Le serment de l'âme

Chapitre 1 : Chapitre 1: Naissance et Renaissances

6561 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 20/11/2020 21:49

"- Tu penses qu'on se reverra ?

"- Je te le promets"

"- Tu le promets?"

"- Oui."

...

Au commencement, il n'était que sensations. Son flux d'abord mince et précaire fut rejoint par d'autres ruisseaux, une union rendue possible grâce aux pluies diluviennes qui s'abattaient sans relâche sur les terres. Progressivement, son lit s'élargit et se raffermit. Ses flots devinrent plus rapides et agiles, ses berges solides. Selon les saisons, sa surface se réchauffait puis se refroidissait. Son cours d'eau hébergeait alors de multiples formes de vie qui se succédaient, évoluaient, naissaient et mouraient en son sein. Cela ne le troublait pas, ses flots se satisfaisaient à suivre le cycle de la vie, de l'accompagner.

Il se contentait de ressentir.

Il était.

...


Les saisons et les millénaires se succédèrent mais pour lui le temps n'avait pas de signification. Seul l'environnement lui apportait la conscience des bouleversements et des modifications extérieures.

Les experts diront qu'au cours du Mésolithique, son cours d'eau fut complètement formé. L'agriculture n'étant qu'à ses balbutiements, les créatures bipèdes apparues depuis plusieurs millénaires prénommées "Hommes", se sédentarisèrent et s'approchèrent tout naturellement de ses rives pour désaltérer leurs bêtes.

C'est à peu près à cette époque qu'il découvrit la réalité de la matière physique dans laquelle il évoluait et des créatures vivantes qui l'entouraient. Soudain, les questions l'assaillirent. L'envie de découvrir son environnement et de sortir de son cours d'eau se fit plus pressante. Il venait de prendre conscience du Soi, de l'Ego.

Ces créatures singulières à deux pattes qui chatouillaient ses berges depuis quelques milliers d'années l'intriguaient. Ils étaient parfois bruyants, pensifs, joueurs, colériques, rêveurs. Certains se réunissaient pour se baigner en son sein et louer des prières. Il apprit leurs dialectes, leurs gestes, leurs coutumes. D'autres vénéraient des parchemins de papier et des statuettes dont il observa longuement les peintures et les créatures représentées dessus. Il réalisa un jour que ces figures dépeignant une créature longiligne opalescente à la crinière émeraude et aux serres acérées le représentaient lui. Il était un «dragon» d'après leur folklore.

C'était effectivement la forme physique qu'il avait adopté au cours de ses multiples tentatives pour sortir de son lit. Pourquoi cette forme ? Il n'en avait aucune idée, elle lui était venue naturellement, il se plaisait à penser qu'elle représentait son essence.

Il apprit aussi son nom. Celui que les humains lui avait donné :


« Nigihayami Kohakunushi, le Dieu de la rivière dorée rapide. »


Ce nom lui plaisait et faisait vibrer tout son être, il roulait et se déroulait sur lui même, fier, et faisait miroiter ses écailles à la surface, accompagnant le courant de ses flots. Ainsi nommé, son pouvoir fut subitement plus grand, lui permettant de maintenir une apparence physique sur une plus grande durée et de s'éloigner légèrement de ses rives, à la grande frayeur des humains qui croisaient son chemin. La plupart se jetaient à genoux et louaient son nom les yeux fermés pour éviter son courroux. Il se contentait de revenir sur ses pas et de replonger dans sa rivière, un sourire satisfait sur les babines, laissant les humains hébétés derrière lui.


Des périodes de paix mais aussi de guerres se succédèrent. Il découvrit que ces êtres qui l'intriguaient tant faisaient preuve d'une dualité qui le déconcertait. Un jour ils s'embrassaient, le lendemain, il s'entre-tuaient. Au fil des années ses flots accueillirent des enfants qui s'amusaient, des individus solitaires en quête de paix intérieure, des agriculteurs et leurs troupeaux, des couples qui frayaient et des cadavres jetés et abandonnés dans son courant. Il prenait soin de repousser sur ses rives ces derniers, n'étant pas friand de la chair en décomposition qui s'en détachait. Parfois il apercevait les âmes de ces guerriers perdus errer le long de ses berges, alors il allait vers eux et les guidait. Mais la plupart du temps il se contentait d'observer, tapi sous la surface.


Puis il fit sa connaissance. Aujourd'hui encore le souvenir de leur rencontre reste inscrit dans les mémoires de son âme. C'était une simple paysanne, la chevelure maintenue par une étoffe abîmée, vêtue de simple friches, une candeur exquise sur son beau visage pourtant buriné par le soleil et illuminé par la vigueur de ses yeux noisette. Elle venait chaque jour accompagnée de son troupeau dont les cloches résonnaient à distance une bonne partie de la journée et s'asseyait sur ses berges le temps que ses bêtes s'abreuvent.

Au début , il se contentait de l'observer, dissimulé entre les rochers que venaient picorer les petits poissons. Le sourire lumineux de la jeune femme revivifiait sa surface. Bien qu'elle ne l'ait jamais vu, elle s'adressait à l'esprit de la rivière pendant de longues heures, lui contant les récits du village, les poèmes qu'elle avait inventés. Il l'écoutait sans se lasser, bercé par sa voix et son rire argentin. Elle lui apporta ensuite des offrandes. Chaque jour il découvrait des fruits et des pierres taillées déposés dans un petit panier d'osier à l'endroit ou son cours d'eau s'étiolait en une petite plage de galets polis recouverts de mousse. Les pierres étaient d'une qualité quelconque mais il prenait plaisir à les emporter dans sa tanière et à les admirer longuement. Quant aux fruits eux, il n'attendait pas avant de s'en délecter. Un jour qu'il baillait à s'en décrocher la mâchoire après avoir goulûment englouti son repas, il se souvint être tombé nez à nez, ou plutôt museau à nez, avec la paysanne. Plutôt que de se prosterner et de s'enfuir en hurlant, celle-ci lui avait tendu les autres offrandes qu'elle était venue déposer. À partir de ce moment, il ne dissimula plus sa présence et accueillit chaque jour sa venue. Puis la jeune femme devint femme mature, sa vitalité déclina et Nigihayami Kohakunushi sut avec tristesse que bientôt, il ne la verrait plus.


Bien des années plus tard, alors que le souvenir de la paysanne était encore bien présent dans sa mémoire, un petit humain aux grands yeux noisette et aux cheveux de jais prit pour habitude de venir patauger dans son cours d'eau. En l'observant tapi sous les rochers, le rire d'une jeune paysanne et le son de cloches d'un troupeau lointain tintèrent dans son esprit. Attiré comme une luciole par la lumière d'une lanterne, il sortit de sa cachette. Ensemble le dragon et le petit garçon jouèrent, rirent et voguèrent le long des flots et ce pendant plusieurs années. Mais le garçon grandit et devint guerrier. À cette époque du Japon Féodal, la guerre de Genpei faisant rage, le garçon devenu Samouraï partit accomplir son devoir. Lors de sa dernière visite au bord de sa rivière, Nigihayami Kohakunushi sut que le jeune homme lui faisait ses adieux. Il replongea alors dans ses eaux, le cœur lourd. Il aimait la compagnie des humains, il devait cependant se faire à l'idée que leur vie était bien trop éphémère. Son intuition pourtant le tranquillisait. Une petite voix lui répétait qu'ils se reverraient.


Quelques décennies, peut-être même quelques siècles s'écoulèrent paisiblement quand apparut sur ses rives, un vieux prêtre malicieux dont les yeux noisette et pétillants avaient gardé la fraîcheur de la jeunesse. Plusieurs fois par semaine, après avoir déposé des offrandes au Kami de la rivière, il s'asseyait pour jouer de la flûte Shakuhachi et réciter quelques prières. Kohaku se laissait bercer par la mélodie du petit instrument de bois qui lui rappelait le son des cloches d'un troupeau lointain et le rire cristallin d'un petit garçon.

Il est dit que quand le prêtre mourut et que sa flûte fut offerte en offrande au Dieu de la rivière Kohaku, un dragon d'une blancheur nacrée surgit des flots pour s'en saisir et l'emporter avec lui.


Au cours des années suivantes, sa rivière étant bien établie, le pouvoir de Kohaku se renforça. Bien après la mort du prêtre, se présenta sur ses berges une jeune villageoise encore adolescente. Elle venait d'être mariée de force à un vieil homme d'un village proche et achevait de s'installer chez lui avec sa famille. Frêle de stature mais avec de grands yeux noisette qui révélaient une force intérieure pleine de ressources, elle prit pour habitude de se confier à la rivière. Elle aimait s'asseoir sur ses bords en fin d'après-midi et chantonner face au soleil couchant. Le cœur et l'intérêt de Kohaku s'éveillèrent à nouveau, le chant lui rappelait les cloches d'un troupeau lointain, le rire cristallin d'un petit garçon et la mélodie d'une flûte enchanteresse. Toujours plus attiré et intrigué par ces humains qui éveillaient en lui des émotions qu'il n'arrivait pas à définir mais qu'il affectionnait, il s'était entraîné à faire évoluer sa forme matérielle. Ses nombreuses méditations lui avait également permis de s'éloigner encore plus loin et plus longtemps de sa rivière. C'est ainsi que pour la première fois depuis le début de sa très longue vie, Nigihayami Kohakunushi le Dieu dragon de la rivière dorée pris forme humaine. Une fin d'après-midi alors que le soleil disparaissait à l'horizon drapé de rouge et de violet, il apparut à la jeune fille sous la forme d'un jeune homme aux cheveux longs émeraude. Nullement effrayée, celle-ci se contenta de sourire et de continuer à fredonner tandis qu'il s'asseyait à ses côtés. Ils restèrent ainsi plusieurs heures. Chaque jour, il revint se placer à distance de l'adolescente tandis qu'elle chantait en souriant, faisant de la répétition un véritable rituel. Les confidences qu'elle racontait précédemment à la rivière se firent directement à lui. Le Kami de la rivière encore tout jeune dans le maintien de sa nouvelle apparence physique chérissait chaque instant de cette complicité nouvelle. Les émotions qu'il avait ressenties par le passé envahissaient à nouveau son cœur. Il n'eut pas besoin de lui révéler qu'il était l'esprit de la rivière, celle-ci semblait l'avoir deviné dès les premiers instants. Il se surprit alors à vouloir passer de plus en plus de temps en sa présence, allant même jusqu'à l'accompagner en forêt lorsqu'elle partait en cueillette. Il quittait à présent sa rivière plusieurs fois par jour, pendant de longues heures pour rester à ses côtés. Leurs rencontres prirent malheureusement fin quelques années plus tard, lorsqu'un voisin mal intentionné, les ayant suivis en forêt, alla rapporter au mari jaloux que sa jeune épouse avait pour habitude de folâtrer avec un jeune inconnu dans les bois. Par peur du déshonneur, lui et la famille entière quittèrent la région sans laisser le choix à la jeune fille devenue femme, laissant derrière eux, Kohaku prisonnier de sa rivière, le cœur déchiré. Cependant, malgré sa peine, une petite voix dans l'esprit du Dieu de la rivière lui murmurait qu'ils se reverraient. Il continua donc à persévérer dans l'art de maintenir forme humaine et de s'éloigner de ses flots.


Les siècles se succédèrent , le paysage se modifia lentement d'abord puis de plus en plus rapidement. Les villages devinrent des villes, les arbres se firent plus rares, les humains remodelaient leur habitat tout autour de lui. Au début il s'en réjouit, sa rivière isolée se retrouvait maintenant bordée par plusieurs fermes et chemins. Que ce soit par la présence d'humains ou d'animaux, il n'était plus jamais seul. Il pouvait à présent se promener en se faisant passer pour un homme, il se plaisait à faire des emplettes, à discuter avec les fermiers et à maintenir l'illusion. Puis le paysage urbain pris de plus en plus d'ampleur, les premières voitures firent leur apparition et les humains entreprirent de construire des ponts pour contourner ses flots . Mais bientôt les ponts ne suffirent plus, les Hommes avaient toujours besoin de plus d'espace pour édifier leurs maisons.


Avec la construction des routes et des habitations, vinrent ensuite le bruit et la pollution. Certains humains venaient même jeter leur déchets dans ses eaux tandis que des tuyaux qui avaient été étirés jusqu'à son lit, déversaient à présent toutes sortes de fluides qui rendaient malades ses poissons.

Comment des créatures capables de si belles choses et de tant de bonté pouvaient à la fois être aussi destructrices ? Kohaku s'était finalement rétracté dans sa tanière, aux tréfonds de ses eaux. Las de passer son temps à rejeter le plastique au-delà de ses rives, il passait ses journées et ses nuits enroulé sur lui-même, la crinière ternie par la qualité déclinante de ses eaux.


Un jour cependant, son attention fut attirée par une voix claire et une main apaisante caressant sa surface. Curieux le dragon étira son corps élancé et observa.

Une vielle dame se tenait au-dessus de lui, ses cheveux d'un blanc immaculé étaient maintenus dans un chignon impeccable. Ses yeux noisette scintillaient de malice et de bonté. Avec une épuisette, elle s'évertuait à retirer les sachets de plastique et autres déchets qui flottaient abandonnés dans le cours d'eau. Par moment elle prenait une pause et caressait la rivière d'une main à la peau abîmée, presque diaphane. Elle vint reproduire cette routine plusieurs fois par semaine et il se surprit à attendre ses visites. Les images et les sons affluaient dans l'esprit du Dieu de la rivière. Les cloches d'un troupeau lointain, le rire cristallin d'un petit garçon, la mélodie d'une flûte enchanteresse et le fredonnement d'une voix douce lors d'une nuit d'été résonnaient inlassablement en son for intérieur. Il décida alors de lui apparaître furtivement sous sa forme de dragon. Premièrement, la vieille dame se frotta les yeux, persuadée d'avoir rêvé. Il s'amusa à lui apparaître à plusieurs reprises, particulièrement quand elle avait le dos tourné, puis il replongeait aussitôt dès qu'il était sûr d'avoir capté son attention. La vieille femme s'esclaffait. Ainsi l'esprit de la rivière était un petit plaisantin. Pas le moins du monde décontenancée par ses apparitions, elle entreprit de lui parler puis de lui conter son histoire. Quand elle était jeune et pas encore mariée, elle avait trouvé dans un vieux tiroir un ouvrage retraçant l'histoire de la région. Elle s'était découvert un intérêt particulier quand s'étaient affichées sous ses yeux les photos et les peintures de la rivière Kohaku. À partir de cet instant elle avait développé une obsession pour la rivière. Ses parents, puis ses enfants et ses petits enfants ensuite avaient pris pour habitude de lui offrir des livres et des posters où figurait le cours d'eau. Ce faisant ils étaient sûr de lui faire plaisir. C'est ainsi qu'à la mort de son mari ils se cotisèrent tous pour lui louer un petit appartement sur les bords de la rivière qu'elle affectionnait tant, afin qu'elle y termine ses vieux jours. Elle lui confia avoir toujours perçu un vide au creux d'elle-même mais qu'aujourd'hui sur les bords de la rivière Kohaku, en pleine discussion avec son dragon, elle se sentait accomplie. À plusieurs reprises, la famille de la vieille dame vint lui rendre visite. Ils tenaient des pique-niques sur le bord de sa rivière et Kohaku veillait d'un œil attentif sur les plus jeunes. Ceux-ci avaient par ailleurs pris l'habitude de guetter les flots afin d'apercevoir le fameux dragon facétieux dont Obasan parlait si souvent. Une fois peut-être il se laissa remarquer par le cadet de la famille, qui en tomba sur son arrière-train, en découvrant un œil luisant vert émeraude l'observant depuis les roseaux.

Puis un jour, elle ne vint plus, au loin les sirènes d'une ambulance retentirent. Le cœur de Kohaku se serra. Lorsqu'un peu plus tard, il remonta vers la surface, il entendit les enfants de la vieille dame approcher ses rebords. Il s'agissait de deux frère et sœur d'une cinquantaine d'années. La femme tenait une carte de ses mains tremblotantes et les larmes roulaient sur ses joues. Fébrilement, elle lut le dernier souhait qu'avait fait leur mère sur son lit de mort. N'ayant pu dire au revoir, elle chargeait ses enfants de faire ses adieux au Kami de la rivière. La femme sécha ses larmes d'un revers de main et déposa le papier à la surface de l'eau. Alors que le frère et la sœur s'en détournaient, Kohaku surgit du cours d'eau et s'empara de la carte dans sa gueule. Sous les yeux ébahis des deux humains, il replongea dans une grande gerbe d'eau avant de disparaître.


Blotti dans sa tanière, il déplia la carte sur laquelle était inscrite une simple phrase.


"Nous nous reverrons ma chère rivière."


Le cœur de Kohaku se mit à chanter.


...


En quelques années à peine la modernité s'étendit partout, la pollution recouvrit de son voile les villes et les forêts. Le lit de son cours d'eau se vit rétrécir dangereusement à chaque nouveau chantier. Le son incessant des voitures sillonnant les routes avait remplacé le chant des oiseaux et l'accompagnait à présent nuits et jours. Seuls les stridulations des criquets et les croassements des corbeaux en perçaient la monotonie. Sa rivière s'étant drastiquement réduite, les pouvoirs de Kohaku s'étaient eux aussi amenuisés. À présent, il se contentait d'arpenter sa rivière de long en large en repêchant de ses serres acérées les déchets éparpillés çà et là. Seuls restaient encore quelques parcelles et coudes de sa rivière, épargnés par l'urbanisation. Aussi, il se réfugiait la plupart du temps dans cette partie de sa rivière, se délectant encore du bruissement des roseaux et du feulement du vent encore perceptibles à ces endroits.

Puis un beau jour de printemps, alors qu'il se reposait enroulé sous un bouquet de nénuphars, le bruit d'une chute dans ses flots le tira de sa léthargie. Ouvrant un œil paresseux, il aperçut une toute petite chaussure rose dériver à sa surface. Subitement les cloches d'un troupeau lointain, le rire cristallin d'un petit garçon, la mélodie d'une flûte enchanteresse, le fredonnement d'une voix douce lors d'une nuit d'été et la caresse tendre d'une main diaphane résonnèrent à travers tout son être. Une énergie fabuleuse emplit le cœur du dragon qui se précipita pour attraper précautionneusement entre ses crocs le petit corps tombé dans ses eaux et emporté par le courant. La petite fille s'accrocha à sa crinière comme si cela lui était naturel et il l'aida à se hisser sur son dos.

Ensemble, ils parcoururent plusieurs mètres jusqu'à la rive. Tendrement, de son museau il aida la petite fille à se hisser hors de l'eau. Nullement effrayée, l'enfant d'environ quatre années lui sourit de toutes ses dents de lait et lui caressa le haut de la tête. Ses grands yeux noisette malicieux le remerciaient.

Il entendit les parents de la fillette crier anxieusement son nom :


- "Chihiro! Chihiro où es-tu, chérie ?!"


Elle se redressa en tout hâte et se précipita vers eux. Alors qu'elle se retournait pour leur montrer fièrement le dragon qui l'avait sauvée, Kohaku avait déjà disparu, plongeant au fond de son lit, une petite chaussure rose lovée entre ses serres. Son cœur souriait alors qu'il retournait à son sommeil.

Il dormait depuis longtemps quand soudain une douleur lancinante déchira tout son être. Brusquement, il se retrouva propulsé au-dessus de lui-même, flottant dans le néant de l'univers. Il tenta de se raccrocher à sa rivière mais ses serres se refermèrent sur le vide. Avec la sensation d'être aspiré par le tourbillon d'un fleuve aux abords d'une cascade, il se sentit entraîné, ballotté en tout sens. Puis progressivement, les forces qui l'emportaient s'apaisèrent et Kohaku se retrouva projeté dans l'immensité d'un ciel sans nuage, son petit corps dérivant comme une feuille d'automne sur un cours d'eau. Il se reprit et se dirigea vers la seule parcelle de terre ferme qu'il percevait au loin. En atterrissant lentement, ses pieds touchèrent le sol. Ses pieds ?

Il porta des mains d'enfant à son visage et en palpa les contours, découvrant les cheveux mi-longs qui l'encadraient. À l'évidence, il avait changé de forme et ressemblait de nouveau à un humain. C'est alors que les images lui revinrent et défilèrent sous son regard impuissant. Avec désespoir, il vit les bulldozers s'approcher de sa rivière et l'ensevelir sous une montagne de gravas. Sous le choc, il s'assit en tailleur et tenta d'apaiser sa respiration. Une fois calmé, il réunit toute sa concentration afin de contacter sa rivière. Elle était là, quelque part dans le monde physique, diminuée, enterrée et très affaiblie, mais il pouvait encore la sentir. Cependant, il ne parvenait plus à la rejoindre.


Après avoir erré un temps indéfini sur ces nouvelles terres qui l'avaient accueilli, Kohaku dû se résoudre à accepter sa nouvelle réalité. Sa rivière ayant été pratiquement anéantie, il était maintenant un esprit sans attache, perdu au royaume des dieux. Incapable même de reprendre sa forme initiale, celle du dragon nommé Nigihayami Kohakunushi. Par ailleurs, le nom lui-même commençait à s'effacer.

Il vagabonda durant des années avant de rejoindre la capitale des esprits. Là-bas, il n'était plus qu'une âme quelconque. Personne ne se souciait de son nom ni de son histoire. Il effectua des petits boulots çà et là selon les besoins des commerçants et des artisans. C'est ainsi qu'il entendit parler des deux sœurs Yubaba et Zeniba. Les sorcières jumelles les plus puissantes de la région dont l'une régnait d'une poigne de fer sur les thermes du monde des esprits. Étant déjà en ville, il s'orienta vers l'établissement de Yubaba. Peut-être pourrait-elle lui rendre ses pouvoirs ? Peut-être même deviendrait-il encore plus puissant et pourrait-il sauver sa rivière ? Après tout, il n'avait plus rien à perdre.


Il décida alors d'entrer à son service, enthousiasmé par la perspective de reprendre le contrôle de sa vie. Mais c'était sans compter le redoutable sens des affaires de Yubaba. Alors qu'il signait son contrat, la sorcière afficha un rictus sur sa mine réjouie et lui souhaita la bienvenue. Nul doute que la vieille magicienne avait reniflé là l'affaire d'une vie, aussi immortelle qu'elle soit. Un puissant esprit de rivière sans attache et à son entière disposition n'était pas chose courante. Ne saisissant pas spontanément la portée de son geste, c'est avec ferveur que l'ancien Dieu de la rivière Kohaku s'attela aux tâches que lui réservait la sorcière. Son contrat de travail à durée indéterminée reposait soigneusement plié au fond d'un tiroir de la petite chambre qu'il s'était vu attitrée, non loin des quartiers de Yubaba. Un observateur aguerri aurait pu constater le nom qui y faisait office de signature.


Haku.


Le jeune garçon ne s'aperçut pas immédiatement que sa mémoire lui faisait défaut, il était trop occupé à remplir les besognes de sa maîtresse. Ses pouvoirs, grandement diminués, lui avaient été restitués à peine le contrat signé, la sorcière était vraiment très puissante. Il pouvait à présent sillonner le ciel et rugir à en faire frémir le plus impressionnant des esprits. Bientôt il se rendit compte que les autres créatures le craignaient. Peu osaient l'interpeller à part peut-être Rin, cette servante à la tête dure qu'employait Yubaba, ou encore le vieux Kamaji, l'esprit qui travaillait aux chaudières et qui s'adressait à lui comme à un enfant.

Parfois il s'arrêtait sur les hauteurs de la ville pour contempler l'immensité de la mer qui les séparait de la gare, là où débarquaient les âmes pour un aller sans retour. Il avait plusieurs fois passé en revue l'établissement. D'après les enseignements, la gare était une porte vers le monde physique des humains mais celle-ci ne s'ouvrait que très rarement et il n'avait jamais eu l'occasion d'observer ce phénomène. Il se surprit à s'interroger sur la raison de son intérêt pour le monde des Hommes. C'est ainsi qu'il parvint à la déduction qu'une pièce du puzzle avait été effacée de son esprit. C'était là quelque part, grattant la surface sans jamais pouvoir l'atteindre. Il savait qu'il avait laissé quelque chose là bas, de l'autre côté. Mais il était dans l'incapacité de se le figurer. Ici, tout le monde l'appelait Haku, pourtant il en était persuadé, il y avait quelque chose de plus. C'est le vieux Kamaji qui l'informa qu'en signant un contrat avec Yubaba, il avait laissé derrière lui les souvenirs de son identité et qu'il appartenait dorénavant à la sorcière, faisant de lui un esclave lié par un serment qui ne pourrait être brisé qu'en retrouvant son nom. La colère fut d'abord son refuge. Il appliqua alors sans discernement les ordres de la sorcière, même les plus injustes s'attirant encore plus la peur et les rancœurs de ses compagnons. Pour eux, il était l'esprit qui avait perdu sa rivière et qui était devenu l'âme damnée de Yubaba. Mais il n'en avait cure, il se souvenait à peine de ce qu'il avait laissé derrière lui, à part peut-être ces images qui revenaient sans cesse à son esprit mais qui n'avaient plus de sens. Ainsi que le son des cloches d'un troupeau lointain, le rire cristallin d'un petit garçon, la mélodie d'une flûte enchanteresse, le fredonnement d'une voix douce lors d'une nuit d'été, la caresse tendre d'une main diaphane et l'image fugace d'une petite chaussure rose.

...

Par une belle fin de journée alors qu'il rentrait de mission , le vent se leva soudainement et le fit dévier de sa trajectoire. Fendant le ciel avec agilité, Haku se stabilisa et observa l'immense étendue qui s'offrait à son champ de vision. Il fut alors saisit d'une émotion sans pareille. Toutes les écailles de son corps se redressèrent. L'océan qui s'étendait habituellement à perte de vue avait fait place à une immense plaine verdoyante. Il se laissa planer le long des champs et son regard se posa sur la gare. Les battements de son cœur s'accélérèrent. La porte était ouverte. Il se posa gracieusement à l'entrée de l'établissement, les sens en éveil. Une effervescence en lui qu'il saisissait mal rendait ses pattes fébriles. Et cette odeur !

Quelqu'un avait franchi la porte. Non! Pas quelqu'un, mais plusieurs "quelqu'un". Des humains ? Oui c'était cela, des humains.

Il scruta les pleines autour de lui. Il devait les retrouver. Pourquoi ? Il n'en avait aucune idée. Mais cette odeur, ce parfum l'enivrait, l'entêtait. Il était habituel pour certains esprits de se repaître de la chair des créatures égarées dans le monde des esprits, d'autant plus s'il s'agissait d'humains. Mais Haku n'en avait jamais consommé. Toutes ces viandes dont était friande cette catégorie d'esprits de bas astral qui pullulait aux bains le dégoûtaient. Il préférait se rabattre sur le poisson frais, le riz et les fruits mûrs. Cependant ces humains dégageaient une senteur qui l'obsédait. Il devait les retrouver avant qu'ils ne se fassent repérer.

Pendant une bonne heure il patrouilla sans succès, tournoyant autour du village et du parc d'attraction abandonnés pendant la journée. D'ici quelques dizaines de minutes, la nuit tomberait et les rues s'empliraient d'une masse grouillante et difforme. Il discernait déjà les rumeurs de la foule informe qui investissait la ville. Les humains étaient recherchés par Yubaba. Il devait les trouver.


C'est alors qu'il l'aperçut. Une petite fille. Vêtue d'un t-shirt à rayures trop grand pour elle, frêle, les cheveux châtains coiffés en queue de cheval. Perdue, elle se dirigeait vers le pont qui menait vers les thermes. Réintégrant son enveloppe humaine, il s'élança tandis que le vent portait le parfum de la fillette à ses narines. Son sang ne fit qu'un tour et il se figea alors que retentissaient à ses oreilles le son des cloches d'un troupeau lointain, le rire cristallin d'un petit garçon, la mélodie d'une flûte enchanteresse, le fredonnement d'une voix douce lors d'une nuit d'été et que la caresse tendre d'une main diaphane et l'image fugace d'une petite chaussure rose parcouraient son esprit.


"Chihiro". Il n'avait aucune idée d'où ce prénom lui était venu, ni ne sut pour quelle raison il courut à sa rencontre comme si sa vie en dépendait.

La fillette d'une dizaine d'années semblait terrifiée, ses parents ayant transgressé la loi des esprits avaient goûté sans autorisation la nourriture céleste. Pour cela Yubaba les avait changé en porcs et semblait inclinée à faire d'eux l'un de ses prochains repas. Ce n'était qu'une question de temps avant qu'elle ne décide d'en faire de même avec Chihiro. Pris de compassion pour la fillette dont il savait le nom sans en connaître la provenance, Haku décida de lui venir en aide. Lui, l'âme damnée de Yubaba s'adoucit et la tendresse qui avait été enfouie sous la haine et l'indifférence éclot telle une fleur à la surface de son cœur, l'enveloppant de sa chaleur. En se portant à son secours, il découvrit une fillette apeurée mais courageuse et déterminée, il eut le loisir d'admirer à plusieurs reprises son audace et son abnégation. La petite fille réussit à s'introduire chez Yubaba et à faire signer à la sorcière un contrat de travail, sauvant sa propre vie par la même occasion. Il ne restait plus qu'à trouver une solution afin de libérer ses parents et les faire quitter le monde des esprits dans lequel ils s'étaient égarés par dieu sait quelle occurrence. La vieille sorcière prit un malin plaisir à submerger la petite humaine des corvées les plus ingrates et à la plus grande surprise de tout le règne spirituel, la fillette s'en sortit haut la main grâce à l'honnêteté de son cœur et à sa hardiesse obtenant au passage le respect et l'admiration de tous les employés des bains. Un jour, alors qu'elle se tenait recroquevillée derrière un talus, il lui confirma son prénom, qu'elle avait oublié à la signature de son contrat, mais qui heureusement était inscrit sur une carte d'adieux retrouvée dans la poche de ses anciens vêtements. Il lui expliqua que lui-même avait oublié le sien depuis bien longtemps mais qu'il se souvenait étonnement de celui de la fillette. Quand celle-ci laissa aller son chagrin, tandis qu'il l'enveloppait de ses bras, il se surprit à vouloir la protéger, pour toujours.


À ses côtés, Haku prit conscience qu'il se sentait entier et apaisé pour la première fois depuis bien longtemps. Malgré son désir de demeurer aux côtés de la fillette, il fut contraint d'effectuer une nouvelle basse besogne pour la vieille magicienne. Celle-ci toujours en mauvais terme avec sa sœur l'expédia lui dérober son talisman. C'est à contre-coeur qu'il s'envola pour effectuer son larcin. L'esprit papillonnant, il se fit prendre sur le fait alors qu'il repartait avec son butin. La magicienne jumelle de Yubaba lança ses soldats de papiers à sa poursuite. Il tenta de leur échapper en vain, le papier entaillait sa chair tel des lames aiguisées. Il ne sut comment il parvint à réintégrer le palais de Yubaba si ce n'est grâce à la voix de Chihiro qui semblait le guider. Quand il rouvrit les yeux, il se trouvait allongé dans les sous-sols dans la chaufferie de Kamaji, un chiffon humide sur le front, Rin veillant sur lui. Les deux serviteurs de la maison lui racontèrent comment Chihiro avait pris soin de lui après l'avoir sauvé des soldats de papier, mettant fin par la même occasion au sortilège qui maintenait Haku au service de Yubaba. Car si le contrat lui avait retiré son nom et ses souvenirs, la vieille pie en avait profité pour l'ensorceler, faisant de lui un être empli de colère et plus enclin à lui obéir sans tergiverser. S'inquiétant pour la petite fille, Haku appris que cette dernière était partie chez Zeniba pour un aller sans retour afin de rendre le talisman qui lui avait été volé, accompagnée de Bôh le fils de Yubaba et du Sans Visage qui avait failli mettre tous les bains à sac.

Étant à présent libéré de sa soumission à la sorcière et le cœur investi d'une mission, il conclut un pacte avec cette dernière. Il rapporterait à Yubaba son fils qui s'était enfui avec Chihiro, à condition que la sorcière ne restitue son apparence aux parents de la fillette et ne les renvoie à leur monde originel. Le pacte conclu, Haku s'élança dans les airs pour rejoindre la chaumière de Zeniba. À son arrivée, la vieille magicienne semblait lui avoir pardonné, ayant bien conscience de l'emprise pernicieuse de sa sœur sur ses sujets. Chihiro se précipita à son cou, heureuse de le voir rétabli. Et c'est ensemble, accompagnés de Bôh et du piaf de Yubaba changés respectivement en rat et en petit oisillon, qu'ils s'envolèrent dans les cieux pour retourner vers les bains.


La soirée était agréable et le vent tiède. Chihiro se tenait agrippée à ses cornes, ses petites jambes encerclant fermement son garrot tandis qu'ils voguaient paisiblement au-dessus des nuages. Soudain la fillette se pencha et lui souffla à l'oreille.


"-Haku, ce que je vais te dire je ne m'en souviens pas vraiment mais ma maman me l'a raconté. Quand j'étais toute petite, je suis tombée dans une rivière. Elle a été remblayée depuis et ils ont construit des immeubles dessus, mais maintenant je me souviens. Le nom de cette rivière c'était Kohaku. Ton vrai nom, c'est Kohaku comme la rivière."


À ces mots, la peau du Kami de la rivière frémit, ses écailles explosèrent dans un tintement cristallin et s'éparpillèrent dans le vent, laissant place au corps du jeune garçon. Les deux enfants flottèrent un instant entre les nuages avant de joindre leurs mains. Le visage de l'Esprit de la rivière rayonnait de bonheur.


-"Chihiro merci. Mon vrai nom c'est Nigihayami Kohaku Nushi!"

-"Nigihayami..."

-"L'esprit de la rivière Kohaku."

-"Quel nom ! On dirait le nom d'un dieu !"

-"Moi aussi je me souviens... quand tu es tombée en moi pour repêcher ta chaussure"

-" Oui! Et tu m'as emmenée dans tes bras jusqu'au quai. Quelle joie"


Le visage éclairé d'un sourire merveilleux les deux enfants flottèrent gracieusement main dans la main vers la ville qui se profilait au loin. Kohaku aurait souhaité que cet instant dure toujours. La petite main chaude dans la sienne irradiait tout son être de bonheur. C'est avec un pincement au cœur qu'il se résigna à dés-entrelacer ses doigts de ceux de Chihiro, alors qu'ils atteignaient le pont conduisant aux thermes où les attendait Yubaba. Puisqu'ils avaient ramené son fils Bôh sain et sauf, la vieille sorcière se devait de respecter sa parole. Elle tenta bien de sauver les apparences en piégeant une nouvelle fois Chihiro, sous le regard courroucé de son fils qui s'était énormément amusé lors de leur escapade, mais la fillette ne se laissa pas prendre. La sorcière n'eut d'autre choix que d'abdiquer et de rompre le sortilège qui retenait prisonniers ses parents. Sous les adieux des employés des bains, Kohaku entraîna la petite fille avec lui, elle devait rejoindre ses parents et la porte des mondes sans tarder ou bien elle risquait de demeurer prisonnière dans celui-ci pour toujours. Une part de lui aurait voulu que ce soit le cas, mais le monde des esprits n'était pas fait pour les humains. Leurs règles étaient impitoyables et ici, personne ne vieillissait. Chihiro devait vivre dans le monde qui était le sien.

Arrivés devant la plaine, le garçon stoppa sa course. Il prétexta ne pas avoir le droit d'aller plus loin. La vérité était que la douleur de la séparation lui déchirait les entrailles et le courage lui manquait pour avancer plus loin. Il indiqua à la fillette le chemin restant à suivre. À l'horizon, on pouvait entrevoir les parents de la fillette qui s'époumonaient en criant son nom. Chihiro se tourna vers Haku, sa petite main toujours dans la sienne. Dans ses yeux il put lire l'incertitude et la tristesse. Il la rassura. Maintenant qu'il avait retrouvé son nom, il cesserait d'être le disciple de Yubaba et il trouverait un moyen de réintégrer sa rivière.


-" Tu penses qu'on se reverra ?"

-"Je te le promets"

-" Tu le promets ?"

-"Oui. Allez pars et ne te retourne pas."


Lentement, le cœur serré, il dut se résoudre à lâcher la main de la fillette qui s'élança vers la gare et ses parents. Parvenue devant les murs de l'édifice, il la vit s'immobiliser et hésiter. Ne te retourne pas, pensa-t-il, bien que son cœur lui criait l'inverse. Finalement, encouragée par ses parents, elle s'engouffra par la porte qui conduisait au tunnel entre les mondes.

Quand elle eut disparu, Kohaku demeura un long moment face à la plaine jusqu'à ce que celle-ci soit à nouveau remplacée par l'océan et la nuit tombante. Il soupira et s'élança dans le ciel alors que tintaient à ses oreilles le son des cloches d'un troupeau lointain et que passait devant ses yeux l'image d'une petite chaussure rose flottant à la surface d'une eau limpide. Tendrement, il sourit.

Il savait.

Un jour, ils se reverraient.

...


À suivre...


j'espère que l'intention et la signification de mon histoire vous a été facilement compréhensible :)/p

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