Le Sorcier de Guerre : La légende de Baraccus

Chapitre 2 : Une enfance innocente

4316 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 18/10/2025 10:32





Chapitre deux











Grandengart…

Ville au nom ancien signifiant « gardien du portail », elle se situait à la frontière sud du Nouveau Monde. Elle se dresse fièrement face aux immenses plaines du Pays Sauvage et sert d’avant-poste, que cela soit pour les royaume du Nouveau Monde, comme celui de l’Ancien qui s’étend au-delà des plaines sauvages, encore plus au sud.

Plaque tournante commerciale, elle accueille bon nombre de visiteurs chaque jours, que cela soit par la terre comme par la mer. Certaines marchandises qui y arrivent sont parties d’endroits très reculé de ce royaume. Lieu de rencontre neutre pour le traitement des affaires, Grandengart était la ville idéal pour tout actionnaire. Avec ce transit incessant, la cité était joyeuse et vivante, pure lieu de transition où se mélangeait diverses cultures et religions.

Sous un ciel clair et gonflé de nuages paresseux, la cité s’étendait, taillée à même la falaise comme un joyau d’albâtre. Les remparts, d’un blanc éclatant, se dressaient tels des sentinelles veillant sur la mer, et chaque tour semblait vouloir rivaliser avec le ciel. Les hautes flèches des temples et des palais perçaient les nuées, dessinant une silhouette d’une majesté presque irréelle. Les façades étaient gravées de runes anciennes, vestiges d’un âge oublié où la pierre obéissait encore à la volonté des sorciers-bâtisseurs.

Les marches, innombrables et usées par les siècles, serpentaient entre les arcs et les portiques. Les passants s’y pressaient — marchands criant leurs prix, marins aux mains calleuses, nobles vêtus de soieries bruissantes effectuant diverses transactions — formant un tumulte vibrant qui se mêlait au clapotis des vagues. L’air sentait à la fois le sel, le poisson séché et les épices venues de contrées lointaines.

En contrebas, le port bourdonnait de vie. En travers des quelques gros navires de guerre, aux voiles colorées, les voiles ocres des autres navires claquaient au vent tandis que les dockers chargeaient les cales de barils et de caisses estampillées de sceaux étrangers. Des enfants couraient entre les cordages et les paniers de fruits exotiques, riant sous les remontrances des matelots. Les tavernes alignées le long du quai vibraient de rires et de chansons — un joyeux vacarme de chopes entrechoquées et de récits d’aventure.

Mais plus bas encore, à la limite où la pierre s’enfonçait dans la mer, une ombre se découpait dans la blancheur de la falaise : l’ouverture béante d’une grotte. Peu osaient s’en approcher. Les ancêtres racontaient qu’elle menait peut-être à des galeries oubliées, creusées, qui sait, avant la fondation de la cité, lorsque les premiers pionnier suivaient encore les lueurs bleutées des esprits magiques. Parfois, la nuit, on disait y entendre le murmure d’un vent qui ne venait pas de la mer…

La cité paraissait éternelle — à la fois splendide et inquiétante, comme si la beauté qu’elle offrait au monde n’était qu’un masque posé sur un secret trop ancien pour être révélé.

Pourtant, au fond de la grotte, où résonnaient en écho les piaillements lointains des mouettes et le ressac discret de la mer, se trouvait un lieu qu’aucun habitant de la cité n’aurait soupçonné. L’air y était lourd d’humidité et de silence, traversé seulement par le murmure continu d’une eau pure qui tombait en cascades depuis des fissures hautes dans la roche. Des rais de lumière, filtrant à travers la nature qui recouvrait le trou béant du plafond, découpaient des colonnes dorées dans la poussière suspendue, révélant l’ampleur d’un sanctuaire oublié.

Au centre, se dressait la statue d’un homme gigantesque, figé dans la pierre comme un dieu déchu. Ses traits, durs et nobles, portaient la gravité d’un être qui avait connu la guerre et la sagesse. Une couronne de feuillage et de lierre s’était nouée autour de son torse, comme si la nature elle-même avait tenté de le recouvrir sans jamais vraiment y parvenir. De ses mains ouvertes, jaillissait une eau claire qui s’écoulait en fines nappes vers un bassin limpide à ses pieds, miroitant sous les rais de lumière. L’eau paraissait vivante — elle bruissait d’un éclat presque magique, comme si chaque goutte contenait le souvenir d’un ancien serment.

Les murs du sanctuaire, rongés par le temps, étaient ornés d’arcs et de colonnades à demi effondrées, que la végétation avait envahies. Des racines pendaient comme des draperies, des fougères tapissaient les marches, et çà et là, quelques statues plus petites, brisées ou inclinées, semblaient prier le colosse de pierre. L’ensemble baignait dans une clarté surnaturelle, paisible, presque sacrée — une beauté silencieuse que même le temps n’avait pu dissoudre.

Sur les marches couvertes à moitié de mousse, face à la statue, il était assis, songeur. Ses vêtements, simples et résistants, portaient la poussière du voyage et la marque du sel marin. Ses cheveux blond cendré, humides de la brume, retombaient en mèches désordonnées sur son front. Ses yeux, d’un gris profond où dansaient des reflets océaniques, fixaient la statue sans ciller. On eût dit qu’il cherchait à comprendre quelque chose que les adultes avaient oublié depuis longtemps.

Autour de lui, la lumière semblait se plier, caressant son visage avec une douceur étrange. Il demeurait immobile, comme s’il écoutait une voix que nul autre ne pouvait entendre — une rumeur enfouie dans la pierre, ou peut-être le souvenir du colosse endormi. Dehors, la cité vivait dans son tumulte de cris et de vagues. Mais ici, au cœur de la roche, le temps semblait suspendu. Seul le souffle de la mer s’y risquait encore, apportant dans l’air une promesse inconnue…

Malgré tout, il se sentait en harmonie dans ce lieu reculé. Le chant de l’eau, le souffle des pierres et la caresse humide de la lumière sur sa peau semblaient se mêler à ses pensées, comme si la grotte entière respirait au même rythme que lui. Il se sentait en accord avec la nature — non pas comme un simple témoin de sa beauté, mais comme une part infime d’un ensemble plus grand, plus ancien. Ici, le monde paraissait pur, débarrassé du vacarme de la cité, de ses cris et de sa poussière.

Ici, tout avait un sens, même le silence !

Assis sur la marche froide, les doigts effleurant la mousse, il songeait à ce qu’avaient pu être les hommes capables d’ériger une telle merveille. Il imaginait leurs voix résonner sous ces arches, leurs prières, leurs chants, les lueurs de leurs torches dans la nuit des âges. Comment avaient-ils pu sculpter un dieu de pierre si parfait ? Était-ce vraiment la main des hommes… ou bien la trace d’une magie fondatrice ?

Cette pensée l’emplissait d’un frisson doux, d’une curiosité brûlante. La magie… ce mot seul suffisait à éveiller en lui une fièvre d’espérance. Dans tout le royaume, elle coulait encore — dans les vents, les forêts, le cœur des pierres, et jusque dans le murmure des vagues. Il rêvait d’en être un jour le dépositaire et de rejoindre les plus illustres. Non pour la gloire ou la puissance, mais parce qu’il sentait, au fond de lui, qu’elle était la voix du monde lui-même. Et s’il écoutait assez attentivement, peut-être, un jour, pourrait-il la comprendre.

Son regard se perdit un instant dans le bassin, où l’eau miroitait comme une étoffe vivante. Il y vit son reflet — et, dans ce visage d’enfant, un écho familier : celui de sa mère. Averra. Son nom, à lui seul, semblait apaiser tout ce qu’il touchait. Les villageois disaient d’elle qu’elle était faite de lumière et de sagesse, une femme au sourire si sincère qu’il dissipait les querelles et calmait les âmes les plus tourmentées. Ses yeux, d’un gris limpide, avaient la clarté des vérités qu’on ne peut contredire ; et pourtant, il y avait en eux une douceur infinie, celle d’une mère qui comprend avant même qu’on parle.

Elle portait la vérité comme d’autres portent un manteau d’honneur : sans ostentation, mais avec une force tranquille. À ses côtés, les mensonges perdaient tout leur sens. Elle lui avait toujours dit : « Dis la vérité, quoi qu’il t’en coûte. Car la vérité est comme la lumière du jour : elle finit toujours par percer l’ombre. » Et ces mots résonnaient en lui, comme une promesse qu’il s’était faite à lui-même.

Il resta encore un moment à contempler la statue, songeur, le cœur gonflé de rêveries et d’interrogations. Puis, soudain, un éclat doré attira son regard vers l’entrée de la grotte. À travers la faille de pierre, il aperçut le soleil glisser derrière les flots, embrasant l’horizon d’un rouge ardent.

Il sursauta.

Le jour s’éteignait déjà !

Un frisson de panique le saisit : le dîner ! Sa mère allait s’inquiéter. Il bondit sur ses jambes, essuya ses mains sur son pantalon humide et jeta un dernier regard à la statue. Le géant de pierre semblait le regarder partir, impassible, comme s’il connaissait déjà les chemins qu’il emprunterait un jour. Puis l’enfant s’élança vers la sortie, le cœur battant, tandis que le dernier rayon du soleil glissait sur la surface du bassin — et que, dans l’ombre, la grotte replongeait lentement dans son sommeil millénaire.

Quand il fut sorti, il pouvait voir que le soleil se couchait lentement sur la cité, enveloppant les pierres dorées d’une lumière douce, presque liquide. Les grands arcs de la ville, hauts comme des cathédrales, luisaient d’un éclat d’ambre et de miel. Les rues baignaient dans un calme vibrant — celui des heures où le jour s’efface, où les cris du marché s’éteignent et où les ombres s’étirent sur les pavés polis.

Il courait, le souffle court, ses pas résonnant entre les colonnades, les jardins suspendus et les cris des passants voulant vider leurs étales Autour de lui, la cité semblait se transformer sous les derniers feux du jour : les dômes étincelaient comme des braises, les arbres dressaient leurs silhouettes sombres contre le ciel rougi, et les fontaines chantaient une mélodie apaisante. Il traversait l’un des grands portiques du quartier des artisans — un enchevêtrement d’arcs d’or et de pierre blanche, tissé de plantes grimpantes et de cyprès, où l’air sentait la résine et les fleurs d’oranger.

Au détour d’une marche, il s’arrêta net. Devant lui, penchée sur un panier débordant d’herbes et de fruits, une vieille dame tentait, non sans peine, de redresser son fardeau tombé à terre.

Sans hésiter, il accourut.

―  Attendez, madame Isandri, je vais vous aider !

La vieille femme se redressa lentement, un sourire adouci aux lèvres. Ses yeux, d’un vert gazon profond, semblaient contenir la forêt entière et la mémoire du monde. Ses cheveux d’argent retombaient sur ses épaules frêles, brillant comme des fils de lune. Malgré son âge, il se dégageait d’elle une grâce tranquille, presque surnaturelle. Les gens disaient qu’elle était la plus ancienne des trois sœurs magiciennes, celles qu’on appelait les Gardiennes. Son nom signifiait « mère de l’humanité » et était prononcé avec respect dans tout le royaume.

― Merci, mon garçon, dit-elle d’une voix douce, où chaque mot semblait porter une bénédiction. Tu as les manières de ta mère, ajouta-t-elle avec un clin d’œil complice.

Il rougit, ramassant soigneusement les fruits éparpillés. Ensemble, ils marchèrent jusqu’à la demeure de la vieille dame, une petite maison dissimulée derrière un rideau de lierre et de jasmin, au bord d’un ruisselet clair. La porte, marqué d’une Grâce de liserés dorés, s’ouvrit dans un grincement familier, et l’air chaud qui s’en échappa sentait la cannelle et les fleurs séchées.

Avant qu’il ne reparte, Isandri prit sur la table une petite tarte à l’abricot, encore dorée du matin.

― Tiens, dit-elle, c’est ma dernière. Elle est pour toi. Tu diras à Averra que je la salue.

Elle posa sa main ridée sur le crâne du garçon, dans un geste tendre et protecteur. Une lueur étrange, douce comme la lune, passa dans ses yeux — un éclat d’affection, mais aussi de savoir ancien, comme si elle entrevoyait déjà le chemin que l’enfant emprunterait un jour.

―  Va, maintenant, ou ta mère croira que tu t’es encore perdu dans tes songes, murmura-t-elle avec amusement.

Le garçon éclata d’un rire gêné, serra la tarte contre lui et s’élança dans la ruelle. Les pavés chantaient sous ses pas, et les ombres des grands arcs s’allongeaient derrière lui comme des bras bienveillants.

Par chance, sa maison se trouvait à deux rues à peine.

Le souffle court, il gravit les dernières marches, le cœur battant encore de mille émotions, poussa la porte, essoufflé, les joues rouges, le sourire timide et, laissa doucement la porte claquer derrière lui.

Restant un instant immobile dans l’encadrement, il s’enivra de l’odeur familière du pain chaud et des herbes qui emplissait la pièce, l’accueillant comme un retour à la lumière après un long rêve. Tentant de reprendre son souffle, il vit que la lumière déclinante filtrait encore à travers les volets de bois, peignant la pièce d’un or pâle où flottaient des parfums de ragoût et d’épices.

Mais avant même qu’il ne puisse prononcer un mot, une voix douce, empreinte d’une fermeté familière, s’éleva :

―  Baraccus…

Timidement, il tourna la tête vers le son de la voix, penaud.

―  Tu es encore en retard.

Averra apparut depuis la cuisine, un torchon à la main, les bras croisés, mais le sourire qu’elle tentait de dissimuler trahissait sa tendresse. Ses yeux gris, semblables à ceux de son fils, le fixaient avec ce mélange d’amour et de sévérité propre aux mères qui ont déjà pardonné avant même de gronder. La lumière du crépuscule glissait sur ses cheveux châtain clair, tressant dans sa chevelure des reflets de cuivre et de miel.

― Ce n’est que quelques minutes, Mère, répondit-il en levant timidement la tarte dans ses mains, comme un bouclier. Regardez… c’est Dame Isandri qui me l’a donnée. Je l’ai aidé sur le chemin du retour.

Le nom fit naître un éclat dans le regard d’Averra. Elle soupira doucement, posant le torchon sur la table avant de s’approcher.

― Isandri… encore à offrir ses douceurs aux enfants du quartier, murmura-t-elle. Elle a toujours eu ce don pour lire les âmes, même les plus jeunes.

Elle prit la tarte, l’examina avec soin, puis se pencha pour déposer un baiser sur le front du garçon.

― Mais cela ne t’excuse pas, mon fils. Tu sais que je m’inquiète quand la lumière commence à faiblir.

Baraccus baissa la tête, honteux, mais un sourire vint malgré tout étirer ses lèvres.

― Je suis désolé, Mère. C’est que… j’étais dans la grotte… et tu devrais voir ce qui est dedans. Il y a une statue, immense. Et l’eau qui tombe d’elle chante comme une voix.

Averra s’immobilisa, l’observant longuement, les traits soudain plus graves, plus songeurs.

―  Une statue, dis-tu ?

L’enfant hocha la tête, les yeux brillants d’enthousiasme. Elle resta silencieuse un moment, puis son expression s’adoucit à nouveau.

― Ne t’ai-je pas déjà dit, à plusieurs reprises, de ne pas aller là-bas ?

― Si Mère, mais…

― Ce lieu est réputé pour être dangereux, Baraccus ! dit-elle en élevant la voix.

Bousculée entre son inquiétude et sa colère, elle finit par soupirer, abdiquant face aux étoiles qui dansaient dans les yeux de son fils.

― Tu as toujours eu ce don, toi aussi. Celui de voir la beauté là où d’autres ne verraient qu’une ruine.

Elle posa une main sur sa joue, son regard s’emplissant d’une affection infinie.

― Allez, va te laver les mains avant que le repas ne refroidisse.

Baraccus obéit aussitôt. Dans la cuisine, il fit couler l’eau de la pompe dans l’évier de pierre, frottant ses paumes encore marquées de mousse et de sel. L’eau, tiède et claire, glissait entre ses doigts comme un fil d’argent. À travers la fenêtre, la lumière du soir s’éteignait lentement, plongeant la ville dans une pénombre bleutée.

Averra alluma alors les bougies sur la table. Leur flamme vacilla un instant avant de se stabiliser, projetant sur les murs des ombres dansantes. La pièce se teinta d’une chaleur dorée, presque mystique. Les reflets des flammes faisaient briller la vaisselle de terre cuite et donnaient aux yeux d’Averra une profondeur étrange, comme si deux fragments de lune s’y étaient abrités.

Ils s’assirent enfin à table. La tarte reposait entre eux, et le parfum sucré de l’abricot se mêlait à celui du repas. Baraccus raconta tout — la grotte, qui eut pour effet de faire à nouveau froncer les sourcil de Averra, la statue, la lumière, l’eau qui parlait. Averra l’écoutait sans l’interrompre, mangeant tranquillement. Quand elle eut finie, elle repoussa son assiette, posa les coudes sur la table, inclina légèrement la tête et laissa un sourire rêveur flotter sur ses lèvres.

― Tu sais, dit-elle finalement, la vérité du monde ne se cache pas toujours dans les mots des anciens, ni dans les livres. Elle se révèle souvent aux cœurs purs, à ceux qui regardent sans peur et qui écoutent avec l’âme.

Baraccus la regarda avec cette admiration silencieuse qu’il savait être le seul à lui offrir. N’ayant connu qu’elle et ceux de Grandengart, il lui vouait une admiration sans borne et ne se souciait pas de savoir qui était son père. En même temps, pourquoi chercher à le savoir, lui-même n’avait jamais chercher à le connaître. La flamme vacilla, projetant sur leurs visages un éclat doux et mouvant. Dans cette lueur fragile, le lien entre eux semblait presque tangible — un fil tissé d’amour, de vérité et d’un mystère plus ancien que la pierre elle-même.

Et tandis que dehors la nuit enveloppait la cité, le murmure de la mer montait jusqu’à leurs fenêtres, comme pour écouter, lui aussi, cette conversation d’amour et de destin.

Le repas s’était poursuivi dans la douceur des flammes vacillantes. La tarte d’abricot avait été partagée, et la pièce embaumait encore le fruit chaud et la cannelle. Baraccus riait doucement, continuant à raconter à sa mère les moindres détails de sa journée — ses découvertes, les oiseaux qui avaient niché dans les corniches du port, et la gentillesse d’Isandri sur son retour. Averra l’écoutait avec le regard tendre et attentif qu’elle ne réservait qu’à lui, hochant la tête de temps à autre, répondant par des murmures apaisants.

Mais soudain, le rire de l’enfant se brisa. Il porta une main à sa tempe, les sourcils froncés, comme si une douleur invisible venait de s’y loger.

― Baraccus ? demanda Averra, sa voix se teintant aussitôt d’inquiétude.

L’enfant ferma les yeux, respirant lentement.

― Ce n’est rien, Mère… juste un peu mal à la tête. Ça passera.

Elle posa sa main sur son front, douce et ferme. La peau du garçon était tiède, mais son pouls battait un peu trop vite. Ce n’était pas la première fois — ces maux revenaient, fugaces mais troublants, Isandri et ses sœurs en avait deviner la cause et elle espérait, au fond de son cœur, que cela n’était qu’une fausse alerte et rien de mortel.

― Monte te coucher, mon cœur, murmura-t-elle d’une voix douce mais inquiète. La nuit t’apaisera.

Baraccus voulut protester, mais le regard de sa mère ne laissait pas de place à la discussion. Il se leva, la tête légèrement penchée, et monta les marches de bois en silence. Averra resta un moment immobile, écoutant le craquement léger du plancher, puis le soupir du lit lorsqu’il s’y glissa.

Dans la petite chambre, Averra entra à pas feutrés. Baraccus s’était déjà glissé sous sa couverture de laine, les yeux mi-clos. Elle s’assit près de lui, lissant ses cheveux d’une main tendre.

― Dors, mon ange… murmura-t-elle. Le monde est grand et plein de mystères, mais il attendra demain.

Et, comme elle le faisait depuis qu’il était né, elle se mit à chanter doucement. Sa voix, pure et grave, emplissait la pièce d’une chaleur fragile. C’était une chanson ancienne, transmise par les femmes de sa lignée — une mélodie tissée de vérité et de rêve, qui parlait de lumière dans la nuit et d’étoiles veillant sur les enfants endormis.

Tandis qu’elle chantait, ses pensées dérivaient vers lui, son fils, son unique trésor. Elle se souvenait du jour où il avait fait ses premiers pas, de la peur qui l’avait étreinte à chaque chute, de la promesse silencieuse qu’elle s’était faite de toujours veiller sur lui. Elle l’élevait seule depuis le premier jour, et pourtant jamais elle ne s’était sentie vide : il était toute sa force, toute sa raison d’exister.

Les villageois la louaient souvent — pour sa sagesse, sa bienveillance, la lumière qu’elle portait en elle — mais c’étaient les regards qu’ils posaient sur Baraccus qui la touchaient le plus. On disait que l’enfant était le miroir de sa mère : honnête, doux, mais habité d’un feu intérieur qui le distinguait déjà des autres. Elle en était fière, oui… mais aussi craintive. Car ce feu, elle le sentait, était ancien, mystérieux et trop vaste pour un cœur d’enfant.

La chanson s’éteignit dans un dernier souffle, et Averra déposa un baiser sur son front avant de quitter la chambre. Elle jeta un dernier regard derrière elle : Baraccus dormait, paisible, les traits détendus.



La nuit passa, lente et tiède. La lune filtrait à travers les rideaux, dessinant sur les murs des arabesques argentées. Mais le sommeil de Baraccus, lui, s’était enfui. Une lourdeur dans la tête, un murmure indistinct dans le cœur — quelque chose l’appelait, sans qu’il puisse dire quoi. Il se retourna encore et encore sur sa paillasse, un simple matelas de crin posé sur une structure de bois grossier, comme on en trouvait dans toutes les demeures modestes du royaume.

Finalement, las, il se redressa. Le silence de la maison l’enveloppa, seulement troublé par le bruissement lointain des vagues. Il s’agenouilla sur sa couche, posa les bras sur le rebord de la fenêtre grande ouverte, et laissa la brise nocturne lui caresser le visage.

La cité, endormie, s’étendait sous lui comme un rêve de lumière éteinte. Les grandes arches dorées que le soleil embrasait le jour semblaient à présent figées dans une paix céleste. Les étoiles, innombrables, se reflétaient dans la mer, mêlant le ciel et l’eau dans un seul et même voile d’argent.

Baraccus resta là longtemps, le regard perdu dans l’infini. Son esprit vagabondait entre rêve et veille, entre les échos du sanctuaire et la voix de sa mère. Il se demanda si la magie des anciens pouvait encore couler dans le monde, s’il existait des lieux où les dieux de pierre parlaient encore aux enfants.

Ses paupières se firent lourdes. Le vent apportait l’odeur du sel et du jasmin, et la mer semblait bercer la cité entière. Peu à peu, sa tête s’inclina ; il s’endormit là, les bras croisés sur le rebord, le visage paisible sous la lueur des étoiles.



Sur l’un des toits sombre qui dominaient le quartier, une silhouette encapuchonnée demeurait, immobile. Les ruelles bruissaient à peine ; seules les vagues, plus bas, venaient frôler les quais dans un murmure régulier. Elle observait la demeure à la lueur du reflet lunaire, ses traits dissimulés dans l’ombre. Le vent jouait dans sa cape, mais elle ne bougeait pas — son regard fixé sur la fenêtre où l’enfant venait de s’assoupir. Son regard regardait le jeune garçon, comme s’il s’agissait d’un être complexe qui bousculait sa curiosité.

Puis, dans un souffle à peine perceptible, elle murmura quelque chose que nul ne put entendre… avant de se retourner et de disparaître, avalée par la nuit.


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