Le serment de l'âme

Chapitre 3 : Réunion

Chapitre final

7932 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 28/11/2020 17:53

Hello! Voici la fin de l'histoire, j'espère qu'elle vous aura plu. Bonne lecture :)


Chapitre 3 : Réunion


-« C'est vraiment toi ! » balbutia la jeune femme.


Elle s'écarta du garçon et celui-ci acquiesça du menton, un sourire timide aux lèvres.


-« Je n'en reviens pas. J'en étais presque rendue à me convaincre que tout ça n'avait été qu'un rêve : toi, Yubaba, Sans Visage, et tous les autres ! Et tu es là ! » fit-elle entre deux rires.

-« Je suis là, et c'est grâce à toi Chihiro. » répondit le garçon tandis qu'il tournait légèrement le visage pour contempler la rivière puis le chantier. La jeune femme posa ses mains sur les épaules du Kami, regagnant son attention, et se pencha vers lui. Elle l'observa en détail.

-« Tu es vraiment tout pareil ! Tu n'as pas changé !»


Le Kami ouvrait la bouche pour répondre quand une voix masculine retentit derrière eux.


-« Ogino San ? »


La jeune femme se retourna, surprise.


-« Oh ! Itô San, vous êtes encore là ? »


Le responsable s'avança.


-« La réunion avec les ingénieurs a pris du retard, j'en sors à l'instant. J'ai entendu des voix et j'ai cru que des adolescents avaient pénétré en douce sur le chantier. Mais en fait c'est vous, et... ce jeune homme ? »


Le regard de Daichi Itô se fit inquisiteur.


-« Vous savez que le chantier est interdit aux civils » reprit-il.

-« Oh ! Oui ! Pardon ! » répliqua immédiatement Chihiro, sans se déstabiliser. « Je vous présente Haku, c'est heu... c'est le fils d'un ami d'enfance. Il ...heu, il souhaite travailler plus tard dans le bâtiment, je lui ai donc proposé de venir voir le chantier ! Haku, voici Mr. Itô, c'est le cadre supérieur qui s'occupe des logements qui vont être reconstruits. »


Le Kami s'inclina légèrement pour saluer le nouveau venu.


-« Bon, d'accord, d'accord, ça ira alors. Mais c'est parce que c'est vous !» répondit l'homme avec un sourire charmeur.


Chihiro étouffa une légère grimace, afficha son sourire le plus hypocrite et s'inclina rapidement.


-« Merci Itô San, de toute façon nous allions partir. Tu viens Haku ?»


Elle se tourna vers le garçon et lui adressa de grands yeux interrogateurs tandis que ses lèvres esquissaient une question muette : est-ce que tu peux t'éloigner d'ici ? Le Kami répondit par l'affirmative d'un léger mouvement du menton. D'un pas vif, Chihiro dépassa son collègue et se dirigea vers l'entrée du chantier. Haku lui emboîta le pas.


-« Oh, au fait, Ogino San ? » l'interpella son collègue.


La jeune femme s'immobilisa.


-« Vous ne m'avez toujours pas répondu. Quand serez-vous disponible pour que nous allions boire un café tous les deux ? »


Lui tournant toujours le dos, les lèvres de Chihiro grimacèrent et ses yeux cherchèrent une issue. Haku inclina légèrement le visage en l'observant puis tourna son regard vers l'homme. La jeune femme pivota et s'inclina mal à l'aise.


-« Merci pour votre invitation, Itô San, mais comme vous le savez, je suis débordée. Et avec l'éboulement soudain et la réapparition prématurée de la rivière, je vais devoir revoir mes schémas.»


La déception traversa rapidement le visage de l'homme mais celui-ci se reprit rapidement, affichant un sourire contrit.


-« D'accord Ogino San, plus tard alors ? »

-« Hu. » répondit la jeune femme. Elle hocha légèrement la tête et détourna le regard. « Bonne soirée Itô San.»


Elle pivota sur ses talons et continua sa progression hâtive vers les barrières. Haku qui avait observé l'échange, fronça les sourcils un court instant puis s'élança sur ses pas.

...


L'appartement de Chihiro se situait à un demi kilomètre à pieds de la zone de chantier. Le logement appartenait à la ville et lui était loué le temps des travaux. Arrivée dans la rue, elle ralentit le pas et fut rassurée de voir que Haku la suivait toujours. Il s'engagèrent dans un petit chemin piéton bordé de lanternes et de végétation.


-« Tu peux vraiment t'éloigner de ta rivière ? J'ai lu que les esprits ne pouvaient pas s'écarter trop loin de leur élément physique.» s'enquit-elle.

Haku sourit tout en marchant à ses côtés.

-« C'est vrai pour les esprits faibles ou encore inexpérimentés. Il m'a fallut beaucoup de temps quand j'étais plus jeune pour pouvoir m'en éloigner. Mais quand tu m'as rendu mon nom, non seulement j'ai retrouvé mes pouvoirs mais j'ai aussi gardé ceux que j'avais obtenu via l'enseignement et l'ensorcellement de Yubaba.»


Chihiro lui lança un regard admiratif.


-« Il m'a fallu du temps avant de pouvoir ressentir ma rivière. Puis un jour la connexion était là. Et je t'ai entendue. »


Il sourit à nouveau. Chihiro l'imita. Le Kami ne souriait pas beaucoup à l'époque où elle avait chamboulé leur univers. À présent il avait l'air serein. Chihiro se sentit emplie de joie.

Après quelques minutes, ils arrivèrent devant le petit immeuble qui hébergeait l'appartement de la jeune femme. Le bâtiment était adossé à la paroi d'une bute naturelle boisée en son sommet. Il était orné de petits balcons et d'escaliers et était éclairé par la lumière tamisée des réverbères. Des insectes dansaient autour de chaque lampadaire. Arrivée au pied du portail de bois, Chihiro se baissa et prit dans ses bras le chat roux qui se frottait contre ses jambes.


-« Aki ! Désolée de t'avoir fait attendre, je suis une mauvaise mère ! »


Elle frotta son nez sur celui du chat et embarqua le matou sous le bras. Elle fit signe à Haku de la suivre. Chihiro habitait à l'étage unique du bâtiment. Une fois déchaussés, elle l'invita à s'asseoir à la table basse du salon tandis qu'elle ouvrait la baie vitrée qui donnait sur un bosquet. Elle déploya la moustiquaire et alla ensuite déposer de la pâté dans la gamelle du chat.


-« Bienvenue chez moi ! » fit-elle avec un grand sourire en direction du Kami.


Elle prépara du thé et rejoignit Haku sur les tatamis. Une fois assise, elle souffla légèrement sur le breuvage pour qu'il tiédisse puis observa le Kami. Aki, le chat, s'était logé sur ses genoux et le garçon lui grattait la tête.


-« Tu disais que tu m'avais entendue de l'autre côté ? » fit-elle après quelques instants de silence.


Haku hocha la tête.


-« Je t'ai même aperçue. Alors je me suis concentré et concentré. Et la connexion s'est renforcée. Tout à coup, j'ai réussi à passer, et tu étais là ! »

Il but une gorgée de son thé.

-« Je n'ai jamais oublié la promesse que je t'avais faite tu sais Chihiro. Je n'ai jamais cessé de chercher un moyen de la tenir et je pensais égoïstement que la solution ne pouvait se trouver que de mon côté. Je craignais que tu m'aies oublié. »


La jeune femme fronça les sourcils.


-« Dis donc ! » rouspéta-t-elle, vexée. « Pendant des années je n'ai souhaité qu'une chose ! Pouvoir retourner dans le monde des esprits. Mais le chemin n'a jamais voulu s'ouvrir. Si tu savais à quel point la vie a été compliquée en revenant ! J'étais naïve et j'ai raconté à qui voulait bien l'entendre, tout ce que j'avais vu là-bas. Et bien crois-moi, ça ne s'est pas très bien passé. Alors au fur et à mesure, j'ai gardé tout ça pour moi, j'ai même failli me persuader que j'avais tout inventé et que j'étais folle. Puis je me suis reprise en main. Coûte que coûte, je voulais vous revoir, te revoir ! Je ne sais pas si tu as remarqué, mais pour moi le temps a passé.»


Elle avait posé sa tasse un peu trop brusquement sur la table et Aki releva la tête avec un air interrogateur. Haku déglutit. Effectivement, le détail ne lui avait pas échappé. Chihiro était maintenant devenue une belle jeune femme. Chose qui n'avait pas non plus échappé à ses collègues.


-« Je suis désolé. » souffla-t-il en baissant les yeux. « Les rares humains qui pénètrent dans l'autre monde oublient tout de leur passage. »


Il redressa la tête.


-« Mais tu n'es pas comme les autres humains, j'ai honte d'avoir douté.»


Chihiro s'adoucit et reprit une gorgée de son breuvage.


- « Bon, raconte-moi ! Comment vont les autres ? Rin ? Le vieux Kamaji ? Bôh? Et même cette vieille pie de Yubaba ! »


Le chat reprit sa sieste sur les genoux de Haku pendant que celui-ci, soulagé, commençait son récit.


-« ...Et Zeniba est venue s'installer en ville. »

-« Non ?! »

-« Ça nous a valu pas mal de mésaventures mais maintenant elle et Yubaba se tolèrent. »


Pendue à ses lèvres, Chihiro écoutait le garçon avec attention.


-« Rin a été promue, elle gère maintenant l'établissement quand Yubaba est absente. Le vieux Kamaji est toujours le même et Bôh à quelques cheveux maintenant, j'ai même l'impression qu'il a grandi ! »


La jeune femme ne put retenir une petite grimace en imaginant le bébé géant encore plus grand avec une mèche de cheveux sur son crâne glabre.


-« Et toi Haku, qu'est-ce que tu fais de l'autre côté ? » questionna-t-elle soudainement.


Le garçon abaissa le visage et caressa nonchalamment Aki qui ouvrit à demi ses yeux félins et les referma de contentement.


-« Je ne travaille plus aux bains. Je suis parti pendant une cinquantaine d'années pour chercher un moyen de retrouver le monde physique et de tenir la promesse que je t'avais faite. Puis en retournant en ville, j'ai monté mon propre établissement. Je dirige une sorte d'orphelinat pour esprits et je... » il s'interrompit.


La jeune femme le regardait à présent la bouche béante.


-« Cinqu... cinquante ans !? »


Le Kami se frotta l'arrière de la tête machinalement.


-« Le temps ne passe pas de la même façon de l'autre côté, tu as dû le remarquer à l'époque, quand tu es rentrée chez toi. »

-« C'est vrai, les voisins nous ont dit qu'on avait eu trois jours de retard alors que j'ai passé ce qui m'a paru des semaines dans ton monde... Mais quand même, cinquante ans ? »


Elle qui se plaignait d'avoir patienté seize ans. Haku tentait de trouver le moyen de revenir à sa rivière depuis plus d'un demi-siècle !


-« Cinquante ans c'est bien peu pour un esprit, il est vrai, mais j'ai trouvé le temps extrêmement long. Chaque jour m'éloignait de toi. »


Chihiro sentit ses joues s'embraser.


-« Haku, mais quel âge tu as ? »


La question fusa avant même qu'elle n'ait eu le temps de la retenir.


« Concrètement, je ne sais pas. Ma rivière était là alors que je n'étais même pas encore conscient d'être moi. Mes véritables premiers souvenirs remontent, il me semble, à une époque où les hommes découvraient l'agriculture. »


Si la mâchoire de Chihiro avait pu s'affaisser davantage, elle aurait atteint la surface de la table. Le Kami se demanda s'il avait bien fait de répondre à la question. Le temps n'avait pas le même impact ni la même signification pour les esprits. Pour les Dieux aux consciences les plus élevées, le temps n'existait pas. Futur, présent et passé étaient complètement abstraits et se déroulaient au même instant. Il n'était pas rare non plus qu'ils puissent se trouver partout à la fois. Un concept difficile à appréhender pour les humains.


- « Wow ! Et moi qui pensais être bientôt trop vieille. » marmonna Chihiro.

- « Trop vieille ? » interrogea Haku avec incompréhension.


La jeune femme abaissa les yeux et sentit ses joues la brûler à nouveau.


-« Non rien. »


Elle afficha un petite sourire gêné et se sentit soudain insignifiante. Quel intérêt pouvait trouver un esprit millénaire à passer une soirée parfaitement banale en compagnie d'une simple petite humaine de vingt-sept ans ? Ayant perçu le malaise de la jeune femme, Haku dévia le sujet et proposa à Chihiro de lui raconter son retour du monde des Esprits. La jeune femme s'exécuta et lui décrivit pendant plusieurs heures ce qu'avait été sa vie après être revenue dans le monde physique. Elle gesticulait, grimaçait, riait et feignait le chagrin. Elle marquait une pause puis repartait de plus belle. Captivé par l'énergie de la jeune femme, il l'écoutait attentivement.


-« Tu penses qu'un jour je pourrais retourner voir tout le monde ? Ils me manquent terriblement.» demanda soudainement la jeune femme.


Le visage de Haku afficha une expression peinée.


« Que vous ayez toi et tes parents réussi à franchir le chemin entre les mondes est un fait extrêmement rare en lui-même. De toute ma vie de Kami, je n'ai entendu le cas ne se produire qu'une dizaine de fois. Et au long de mes décennies de recherches, je n'ai pas réussi à en trouver l'explication. »


Chihiro abaissa la tête, attristée.


-« Oh je vois. Ça fait peu effectivement. »


Haku la considéra avec compassion. Il y avait bien un moyen pour un humain de se rendre dans le monde des Esprits mais l'évoquer à présent n'était absolument pas opportun et ne le serait pas avant bien des années. Ils discutèrent jusqu'à une heure bien avancée de la nuit lorsque Chihiro s'endormit d'épuisement, sur le tatami qui bordait la table. Le Kami fit descendre doucement Aki de ses genoux. Le chat s'étira longuement, déçu d'avoir perdu son oreiller mais pas rancunier. Il alla laper un peu d'eau dans sa gamelle et s'installa près de la fenêtre.

Haku alla refermer celle-ci et attrapa le plaid et un coussin qui traînaient sur le canapé. Précautionneusement, il plaça l'oreiller de fortune sous la tête de la jeune femme et disposa le plaid sur sa forme assoupie. Avec la grâce et la discrétion d'un chat, il fit lentement le tour de la pièce. Au mur, non loin de l'ordinateur portable qui trônait sur le bureau, un tableau de liège affichait un assortiment de photos. Il se pencha pour les observer. Les images représentaient Chihiro à différents âges de sa vie. Des photos d'elle la représentaient adolescente, lors de voyages avec ses parents. Une autre la montrait légèrement plus âgée avec une toge et un chapeau de remise de diplômes. Quelques images étaient prises en compagnies de chats et divers animaux, sur une autre encore, elle se trouvait avec des amis devant un château de type Européen puis au restaurant. L'esprit effleura les photos du bout des doigts. Le temps des humains était court et précieux. Il avait manqué tant de choses depuis le départ de la petite Chihiro. Il aurait souhaité la voir grandir et l'épauler. Il continua ensuite son inspection de la pièce quand son regard se posa sur le miroir en pied qui ornait le mur à côté du couloir. Pendant quelques instants, il observa son reflet, songeur, puis il se dirigea finalement vers l'entrée de la cuisine ouverte sur le salon.

...


Quand Chihiro ouvrit les yeux, la première chose qu'elle remarqua, fut qu'elle n'était pas dans son lit mais allongée dans le salon. La box internet indiquait six heures du matin. Elle se redressa, le dos courbaturé par sa nuit sur les tatamis et le plaid glissa sur ses genoux. Les souvenirs de la veille refirent surface. Elle explora la pièce du regard et constata à sa grande déception qu'elle était seule. Avait-elle imaginé la nuit précédente ? Aki profita de cet instant pour sauter sur la table basse et roucouler devant le visage de la jeune femme. Celle-ci se releva, déposa le plaid et le coussin à leur place et ouvrit la baie vitrée pour permettre au chat de se faufiler dehors. C'est alors qu'elle remarqua que la table avait été débarrassée et en son centre se trouvait à présent une assiette contenant des boulettes de riz. Perplexe, elle se saisit d'un onigiri et le croqua. Avec nostalgie, elle fut projetée dans ses souvenirs d'enfance, lorsqu'elle se cachait dans le jardin de Yubaba et que Haku lui apportait les boulettes de riz qu'il avait confectionné lui-même. Elle ferma les yeux pour se délecter de son petit déjeuner et son visage afficha un sourire lumineux.

...


C'est toute guillerette que Chihiro débarqua vers sept heures et demi sur le chantier. Tout en rejoignant son bureau, elle observa minutieusement autour d'elle dans l'espoir d'apercevoir Haku, mais le Kami demeurait invisible. Légèrement déçue, la jeune femme déposa ses affaires sous son bureau, revêtit sa tenue et s' installa. Vers la fin de matinée, elle saisit le téléphone et composa un numéro. Après quelques sonneries, son interlocuteur décrocha.


-« Bonjour Maman ! »

-« Bonjour ma puce ! » répondit la voix chaleureuse de Madame Ogino. « Tout va bien ? »


Chihiro saisit machinalement un stylo qui gisait sur le bureau et entreprit de gribouiller sur une feuille de photocopieuse. Elle avait du mal à refréner son enthousiasme.


-« Tout va plus que bien, maman. J'avais envie de t'appeler. »

-« Ton projet avance bien ? »

-« Oh, il dépasse même mes attentes ! » répondit la jeune femme en souriant « La rivière est réapparue ! »

-« La rivière sur laquelle tu travailles ? Celle où tu es tombée dedans ? Vous l'avez mise à jour ? »


Chihiro afficha un petit rictus réjoui et croqua son stylo.


-« Hon hon ! En fait elle est réapparue d'elle-même. C'est magique, n'est-ce pas ? »


De l'autre côté du combiné, la mère de Chihiro eut un petit sourire.


-« Effectivement, ça ressemble à toutes ces histoires que tu inventais à propos de cette rivière et du petit garçon dragon qui l'habitait et qui t'avait sauvée, si je ne m'abuse ? Ne me dis pas que lui aussi est réapparu ? » interrogea Madame Ogino d'un ton amusé.


La grimace satisfaite de Chihiro s'élargit mais son portable émit un Bip et la jeune femme jeta un œil à l'écran.


-« Maman je dois te laisser, j'ai un double appel. Je t'aime ! »

-« Je t'aime aussi ma puce ! Passe une bonne journée ! » répondit la voix enjouée de Mme Ogino avant que Chihiro ne change d'appel.


La jeune femme cala son téléphone entre l'épaule et l'oreille, le stylo toujours dans la bouche et hocha la tête pendant qu'elle réunissait les papiers épars sur le bureau.

-« Pas de soucis, je suis dans mon bureau, vous pouvez lui dire de venir. »


Quelques minutes plus tard, alors qu'elle achevait de faire place nette, un homme frappa à la porte et entra. Il s'agissait de Hiroshi Kimura, l'adjoint au maire. C'était un homme élégant d'une cinquantaine d'années. Il portait un tailleur gris foncé rappelant les nuances plus claires qui parsemaient ses cheveux bruns et était doté de petites lunettes de mathématicien. Il ressemblait à la plupart des businessmen Japonais, mais dans son regard on pouvait déceler une jeunesse d'esprit, souvent ternie chez une majorité de salarymen de son âge.


-« J'ai ouïe dire que vous aviez mis à jour la rivière et que les déblayages sont terminés ? »


Chihiro se leva de sa chaise de bureau et s'inclina.


-« Effectivement, les ouvriers ont fini de dégager le terrain, mais pour ce qui est de la rivière, je dois dire que ce n'est pas vraiment de notre fait. On l'a un peu aidée certes, mais elle s'est bien débrouillée pour faire une bonne partie du travail. »


L'homme cligna plusieurs fois des paupières en réaction aux paroles cryptiques de la jeune femme.


« Voilà une nouvelle bien singulière. » finit-il par énoncer.


Chihiro sourit avant de donner plus de détails.


-« Il y a eu un éboulement il y a quelques jours de cela et une belle portion de la rivière a refait surface. Ce qui nous a facilité une partie du travail et nous avons pu accélérer les travaux. J'ai déjà dépêché une équipe pour travailler à la sortie de la ville. »


Monsieur Kimura pencha légèrement la tête, intrigué.


-« M'emmèneriez-vous voir cela ? » s'enquit-il poliment.

-« Bien sûr ! Je vous en prie. »


Elle lui ouvrit la porte et désigna le chemin. Quand ils parvinrent devant les berges récemment formées de la rivière, la jeune femme ne put s'empêcher d'en sonder les abords du regard. Elle se tourna vers son interlocuteur et nota que celui-ci observait rigoureusement le cours d'eau, plongé dans ses pensées.


-« Tout va bien, Mr Kimura ? »


L'homme se redressa promptement.


-« Pardonnez-moi, j'étais en pleine réflexion. »


Voyant que Chihiro le dévisageait perplexe, il ajouta avec un sourire aux lèvres :

-« Vous faites du bon travail, Miss Ogino. »


Après que l'adjoint au maire eut quitté le chantier, satisfait, Chihiro retourna s'investir dans ses dossiers. Elle fut appelée plusieurs fois sur le terrain pour gérer les chargements de terre et de fleurs qui étaient acheminés sur le domaine. Vers dix-sept heures, alors que les rayons du soleil disparaissaient à l'horizon, Chihiro raccrocha son uniforme et prit congé. En effet, l'équipe ayant de l'avance sur le planning, ils n'avaient pas encore reçu la totalité des cargaisons et des équipements. Les livraisons reprendraient le lendemain et pour le reste de la journée, elle était au chômage technique.

Alors qu'elle dépassait les barrières du chantier, elle fut rattrapée par Daichi Itô. Le jeune cadre s'arrêta à sa hauteur et se passa la main sur le front. Chihiro retint un soupir d'exaspération.


-« Ogino San, hier vous n'étiez pas disponible, mais étant donné qu'aujourd'hui vous terminez plus tôt, je me suis laissé dire que peut-être, vous pourriez m'accompagner boire ce café ? »


Contenant son énervement devant l'insistance de son collègue, la jeune femme s'apprêtait à répondre quand une voix masculine et ferme leur parvint.


-« Je regrette, Miss Ogino a déjà rendez-vous aujourd'hui. »


Chihiro et Daichi Itô se retournèrent, interloqués, pour découvrir derrière eux, un jeune homme élancé d'une trentaine d'années aux cheveux longs et lisses d'un vert olive aux reflets émeraude. Il était vêtu d'un hakama* gris foncé et d'un haori* turquoise et ses yeux en amande dévisageaient Chihiro avec insistance. Stupéfaite, la jeune femme cligna plusieurs fois des yeux. Sans attendre sa réponse, l'homme se dirigea vers elle et lui offrit son bras. Brusquement, une rougeur envahit les joues de Chihiro et celle-ci agrippa le coude qui lui était offert. Ensemble ils s'éloignèrent, laissant derrière eux, un Daichi Itô fulminant.

Une centaine de mètres plus loin, Chihiro leva le visage vers son sauveur.


-« Haku ? »


Celui-ci se contenta de lui répondre par un sourire silencieux et la jeune femme reporta son regard devant elle, les joues en feu. Un moment plus tard, il s'arrêtèrent devant un petit établissement presque entièrement dissimulé par le tronc d'un arbre décoré de guirlandes de lumières. La pancarte à l'entrée accusait son âge.


-« Il existe encore ! » s'exclama le jeune homme, réjoui.


Il guida Chihiro à l'intérieur et celle-ci découvrit un petit café à l'atmosphère très rustique dont les poutres et équipements de bois étaient éclairées par les tons chauds et tamisés de lanternes.

Toujours ébahie, la jeune femme le suivit en silence. Il la fit asseoir à une petite table de bois brut sous un escalier en colimaçon puis revint avec deux tasses de thé et des petites brioches. Toujours muette de stupéfaction, Chihiro le regarda s'installer et porter le liquide à ses lèvres avec le plus grand naturel. Constatant le regard éberlué de sa compagne, le Kami sourit.


-« J'avais pour habitude de me rendre dans ce café quand ma rivière était encore au milieu du quartier. Je n'imaginais pas qu'il puisse être encore ouvert de nos jours. Quelle bonne surprise ! »


Seuls les clignements d'yeux circonspects de la jeune femme lui répondirent.


-« J'ai toujours apprécié un bon thé. » Il s'interrompit un instant. « Tu, tu n'en veux pas ? »

-« Mais, c'est quoi ça ? » laissa échapper la jeune femme qui venait de retrouver la parole.


Elle le désignait de la main.


-« Oh . » répondit brièvement le Kami.


La peau pâle de ses joues se colorèrent subitement.


-« Tu parles de mon apparence ? »


Chihiro acquiesça rapidement en silence, les yeux ronds.


- « Tu sais Chihiro, je n'ai jamais vraiment été un enfant. »


Chihiro le dévisagea, pensive. Les années n'avaient aucune signification pour un esprit. Ne venait-il pas de confirmer à l'instant même qu'il avait connu ce café quand sa rivière était encore au milieu du quartier ? Ce qui remontait aux années soixante-dix environ.


-« Je gardais cette forme car elle me convenait.» acheva le Kami.

-« Et... plus maintenant ? »


À cette question, les joues du jeune homme se colorèrent à nouveau.


-« Je... tu n'aimes pas ? »


Cette fois, ce fut au tour de Chihiro de s'empourprer.


Après être restés un couple d'heures au café, heures qui leur parurent respectivement bien trop courtes, Haku raccompagna Chihiro à son appartement. La nuit était tombée depuis un moment déjà. Il s'arrêtèrent devant le portail et Aki vint les saluer. Hésitante, la jeune femme se tourna vers le Kami. Celui-ci lui épargna toute remarque en prenant la parole le premier.


-« Je vais devoir te laisser et te souhaiter une bonne nuit, Chihiro. »


La jeune femme légèrement décontenancée tenta de dissimuler sa déception.


-« Oh, tu dois retourner à ta rivière ? »


Haku lui adressa un sourire bienveillant.


-« Je t'ai parlé plus tôt de ce fameux orphelinat, dont je suis en quelque sorte le patron ? »

-« Oh ! Je suis désolée ! Bien sûr ! » s'exclama abruptement Chihiro, honteuse d'avoir imaginé qu'elle était la seule préoccupation du Kami.

-« J'accueille des esprits, qui comme moi auparavant, ont perdu leurs attaches dans ce monde. Nous formons une réelle communauté et malheureusement, je constate que mon établissement héberge de plus en plus d'esprits. Je les forme à la magie et les aide à retrouver leurs pouvoirs et leur confiance en eux. Aussi, je dois me rendre auprès d'eux m'acquitter de mes devoirs. »


Chihiro exécuta plusieurs courbettes devant Haku, penaude.


- « Évidemment ! Quelle égoïste je fais ! J'imaginais qu'après tout ce temps, j'allais enfin t'avoir pour moi toute seule. »


À peine eut-elle achevée sa phrase qu'elle porta les mains à sa bouche, le visage cramoisi.


-« C'est... c'est pas ce que je voulais dire ! »


Haku laissa échapper un petit rire amusé et saisit la main de la jeune femme entre les siennes.


-« Moi aussi j'aurais aimé rester avec toi. Je reviendrai dès que possible. Bonne nuit, Chihiro. »


Sur ces dernières paroles, le Kami inclina le menton tandis qu'une bourrasque de vent léger faisait voler les feuilles d'automne qui jonchaient le sol. L'instant suivant, il avait disparu. Chihiro, rouge comme une tomate et le cœur battant, reprit sa respiration. Elle demeura immobile quelques minutes, les yeux examinant l'obscurité, puis regagna son domicile, un sourire aux lèvres et Aki sur ses pas.


Une dizaine de jours s'écoulèrent paisiblement et le Kami vint lui rendre visite par trois fois en fin de journée. Il la raccompagnait à son domicile, s'excusait de devoir prendre congé et disparaissait.

Les ouvriers avaient laissé place à l'équipe de jardiniers qui était chargée de redessiner les bords de la rivière et aux paysagistes qui devaient en arranger les alentours. Une bonne partie des équipes s'était déplacée plus loin, pour continuer le défrichement de la rivière jusqu'à la sortie de la ville. Mais ce jour, étrangement, elle avait reçu l'ordre de la mairie de stopper l'avancée des travaux. Elle avait passé une bonne partie de la journée dans l'incompréhension la plus totale et attendait anxieusement l'arrivée de Mr Kimura avec qui elle devait s'entretenir sur le sujet.

Alors qu'elle se rendait en amont du terrain, là où la rivière sortait de terre depuis une cavité creusée naturellement dans la roche, Haku surgit spontanément depuis l'arrière de la remorque d'un camion qui était stationné en attente de déchargement.


-« Oh, Haku ! Tu m'as fait peur ! »

-« Pardonne-moi Chihiro, j'ai vu ton air soucieux, alors je suis venu. »


Les épaules de la jeune femme s'affaissèrent.


-« Je ne comprends pas ce qu'il se passe Haku, tout se déroulait si bien. Et là, j'ai reçu l'ordre de tout arrêter. »

-«Ne t'en fais pas, je suis sûr qu'il y a une explication. » tenta de la rassurer le Kami.

-« C'est ici que je vous trouve ! » résonna soudain la voix de monsieur Kimura.


L'adjoint dépassa la remorque et s'arrêta à leur hauteur.


-« Kimura San ! »


La jeune femme effectua une rapide courbette. L'adjoint au maire réciproqua la salutation et son attention se tourna vers Haku. Pendant un instant, il dévisagea rigoureusement le Kami et ses yeux s'agrandirent, puis il fit subitement signe aux deux jardiniers qui se trouvaient non loin des camions de redescendre et de les laisser. Il retourna son attention sur Chihiro.


-« Kimura San, je ne comprends pas pourquoi vous avez fait arrêter le projet ? Y a-t-il quelque chose qui ne vous convient pas ? »

-« Miss Ogino » l'interrompit calmement l'employé municipal. « Si vous voulez bien me suivre ? Il y a une histoire que j'aimerais vous raconter. »


De la main, il engagea Chihiro à le suivre le long de la berge. La jeune femme fit un pas hésitant tout en adressant un regard incertain à Haku.


-« Votre ami peut nous accompagner volontiers.» ajouta l'adjoint au maire avec un sourire impénétrable.


Ensemble, ils s'engagèrent à la suite de l'homme qui les guida tout aux abords du cours d'eau. Chihiro, préoccupée, le vit s'arrêter face à la rivière et inspirer longuement. Il pivota ensuite vers eux.


- « Voyez-vous Miss Ogino, quand j'étais petit, j'avais pour habitude de venir pique-niquer sur les bords de cette rivière. Bien évidement, à l'époque il n'y avait pas encore toutes ces constructions dessus et le quartier était bien plus boisé qu'il ne l'est aujourd'hui. »


Il s'interrompit un instant et reprit.


-« Ma grand-mère adorait nous emmener en promenade le long de ces berges. Elle nous racontait souvent que son ami l'Esprit de la rivière qui était un beau dragon blanc, aimait lui jouer des tours et l'accompagner lors de ses sorties au bord de l'eau. Il est vrai que depuis qu'elle habitait là, elle n'avait jamais été aussi heureuse. »


Les yeux de Chihiro s'écarquillèrent.


-« D'ailleurs, vous me faites beaucoup penser à ma grand-mère, Miss Ogino. » ajouta l'homme, les yeux rieurs. « Évidement, ma fratrie plus âgée riait souvent de ces récits et ne prenait pas réellement Obasan au sérieux. J'avais à peine cinq ans, et pourtant je m'en souviens comme si c'était hier !»


Il observa Chihiro et Haku tour à tour avant de poursuivre.


-« Le dragon de la rivière ! Il était là, il me surveillait, caché dans les roseaux. La première fois, j'en suis tombé à la renverse et j'ai couru me cacher dans les jupes de ma mère aussi vite que j'ai pu. Obasan disait la vérité. »


L'adjoint au maire détourna la tête et laissa un regard songeur couler sur l'horizon.


« À plusieurs reprises, j'ai remarqué que le dragon de la rivière, qui était le meilleur ami de ma grand-mère, nous surveillait quand les petits jouaient trop près de l'eau. Il ne se montrait jamais vraiment mais je savais qu'il était là, à veiller sur nous. Obasan nous avait dit qu'il était très gentil mais qu'il était triste que sa rivière soit de plus en plus polluée. »


Il revint poser son regard sur les deux jeunes gens, puis se fixa sur Haku.


« Plus tard, je me souviens de l'expression de ma mère et de mon oncle quand ils rentrèrent ce jour là, des funérailles de Obasan. Aucun d'eux ne voulut raconter ce qu'ils avaient vu en portant le dernier souhait de ma grand-mère au bord de la rivière, mais j'aurais juré qu'ils avaient rencontré un fantôme. Puis quand j'ai grandi, j'ai compris qui était réellement le dragon de la rivière et les raisons de sa tristesse. »


Il continuait à fixer intensément le Kami sous le regard investigateur de Chihiro.


-« Malheureusement, quand j'y suis retourné, bien des années plus tard, la rivière avait disparu. Ne restaient plus que des immeubles enchevêtrés les uns sur les autres et le dragon s'était évaporé. »


Il dévia à nouveau le regard et le porta sur la jeune femme.


-« Alors quand la ville a envisagé un concours pour la réhabilitation des espaces verts et que j'ai reçu votre projet, j'ai su que c'était l'occasion pour moi de remercier le dragon de la rivière pour avoir veillé sur ma grand-mère et sur nous. »


Chihiro avait porté un main à son cœur. Mr Kimura lui adressa un sourire chaleureux.


-« C'est pourquoi, Mademoiselle Ogino, je suis venu aujourd'hui. Non pas pour vous annoncer l'arrêt du projet mais pour vous dire que la ville a décidé, après de longs mois de discussions avec la région, d'étendre les travaux et de transformer une partie plus grande de ce quartier en un parc naturel préservé. Et vous, Mademoiselle Ogino, vous le désignerez. »


Chihiro ne put contenir son émotion et laissa échapper un couac étranglé, incapable de prononcer le moindre mot. Elle se tourna vers Haku les yeux grands ouverts, ébahie par la nouvelle et constata que les deux hommes se dévisageaient. Après un court moment, Mr Kimura s'avança.


-« J'ai déposé un dossier dans votre bureau et je vais avoir pas mal de documents à passer en revue avec vous dans les jours qui vont suivre. Je vous attends là-bas. » termina-t-il, avec un sourire rassurant en direction de la jeune femme.


Il stoppa à la hauteur de Haku et ajouta à voix basse sans que Chihiro ne puisse l'entendre.


-« Veillez bien sur Miss Ogino comme vous avez veillé sur Obasan avant son départ, Nigihayami Kohaku Nushi. »


Le visage de Haku ne trahit pas ses émotions, cependant, après quelques secondes, un sourire étira ses lèvres.


-« Elle ne nous a jamais quitté. » murmura-t-il en portant son regard sur la jeune femme.


Hiroshi Kimura lui rendit son sourire et s'éloigna, laissant Chihiro encore secouée, quelques pas plus loin. La jeune femme rattrapa Haku.


-« C'est moi, ou Mr Kimura sait qui tu es ?! » s'exclama-t-elle encore abasourdie.


Le Kami laissa échapper un rire discret.


-« Un vieil ami. »


Il se pencha sur Chihiro pour déposer un léger baiser sur son front, surprenant la jeune femme.


« Tu as du travail, je te laisse .»


Il recula vers la rivière et un instant plus tard, une grande gerbe d'eau aspergeait les alentours. Chihiro n'eut le temps que de discerner quelques écailles brillantes et un reflet émeraude avant que l'eau ne les engloutisse.

...


La jeune femme regagna son bureau où l'attendait patiemment Mr Kimura.

Ensemble ils étudièrent les différents documents et ébauches de croquis sur lesquels l'équipe municipale avait travaillé. Régulièrement, Chihiro jetait un œil furtif à l'employé municipal.


-« Je constate que quelque chose vous préoccupe. » fit l'homme sans lever la tête de ses plans.


Chihiro se racla la gorge.


-« Ce que vous avez raconté tout à l'heure... vous avez vraiment rencontré l'Esprit de cette rivière ? Je veux dire le dragon dont vous parliez...? »

-« Tout à fait, mais je crois que je ne suis pas le seul, n'est-ce pas ? »


Chihiro prise au dépourvue, laissa échapper le document qu'elle tenait entre les mains. Mr Kimura releva la tête et replaça ses lunettes du bout de l'index.


-« Vous l'aimez, n'est-ce pas ? »

-« Je vous demande pardon ? » s'exclama Chihiro, les joues rougies.

-« Nigihayami Kohaku Nushi, vous l'aimez ? »


Encore une fois la jeune femme resta interdite, les mains à plat sur le bureau. Les rouages de son esprit s'emballaient.


-« Je... heu.»


Hiroshi Kimura sourit. Obasan n'était pas la seule à avoir succombé au charme de l'Esprit de la rivière, même s'il s'était contenté de rester un dragon à l'époque. Lui-même avait bien du mal à dissimuler son exaltation. À peine avait-il posé le regard sur le jeune homme qui accompagnait Miss Ogino, qu'il l'avait immédiatement reconnu. Ces yeux bienveillants et surnaturels qui les avaient surveillés de longs moments lui et ses frères et sœurs, jamais ils ne les avait oubliés. L'homme observa tour à tour le bureau puis la jeune femme. Pas de bague, pas de photo de mari ni d'enfant à part celle d'un chat roux et un dévouement sans faille à son projet. Il posa son crayon sur la table et se redressa.


-« Vous savez, dans la majorité des folklores et religions du monde, il n'est pas rare que des humains se soient retrouvés engagés avec des Dieux. »

Chihiro se gratta la nuque nerveusement.


-« Qu'est-ce que vous voulez dire par engagés ? »

-« Oh, ça, je pense que vous le savez. »


Et sur ces mots, l'adjoint se replongea dans l'examen des schémas qu'il tenait sous les yeux.


-« Est-ce que ça te dirait d'aller faire un tour ? » demanda subitement le Kami alors qu'ils étaient assis sur le sol du balcon de la jeune femme à regarder les rayons du soleil qui disparaissaient rapidement derrière le bosquet.


Ce dimanche, Haku s'était présenté à sa fenêtre en début d'après-midi, Aki dans les bras. Elle avait ri et l'avait informé du rôle de la porte d'entrée et de la sonnette. Plus tard, il s'était proposé pour confectionner des boulettes de riz et ils avaient passé une partie de l'après-midi dans la cuisine. Ils s'étaient ensuite assis sur le balcon pour profiter de la douceur de l'automne en sirotant un thé. Chihiro lui avait révélé les intentions de Monsieur Kimura de faire d'une portion du quartier, un parc naturel. Elle lui avait montré les nouveaux plans sur lesquels elle avait planché pendant des heures. Il avait été très ému par la nouvelle, se promettant de remercier l'adjoint dès que l'occasion se présenterait. Mais il y a bien une chose qu'il doutait de réussir : remercier comme elle le méritait, celle qui était à l'origine de ces transformations.


-« Si tu veux ! » fit la jeune femme en gagnant le salon. « Attends, je vais mettre une petite veste. »

-« Prends plutôt un manteau » répondit le jeune homme, un sourire plastronné sur le visage.

-« Hu ? »


Chihiro le considéra un instant. Il s'était levé mais n'avait pas bougé du balcon.


« Qu'est-ce que tu veux dire ? » balbutia la jeune femme.


Il eut un petit rictus entendu, pencha la tête sur le côté et désigna le ciel du menton.


-« Ici ? Mais on va te voir ! »


Un instant plus tard, se dressait devant elle la silhouette majestueuse et longiligne d'un dragon blanc. Ses écailles miroitaient dans la lumière des lanternes qui bordaient le bâtiment. Aki sursauta comme le font tous les chats, puis reconnaissant son ami le Kami, se frotta contre une de ses pattes. Le sang de Chihiro ne fit qu'un tour tandis qu'un immense sourire illuminait son visage. Redevenue petite fille de dix ans, elle saisit le pardessus accroché au porte-manteau et se précipita vers le dragon.

Ensemble il s'envolèrent au-dessus de la ville dans la nuit tombante. Le vent était froid sous les nuages et Haku dut redescendre plus près des terres afin que la température soit supportable pour sa cavalière. Ils sortirent de l'agglomération et passèrent au-dessus des forêts et des champs, évitant d'être aperçus. Chihiro riait. Elle leva un bras et cria comme elle l'aurait fait dans un grand huit. De l'autre, elle agrippait fermement les cornes du Kami. L'entendre rire et se serrer contre lui ravissait l'Esprit de la rivière. Il effectua quelques loopings tout en se gardant bien d'être trop brusque pour ne pas éjecter sa passagère. Chihiro eut un hoquet et hurla sous la surprise, tout en agrippant plus fortement le dragon. Celui-ci émit un grondement régulier et Chihiro sut qu'il riait.

Ils planèrent à nouveau au-dessus de la ville qui leur offrait un panorama de lumières et de scintillements. Chihiro soupira d'aise et de contentement. Passant au-dessus des toits et des balcons, elle pouvait apercevoir les familles en train de dîner, de regarder la télévision ou de s'affairer aux tâches quotidiennes avant le coucher. Elle aperçut un jeune homme promenant une dizaine de chiens autour du quartier et des chats filer le long des murs sur leur passage.

Bien arrimée au dos de Haku, elle avait l'impression d'être éternelle et figée dans le temps.

Paisiblement, le Kami se laissa atterrir sur le chantier maintenant déserté. Il foula le sol auprès de la portion la plus profonde de sa rivière, là où son eau avait refait surface. La jeune femme se laissa glisser de son dos, les jambes encore tremblotantes d'excitation et les cheveux ébouriffés sortant de son chignon tandis que l'esprit reprenait forme humaine. La chaleur de la jeune femme lui manquait déjà.


-« C'était fantastique Haku ! Mais pourquoi nous as-tu amenés ici ? »


Le jeune homme émit un petit rire en la dévisageant et Chihiro porta la main sur le haut de sa tête. Elle sentit ses cheveux dressés sur son crâne par le vent et entreprit de les aplatir énergétiquement tout en rougissant.


-« Ne t'en fais pas, tu es belle même avec les cheveux comme la fourrure d'un porc-épic» répondit Haku alors que Chihiro rougissait de plus belle. « J'aimerais te montrer quelque chose. »


Il tendit une main à la jeune femme, dos à la rivière. Celle-ci la saisit mais eut un regard interrogateur quand il recula d'un pas vers l'eau, l'entraînant avec lui. Il sentit son hésitation.


-« Elle souhaite te connaître. » ajouta-t-il en désignant les flots. « Tu as confiance en moi ? »

« Absolument. » répondit la jeune femme tandis que Haku se laissait tomber, l'entraînant avec lui.


Il l'enveloppa dans ses bras et lorsqu'ils pénétrèrent la surface, elle se sentit emportée comme une plume et ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, elle eut la sensation de flotter et d'être entourée par le coton le plus doux qu'elle ait jamais touché. Elle fut surprise de pouvoir respirer. Elle était toujours serrée contre Haku et ils étaient tous les deux enveloppés d'une bulle immatérielle de douceur. Autour d'eux, défilaient poissons fantastiques et couleurs irréelles. La rivière s'élargit à tel point que le champ de vision de Chihiro s'égara dans un océan infini. Elle jeta un œil tout autour d'elle et s'aperçut qu'il n'y avait ni surface ni fond. Ils flottaient tous les deux au milieu d'un univers coloré et lumineux, bercés par des sons célestes et des couleurs dont elle n'avait jamais eu connaissance. Elle reporta le regard sur le Kami qui l'observait silencieusement. Soudain consciente de leur position, elle s'écarta légèrement de lui, les joues en feu. Le visage ivoire de Haku s'était coloré lui aussi.


-« C'est magnifique Haku ! Quel est cet endroit ? »

-« Il s'agit de ma rivière... et de moi. Qui nous sommes vraiment. À la frontière entre les deux mondes. »


Les yeux de Chihiro étaient écarquillés. Elle tournoya sur elle-même, les yeux scintillants et le Kami fut saisi de l'envie de la serrer à nouveau contre lui.


-« Ma rivière est heureuse que tu sois là » ajouta-t-il, tandis qu'un banc de créatures multicolores semblables à des oiseaux dotés de nageoires passaient au-dessus d'eux.


Chihiro laissa échapper un petit rire cristallin et tendit les bras pour attraper les créatures fantastiques qui tournoyaient autour de leur bulle. Elle les suivit du regard avec émerveillement puis revint poser des yeux pétillants sur le Kami.


-« Tout ça, c'est toi ? »


Il se contenta de sourire et de la regarder chaleureusement. Subitement, il leva une main et la déposa doucement sur la joue de la jeune femme. De l'index, il repoussa une mèche châtain derrière son oreille et caressa tendrement la peau chaude sous ses doigts. Par réflexe, Chihiro porta ses mains sur le torse du Kami. Le cœur de la jeune femme se mit à battre à tout rompre, accompagnant celui du jeune homme qui s'affolait sous ses doigts. Dans les yeux de jade et d'émeraude de Haku, elle découvrit tout un univers.


-« Pourquoi moi ? » balbutia-t-elle, tandis qu'elle inclinait son visage contre la main qui caressait sa joue.

-« Ça a toujours été toi. » murmura Haku, alors qu'il saisissait les lèvres de la jeune femme entre les siennes.


Dans l'immensité d'un océan fabuleux, accompagnés par le son des cloches d'un troupeau lointain, par un rire cristallin et la mélodie d'une flûte enchanteresse, par une voix douce lors d'une nuit d'été et la caresse d'une main diaphane, deux âmes séparées depuis trop longtemps, s'unirent.

...



Épilogue.

Il est de connaissance commune que l'habitation unique au cœur du parc Nigihayami Kohaku Nushi, abrita pendant de longues années, la gardienne du parc naturel et son mari.

Il fut raconté que l'homme était l'Esprit de la rivière lui-même, tombé amoureux d'une humaine. Lorsque celle-ci fut mature, il modifia son apparence afin de vieillir avec elle.

Certains observateurs rapportèrent que quand elle mourut, il accompagna son âme dans le monde des Esprits afin de s'y établir avec elle, ne réapparaissant que ponctuellement auprès de sa rivière. Il est dit aussi, qu'il en confia la garde ainsi que celle de la maison à leurs deux enfants, Rin et Bôh, et qu'aujourd'hui, leur descendance continue à veiller sur son cours d'eau, entre chacune de ses absences.

FIN.

* Le hakama est un pantalon large plissé traditionnel et le Haori est la veste portée au dessus du kimono.

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