précipitation ».

Nous ne saurions d’avantage louer les charmes sylvestres de la créature qui nous fit les honneurs de sa roseraie et de son potager, mais nous pouvons attester que ses brouets possèdent des vertus fort semblables à vos boissons d’Ent. J’en veux pour preuve, la calvitie avancée de mon cousin Pippin, qui semble se résorber avec une vitalité inattendue !

Sans doute serez-vous le juge ultime du bien-fondé de nos espoirs. Aussi nous vous prions instamment de bien vouloir contrevenir à vos habitudes, et nous rejoindre au gué de Sarn, d’où nous vous guiderons vers cet étrange et merveilleux jardin forestier et sa redoutable maîtresse !

Puisse cette missive vous parvenir, s’il reste encore à Angrenost, des hommes pour se souvenir des Ents et vous transmettre notre message.

Votre très dévoué

Merry

P.S. Je compte sur votre sagacité pour n’accorder aucun crédit aux dires fallacieux de Merry concernant ma soi-disant calvitie. Je crains que les boissons d’Ent ne puissent rien contre la mémoire déficiente de son grand âge. C’est lui au contraire, qui recherchait un remède polisson aux défaillances intempestives de sa mâle raideur… Dans l’espoir de vous rencontrer bientôt sous les frondaisons de nos bois,

Sincèrement vôtre,

Pippin

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