Une matinée de sang, de flammes et de fleurs
Chapitre 1 : Une matinée de sang, de flammes et de fleurs
2814 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 08/08/2025 19:09
Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum de fanfictions .fr de juillet - août 2025 : « Incendiaire »
– Hwei, nous avons un visiteur.
La voix du maître sortit Hwei de son travail. Il déposa son pinceau et contempla sa toile en cours. La mer de Koyehn, parée de couleurs surréalistes, du violet, de l'orange et de l’or. Calme et plate, à l’opposé du tumulte qui régnait tout au fond de lui.
– J'y vais.
Hwei prit les escaliers pour quitter le niveau qui servait d’atelier d’art et descendre aux étages du temple de Koyehn dédiés aux expositions.
Au rez-de-chaussée, un visiteur se tenait devant l’un des tableaux, raide et droit, les mains croisées dans son dos. Hwei s’approcha.
– Le mythe des titans célestes, expliqua-t-il. Leurs vestiges ne cessent de nourrir l’inspiration.
Le tableau représentait un visage statufié dont la taille équivalait celle d’une colline, dans un champ d’épées tout aussi démesurées. La réalité de cette époque lointaine s’était perdue dans le temps mais les mythes perduraient.
– L’art et l’histoire se mêlent, dit le visiteur avant de se retourner pour lui faire face.
– Je suis Hwei, héritier de ce temple.
– Khada Jhin.
Hwei guida son visiteur parmi les chefs-d’œuvre conservés précieusement dans le temple, apportant précision et éclairage tout au long de ses découvertes. Jhin se révéla être connaisseur et passionné. Il faisait montre d’un grand intérêt pour toutes les informations que Hwei lui partageait, et livrait des remarques toutes aussi pertinentes les unes que les autres.
Le dernier étage d’exposition était réservé aux créations des artistes du temple, maîtres comme novices. Hwei regarda Jhin passer rapidement devant le travail de ses confrères et consœurs, et s’arrêter devant la première de ses œuvres.
– Celle-ci est de toi, affirma-t-il en se retournant vers Hwei.
Comment pouvait-il en être aussi sûr ? Hwei acquiesça sans un mot.
– Je le vois dans l’affrontement des couleurs, expliqua Jhin comme s’il avait entendu la question. C’est…
Jhin laissa sa phrase en suspens avant de choisir ses mots.
– C’est intriguant…
Hwei n’avait jamais eu l’impression de se mettre autant à nu en exposant son travail à quelqu’un. Les yeux de Jhin scrutaient chacune de ses toiles, dans les moindres détails.
– Ton travail est irréprochable, commenta-t-il simplement quand il eut fini de faire le tour.
Il y avait plus. Dans sa voix, dans son ton. Il y avait ce qu’il n’avait pas prononcé, ce qu’il pensait vraiment. Ce que Hwei savait mais préférait ignorer.
Il détourna la conversation de lui.
– Tu peins aussi ?
– D’une certaine façon. Mais je suis plus porté sur le travail du métal, la poésie et la danse.
Ce disant, il sortit de son sac un petit objet protégé dans un tissu qu’il tendit à Hwei. C’était une fleur de lotus métallique, lourde dans sa paume mais aussi fine et délicate qu’une vraie. Ses pétales étaient découpés avec une telle précision que Hwei ne put résister à la tentation d’y poser son doigt. Il laissa une traînée écarlate en se coupant sur le rebord d’un pétale, plus acéré qu’une lame.
– La beauté peut être dangereuse, dit Jhin.
Oui elle pouvait l’être. Hwei en avait parfaitement conscience. Sa plus grande œuvre à ce jour, sa représentation la plus spectaculaire avait failli emporter ses maîtres. Les noyer dans les méandres de son esprit qui s'étaient déversés en dehors de la toile. Ça avait été terrifiant. Ça avait été magnifique.
– Pardon. Je n’aurais pas dû toucher.
– Ça ne fait rien. Elle est plus jolie ainsi.
La goutte de sang le long du métal terne apportait une touche de couleur qui rendait l’œuvre encore plus saisissante. Jhin la reprit et la rangea.
– Pourquoi un lotus ? demanda Hwei.
Jhin resta silencieux, ouvrit la bouche, la referma, hésita encore un instant puis répondit finalement avec un sourire :
– Pourquoi pas ?
Hwei n’insista pas. Chaque artiste gardait sa part de jardin secret.
– Merci pour la visite, reprit Jhin. Je vais rester quelque temps à Koyehn. Je pense que cet endroit à beaucoup à m’apprendre.
Le soleil d’été reflétait ses couleurs crépusculaires sur la mer de Koyehn. Hwei était assis sur la plage, les pieds enfouis dans le sable, accaparé par le paysage, bercé par le bruit des vagues. Créer ce n'était pas seulement étaler de la peinture sur une toile. Créer c’était aussi savoir percevoir le monde dans toute sa plénitude, sous toutes ses facettes, même celles les plus imperceptibles. Une nuance unique, un mouvement dans l’air, un reflet de lumière. Ces choses que seul l'œil d’un artiste pouvait voir, Hwei les voyait. Et il voyait bien au-delà. Le monde tel qu’il était. Le monde tel qu’il aurait pu être. Surréaliste.
Des bruits de pas s’élevèrent derrière lui. Jhin logeait dans une auberge du village depuis plusieurs semaines et ils avaient pris l’habitude de se retrouver le soir. Parfois ils créaient chacun côte à côte en silence, face à la mer. Parfois ils préféraient discuter et partager leurs points de vue artistiques. Tous deux appréciaient ces moments uniques.
Jhin s’assit à sa gauche et sortit une feuille de papier rose qu’il commença à plier en origami. Hwei continuait à regarder le soleil disparaître à l’horizon. Les couleurs se mélangeaient sous ses yeux, tandis que la création de Jhin prenait forme. C’était un lotus. Il l’offrit à la mer et la fleur de papier flotta, ballottée par les calmes vaguelettes.
– Qu’est-ce qui t’inspire, Hwei ?
Hwei ne réfléchit pas longtemps.
– Le monde.
– Je connais cette réponse. C’est celle que l’on donne par commodité. Qu’est-ce qui t’inspire vraiment ?
Etait-il vraiment si facile de lire en lui ? Ou bien Jhin était-il à ce point perspicace ?
– La profondeur de l’âme. Jusqu’où je peux l’explorer sans me perdre.
– Se perdre est une mauvaise chose ?
Il repensa aux maîtres qu’il avait failli noyer le jour où il avait perdu le contrôle de son art.
– Oui.
Hwei regarda Jhin.
– Et toi ?
– La mort.
Jhin n’avait pas hésité et Hwei ne fut pas surpris.
– C’est pour ça, les lotus.
Jhin ne confirma pas plus qu'il n’infirma. Le lotus était un symbole du rituel des Fleurs Spirituelles qui permettait de communiquer avec les esprits des défunts une fois par an.
Hwei se demanda si l’art était devenu son exutoire suite à un deuil trop lourd à porter, mais il s'abstint de poser la question. Il doutait que Jhin ait envie d’en parler.
L’eau de mer commençait à imbiber le papier du lotus. Alors que la fleur sombrait dans les flots pour y disparaître, Jhin récita l’un de ses poèmes :
Avant la mort
Inéluctable
La vie se perd
En quête de sens
Un frisson parcourut Hwei. Il accusa le vent.
Les arbres commençaient à se parer de leurs couleurs flamboyantes. L’été touchait à sa fin et avec lui, le séjour de Jhin à Koyehn. Il avait annoncé son départ, son intention de reprendre sa route dès le lever du soleil, pour s’en aller voir fleurir les lotus.
Ils se retrouvèrent pour leur dernière soirée dans l’atelier du temple, déserté à cette heure tardive par les autres artistes.
Hwei regardait la mer d’encre par la fenêtre.
Jhin regardait la flamme d’une bougie qui découpait les ténèbres de la nuit.
– Toutes les bonnes choses ont une fin, dit-il.
– J'espère que tu as apprécié ton séjour, répondit Hwei.
– Que ressent une vague pour le rocher sur lequel elle s'écrase ?
Que ressent une vague ? Frustration ? Fureur ? Paix ? Harmonie ? Tout cela à la fois ?
– Rien, opta finalement Hwei en haussant les épaules. Tu ressens certainement quelque chose pour Koyehn, non ?
– Cet endroit m'a montré tout ce que je désirais voir, dit Jhin. Tout, sauf une dernière chose.
Jhin se tourna vers Hwei, et Hwei vers Jhin.
– C'est-à-dire ?
– Ta... peinture, Hwei. Sa véritable forme. Je sais reconnaître les prestations forcées, et tu as toujours caché quelque chose. J'aimerais savoir ce que c'est.
– Que veux-tu dire ? Je suis fidèle à moi-même.
– Non, dit Jhin. Tu ne l'es pas.*
Jhin n'avait jamais été dupe. Il avait senti dès le premier jour ce qui manquait à ses tableaux, ce qu’il brimait au fond de lui. La véritable étendue de son art qu’il ne travaillait qu’à l'abri des regards. Jhin allait partir le lendemain. C’était la dernière occasion qui se présentait à lui de se révéler vraiment aux yeux de quelqu’un qui le comprendrait.
Alors Hwei peignit et ce fut son âme même qu’il jeta sur la toile, comme un patchwork bigarré de lumière et d’ombre. Il n’avait pas besoin de peinture pour cet art là. Sa matière était ses émotions. Sa rage, sa compassion, sa noirceur, sa bonté.
Toutes dévoilées dans leur forme la plus brute grâce à l’art exigeant et délicat de la magie peinte.
Quand il eut fini, ce fut comme s’il sortait d’une transe. Il reprit difficilement pied dans la réalité.
Jhin le regardait, un sourire aux lèvres.
– Merci, dit Jhin. Notre rencontre fut… inspirante.
Hwei se sentit étrangement vulnérable après avoir exposé ainsi cette facette de lui qu’il ne montrait plus à personne. Sa force et sa faiblesse.
– Merci. J’ai apprécié ta compagnie.
Hwei raccompagna Jhin et lui fit ses adieux. Avant de quitter le temple, Jhin se retourna une dernière fois.
– Si je peux me permettre un conseil, Hwei. C’est l’ombre qui permet à la lumière de briller. Ne la rejette pas.
La chaleur le réveilla alors que l’aube pointait tout juste à l’horizon. Hwei sentit immédiatement que quelque chose n’allait pas. L’air était sec et piquant. Il se leva, quitta le dortoir où les autres artistes s'éveillaient à leur tour, et descendit à l’atelier.
Il remarqua d’abord les tableaux étalés par terre. Quatre des tableaux parmi les plus inestimables du temple de Koyehn. Lacérés.
Puis il vit le sang et les corps des maîtres étendus au sol. Morts.
Enfin l’origine de la chaleur étouffante se dévoila, sous la forme de langues de feu grimpantes depuis les étages inférieurs. Les escaliers en étaient envahis.
La panique s'empara des artistes et Hwei fut pris de vertige.
Pourquoi ?
Pourquoi prendre la peine de détruire ces tableaux quand tous les autres brûlaient déjà certainement en dessous ?
Pourquoi faire couler le sang des maîtres alors qu’ils auraient de doute façon péri dans les flammes ?
Cela n’avait aucun sens.
Hwei fit le vide autour de lui.
Quatre œuvres détruites.
Quatre cadavres.
Quatre étages en feu.
Le véritable dessein derrière ces actes lui apparut alors clairement.
Une mise en scène. Une représentation. Soignée et réfléchie jusque dans les moindres détails.
Horrible et splendide.
Le travail en miettes des anciens s’intégrait à une œuvre nouvelle et vivante.
Les dépouilles des maîtres figées dans leur ultime posture étaient sublimées par le sang qui s'étalait autour d’eux en arabesque.
Et les flammes. Elles dansaient. Féroces, puissantes et implacables. Mortelles. Fascinantes.
Hwei remarqua à peine les autres qui fuyaient, se repliant sous les toits, retardant l’inévitable.
Lui resta sur place, absorbé par le spectacle, comme s’il en était un élément à part entière. Les braises voltigeaient dans l'air chaud, le bois crépitait, la fumée devenait de plus en plus noire et épaisse, faisant de chaque respiration une épreuve. Un craquement plus sonore que les autres retentit. Les fondations mangées par le feu cédèrent et le temple s’effondra sur lui même, emportant Hwei dans les décombres.
Il fut décidé que ce jour ne serait pas son dernier. Une issue se dessina dans cet enfer de flamme, comme un miracle, et il parvint à s’extirper de ce qu’il restait du temple en feu. Il se traîna tant bien que mal loin du brasier et recracha ses poumons emplis d’air brûlé.
Une foule de villageois se porta aussitôt à son secours. D’autres s’organisaient pour tenter d’éteindre l’incendie. Mais il était déjà trop tard. Il n’y avait plus rien à sauver. Plus personne à sauver. Tous les artistes avaient vu leur destin se lier à celui du temple de Koyehn, jusque dans la mort. Tous sauf Hwei.
Il perdit connaissance.
Hwei appliqua son pinceau, ajoutant une nouvelle touche de bleu sur son tableau. Cyan, indigo, turquoise, azur, cérulé… Ce camaïeu se répandait sur la toile, comme s’il peignait ses larmes.
Les couleurs chaudes et flamboyantes cherchaient pourtant à s’imposer dans son travail. Les nuances captivantes de l’incendie ne s'effaçaient pas de sa rétine, elles le hantaient et revenaient sans cesse sous son pinceau.
Hwei avait été recueilli, soigné, nourri et logé par les villageois après le drame. Il s'était remis physiquement, mais son esprit errait encore dans des terres dévastées.
Il allait bien devoir un jour aller de l’avant. Prendre une décision. Savoir ce qu'il ferait de son héritage parti en cendre. Aurait-il la volonté de repartir à zéro ? De rebâtir le temple, de retrouver des artistes à former et des œuvres à exposer ? Ou bien laisserait-il le temple de Koyehn tomber dans l’oubli ?
Il repoussait ces questions pour le moment. Il ne trouvait que la force de se raccrocher à son art. Tenir bon.
Hwei arrêta son geste quand il réalisa que son pinceau trempait dans la peinture orange de sa palette. Ses yeux se posèrent sur sa toile emplie de bleu. Le rendu lui paraissait fade et terne. Un cercle noir brûlé apparut dans son esprit au centre du tableau et il le vit grandir jusqu'à dévorer toute l’œuvre. Le feu dévorait tout. N’était-ce pas mieux ainsi ?
Hwei renversa sa toile dans un grand revers du bras et jeta son pinceau. Il quitta sa chambre d'un pas sec et ses jambes le guidèrent machinalement sur le lieu du drame.
Tout n’y était plus que gris cendre et noir charbon. Les couleurs jailliraient-elles de nouveau ? Hwei tenta de retrouver son calme en marchant parmi les décombres calcinés. Ce qu’il restait des corps de ses camarades avait été enterré un peu plus loin, à l’endroit de l’ancien jardin du temple. Il n’avait même pas été en mesure de les identifier tant les ravages du feu sur ses victimes avaient été impitoyables.
Pourquoi eux ? Pourquoi pas lui ?
Hwei s’arrêta subitement quand son pied heurta quelque chose de dur. Il se pencha et déblaya la cendre d’un geste de la main pour dévoiler ce qui s’y trouvait. Il saisit l’objet et son cœur oublia soudain de battre.
La vérité pouvait être la chose la plus terrible au monde. Il ne l’avait pourtant pas cherchée, il n’avait pas voulu se poser de question. Sans doute parce qu’au fond de lui, il avait déjà la réponse.
Désormais plus aucun doute n'était permis.
Il tenait dans la main un lotus métallique noirci. La signature d’un artiste sur son œuvre.
*Ce dialogue est extrait de la nouvelle sur Hwei, Peintures en clair-obscur.