Le serment de l'âme

Chapitre 2 : Au royaume de l'espoir, il n'y a pas d'hiver.

2345 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 21/11/2020 18:19

Merci à ma relectrice:) Voici le chapitre deux. J'ai essayé de rendre les situations plausibles bien que je n'y connaisse rien dans les métiers qui sont cités. Ne m'en voulez pas ^^ ;;;


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Les travaux se poursuivaient depuis des mois. Progressivement les immeubles vétustes étaient démolis puis déblayés. Bientôt la rivière souterraine referait surface.

Rares étaient les portions qui avaient pu être préservées intactes mais l'eau parvenait tout de même à s'écouler timidement, se frayant un passage entre la boue et les restes des immeubles éventrés. Une jeune femme vêtue d'une tenue de chantier bleue et d'un casque jaune se tenait la tête plongée dans l'observation d'une carte dépliée, non loin d'un couple de bulldozers qui s'affairaient à retirer un monticule de gravas laissés par la destruction d'un vieux local. Plus en contrebas, des ouvriers s'affairaient à creuser un sillon pour les canalisations qui seraient prochainement déplacées. Les sourcils froncés, la jeune femme abaissa la carte pour regarder les machines avec circonspection. Elle répondit à un ouvrier d'une cinquantaine d'années qui venait lui demander des précisions et commanda aux bulldozers de se déplacer. Elle était de taille moyenne, la silhouette mince et dynamique. Ses cheveux châtains relevés en chignon dépassaient en mèches désordonnées de son casque de protection. Les joues rosies par la fraîcheur de la matinée, elle s'essuya le nez d'un revers de la main et se dirigea vers son bureau qui se situait dans les modules construits sur mesure sur les rebords du chantier.


Chihiro Ogino, vingt-sept ans débutait tout juste sa journée en ce début d'automne ensoleillé. Paysagiste et coordinatrice en chef du projet, la jeune femme supervisait d'un œil avisé les travaux qui avaient débuté à la mi-saison précédente. Fermant la porte derrière elle, la jeune femme déposa son casque sur le bureau et tira la chaise roulante pour s'y installer. Elle saisit une pile de documents et entreprit de les examiner.

Seize ans plus tôt, après sa mésaventure dans le monde des esprits, la petite fille qu'elle était alors s'était heurtée à l'incompréhension de ses pairs. Au départ, elle racontait volontiers ce qui lui était arrivé. Ses parents n'ayant pas gardé le moindre souvenir des événements l'écoutaient d'une oreille distraite tout en espérant silencieusement que l'imagination de leur fille finirait par se tasser en grandissant. Pendant les nombreuses années où ils vécurent dans la petite maison bleue en amont de la colline, elle les avaient menés à plusieurs reprises en contrebas, devant l'édifice qui conduisait à la porte entre les mondes, mais le chemin n'était jamais réapparu. Souvent en rentrant de l'école, elle faisait une escapade et terminait sa course devant le bâtiment dans l'espoir que peut-être un jour, il la laisserait passer et qu'elle pourrait revoir tous les amis qui se trouvaient de l'autre côté. Elle se plaisait souvent à dessiner les même figures. Un dragon blanc à la crinière turquoise, un bébé géant, des petites boules noires munies de pattes, des édifices rutilants et un jeune garçon aux yeux en amande et aux cheveux olive. À l'école, ses nouveaux petits camarades peinaient à comprendre l'obsession de Chihiro pour ses amis imaginaires Haku, Rin et Bôh ; et souvent ils la surprenaient à fixer le ciel d'un air rêveur pendant les récréations. Elle était la petite nouvelle un peu bizarre et la fillette se retrouva rapidement ostracisée. Elle apprit rapidement à ses dépens que mentionner ses amis les esprits devant ses camarades n'était pas la meilleure chose à faire. Aussi au cours des années, elle évoqua de moins en moins le sujet, jusqu'à ce que les souvenirs eux-mêmes soient relégués dans une partie plus lointaine de sa mémoire.

Vers la fin du collège cependant, alors qu'elle regroupait ses affaires pour partir en pension, elle tomba sur le classeur qui contenait tous ses vieux dessins. À partir de cet instant, les images lui revinrent en force. Et si tout ça n'avait pas été que la fantaisie et l'imagination débordante d'une enfant de dix ans ? Régulièrement, à l'école, tandis qu'elle rêvassait et laissait son regard dériver vers la fenêtre, elle croyait l'apercevoir au dehors, avec ses beaux cheveux coupés au carré et sa tenue de prêtre blanche. Elle clignait des yeux et l'illusion disparaissait. Quand la puberté la dota de formes féminines discrètes mais équilibrées, que son visage s'affina et que ses pommettes s'affirmèrent, quelques petits camarades s'aventurèrent à lui offrir des chocolats de Saint-Valentin ou à l'inviter prendre un thé après les cours. Mais elle déclinait simplement, prétextant une course quelconque. Elle passait le plus clair de son temps à dessiner paysages, bâtiment et bestiaire fabuleux.


À la fin du lycée, elle s'orienta vers un diplôme d'aménagement paysager et de développement durable, après avoir longuement débattu avec ses parents afin de les persuader qu'elle tenait là une orientation d'avenir prometteuse. Les petits boulots en part-time qu'elle effectuait après les cours pour payer ses études achevèrent de convaincre ses parents de sa motivation et de lui venir en aide. Cependant, c'est avec une idée bien précise à l'esprit qu'elle s'était orientée vers ces diplômes. Pendant les années qui suivirent, elle se consacra corps et âme à ses études. Autour d'elle, ses camarades se tournaient progressivement vers leurs projets classiques de vie future : mariage, travail, maison, enfants. Sous la pression familiale et sociale, elle accepta vers la fin de son diplôme, les avances que lui faisait depuis quelques mois un de ses collègues du petit café où elle travaillait. Une histoire qui tourna bien vite à la déception. Rien ne semblait pouvoir effacer dans son cœur, le souvenir d'un jeune garçon aux cheveux verts. Après l'obtention de ses certificats, ses parents constatèrent avec amertume que leur fille ne rentrerait pas dans le schéma de la femme japonaise classique. Ainsi fraîchement diplômée, elle put enfin contacter la mairie et présenter le projet qui mûrissait dans son esprit depuis de longues années. Elle savait qu'elle tentait le tout pour le tout. Quelle ne fut pas sa joie quand son idée fut retenue parmi toutes celles qui avaient été proposées.


C'est ainsi qu'elle se retrouva en tête de l'équipe chargée de la restauration de la rivière Nigihayami Kohaku Nushi et de l'aménagement du quartier qui l'entourait. Les logements étriqués et abîmés par le temps qui la recouvraient seraient reconstruits plus loin et en accord avec l'environnement. Le fait d'être une femme à la tête d'un projet de cette ampleur et d'une équipe essentiellement constituée d'hommes ne fut pas des plus simples au départ. Devoir s'imposer et se faire respecter ne fut pas sans lui rappeler ses mésaventures aux bains de Yubaba. Les potins allèrent bon train : en effet, une jeune femme célibataire, belle et intelligente, jamais mariée et sans enfant, faisait l'objet d'interrogations au cœur de la société japonaise. Bientôt elle serait considérée comme une « vieille fille ». Cela ne semblait d'ailleurs pas la perturber, puisque pas une fois, ses amis et collègues ne la virent se rendre à un konkatsu* ou à des speed dates. En baillant, elle posa plusieurs annotations sur ses documents et referma le gros dossier sur lequel elle travaillait. Elle se tournait vers la machine à café quand quelqu'un toqua à la porte :


- « Ogino San, on a besoin de vous. »


Il s'agissait de monsieur Sato, un ouvrier d'une quarantaine d'années accompagné de Daichi Itô, un jeune cadre trentenaire qui était chargé de la ré-attribution des logements déplacés. À plusieurs reprises, ce dernier avait démontré un intérêt pour la jeune femme à coups de regards furtifs. Il avait même fini par prendre son courage à deux mains pour l'inviter nonchalamment boire un café, mais comme à son habitude, la jeune femme avait prétexté être occupée et n'avait toujours pas donné de réponse définitive. Elle accompagna les deux hommes devant une large, mais peu profonde excavation plus haut sur le terrain, qui n'était pas présente la veille. La terre semblait s'être affaissée sur plusieurs mètres créant ainsi un lit naturel. Au creux de la cavité, on percevait le ruissellement d'un cours d'eau qui plongeait ensuite à nouveau sous terre pour réapparaître timidement un peu plus bas, là où les plus gros immeubles avait déjà été rasés. Surprise, elle se tourna vers eux.


- « Ça s'est apparemment effondré cette nuit. Quand on est arrivé sur place ce matin, on a découvert l'éboulement, la rivière semble avoir forcé le passage... » Mr Sato marqua une pause. « C'est presque comme si elle cherchait à sortir de terre. » Il eut l'air gêné de laisser penser qu'il pouvait être superstitieux.


Chihiro rapporta le regard sur la surface de l'eau qui affluait à quelques pieds en dessous d'elle. Elle adressa un signe de tête aux deux hommes qui, après avoir échangé quelques phrases, s'éloignèrent, laissant Chihiro à ses observations.


-« Haku ? » murmura la jeune femme.


Elle demeura ainsi plusieurs dizaines de minutes, les yeux fixés sur le cours d'eau.


-« Est-ce que c'est toi Haku ? Est-ce que tu es là ? » acheva-t-elle d'une voix tremblotante.


Mais seuls le bruissement du vent et les clapotis à la surface de l'eau lui répondirent. Chihiro soupira et abaissa les épaules. L'espoir qui s'était emparé d'elle s'amenuisait. Après un instant, elle pivota et redescendit là où l'attendaient le chef de chantier et ses ouvriers. Les journées se succédèrent lentement. Par de nombreuses fois, la jeune femme dirigea son regard là où la rivière naturelle avait réapparu et où s'activaient les ouvriers. Un soir, alors qu'un vent frais étendait son manteau sur la ville que la nuit avait déjà recouvert depuis plusieurs heures, Chihiro quitta son bureau. Elle avait pris son dîner dans le module et s'apprêtait à regagner son logement provisoire qui se tenait à cinq cent mètres du chantier où l'attendait probablement Aki, son chat roux, qui passait le plus clair de la journée à chasser les souris dans le jardin de la copropriété.

Elle avait troqué sa combinaison contre un jean simple et un pull ample vert à larges mailles. Son sac sur l'épaule, elle se dirigea vers le haut du terrain éclairé par les lumières disséminées du chantier. La plupart des ouvriers avait déserté. Ils reprendraient le travail très tôt le lendemain, au lever du soleil, aux alentours de quatre heures. La température restait agréable en ce mois d'octobre au Japon, seul le petit vent frais à la nuit tombée était annonciateur des mois plus froids à venir. Elle s'arrêta sur les rebords édentés que la rivière avait creusés la nuit précédente et qui avaient été élargis en cours de journée. Les ouvriers avaient continué à creuser en suivant le lit naturel de la rivière et celle-ci affluait maintenant quasiment naturellement sur tout le terrain. Elle disparraissait un peu plus loin sous la paroi d'un escarpement naturel bordé d'arbres qui avait été préservé et qui surplombait le quartier. Le chantier serait prochainement étendu à l'extérieur de la ville afin de reconnecter le bras de rivière aux ruisseaux qui parcourait la forêt en périphérie de l'agglomération. Chihiro contempla la nuit noire, ferma les yeux et respira longuement.


-« Haku si tu m'entends, ta rivière sera bientôt comme elle était avant. »


De petits cailloux roulèrent sous ses pieds et une motte de terre se détacha des rebords, éclaboussant timidement autour d'elle en atteignant la surface de l'eau. Chihiro recula de quelques centimètres.


« J'ai toujours voulu te remercier pour ce que tu avais fait pour moi, alors voilà » fit-elle en désignant le terrain maintenant exempt de construction. « J'espère que tu pourras retrouver ta rivière. »


Elle sourit et secoua la tête.

-« Quelque part, je m'attends toujours à te revoir... » Elle soupira en souriant tristement. « Mais finalement, peut-être que tout ceci n'était qu'un rêve. »

Une brise tiède s'enroula le long de son cou et elle frissonna. Elle réajusta la bandoulière sur son épaule et se figea. Une main chaude légèrement plus petite que celle d'un adulte s'était glissée dans la sienne. Manquant de s'évanouir, elle pivota le visage et ses yeux s'écarquillèrent.


-« Pardonne-moi d'avoir pris autant de temps. »


Les larmes obstruèrent les yeux de la jeune femme. Il était exactement comme dans ses souvenirs : les cheveux olive coupés au niveau du menton, arborant la même tenue de prêtre bleue et blanche, élancé et gracieux. Ses yeux en amande la dévisageaient avec bienveillance et sa petite main resserra la sienne. Elle leva l'autre main vers le visage de l'apparition et effleura délicatement la peau ivoire qui courait sous ses doigts. Ce n'était pas un mirage.


-«Haku ! »


Sans sommation, la jeune femme l'attira dans ses bras et laissa aller ses pleurs. Il demeura interdit quelques secondes puis lova son visage au creux de son épaule, retournant son étreinte.


Le son des cloches d'un troupeau lointain, le rire cristallin d'un petit garçon, la mélodie d'une flûte enchanteresse et le fredonnement d'une voix douce lors d'une nuit d'été résonnèrent au loin...


À suivre...


*Fêtes et activités organisées pour les célibataires souhaitant trouver un partenaire et se marier.

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