Entre les mondes

Chapitre 47 : SILYEN

3071 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 27/01/2022 19:18

 Quelqu’un frappa à la porte.

– Faites-la entrer! lança Silyen au garde en faction devant ses appartements.

  Sélénia entra, éblouissante dans une robe blanche ceinte d’une ceinture brodée de motifs végétaux.

  Trois jours qu’il essayait de lui transférer le Don.

  Trois jours d’échecs répétés.

  Il n’avait pas trouvé d’autre idée jusqu’à présent, puisque les Kilsaïs ne pouvaient pas l’aider.

  Hier soir, ils avaient travaillé jusqu’à l’épuisement.

– Assieds-toi là, ordonna-t-il à Sélénia, qui prit place sur un siège rembourré, à côté d’une table basse faite dans une matière que Silyen n’arrivait pas à identifier.

  Comme les trois jours précédents, il convoqua le Don, sentit sa musique chanter dans ses veines et dut réfréner l’ivresse qui montait en lui. Il avait besoin de concentration. Il avait d’abord tenté de procéder comme lorsqu’il avait absorbé le Don de sa tante Euterpe, en saisissant une extrémité de son Don, composé de milliers de filaments crépitants. Mais Sélénia n’avait ni réussi à le saisir et encore moins à l’avaler. Il avait alors essayé de rassembler quelques étincelles de pouvoirs pour les faire lui-même entrer dans le corps de la princesse. Il s'était heurté à une résistance - ce qui représentait une amélioration avec une des tentatives qu’il avait faites avec Jenner, où il avait eu l’impression de déverser son pouvoir dans le vide. Une différence existait donc entre les Doués privés de leur pouvoir et les roturiers.

  Sil devait reconnaître que Sélénia était une cobaye plutôt complaisante. Elle souhaitait tellement récupérer un pouvoir plus puissant que celui de sa pierre, qu’elle était prête à tout, y compris se soumettre aux expériences de Silyen. Elle pensait gagner plus facilement la guerre qu’elle mènerait pour récupérer son trône. Tant mieux. Car Sil n’aurait jamais laissé Luke servir de premier sujet.

  Aujourd’hui, il allait tenter la manière forte.

– Essaie de tenir le coup, demanda-t-il à Sélénia en lui prenant les mains.

  Il enroula son pouvoir sur lui-même et le propulsa violemment en avant. Un torrent doré monta à l’assaut des doigts de Sélénia, se répandant comme du sang sur ses bras. La jeune fille se cambra et commença à hurler, cherchant à rompre le contact. Silyen tint bon et continua à envoyer son pouvoir. Il avait l’impression que la résistance qu’il discernait chez Sélénia commençait à céder petit à petit. Mais son Don lui revint finalement en pleine figure comme un boomerang. Le choc l’envoya s’écraser sur le sol, brisant la chaise sur laquelle il était assis.

  Le contact du marbre froid lui coupa un instant le souffle.

 Il eut les plus grandes peines à se relever et s’aperçut, à sa grande surprise, que l’exercice l’avait fatigué. Ce n’était pas si étonnant, en y réfléchissant. Absorber le Don de tante Euterpe l’avait totalement terrassé à l’époque. Il devait en être de même lors de ses tentatives en sens inverse.

  Sélénia était étendue sur le sol. Silyen craignit un instant qu’elle n’ait pas supporté l’effort mais il vit sa poitrine se lever et s’abaisser.

  Une étincelle de Don fit son effet. La princesse se redressa d’un coup, le visage inondé de sueur, l’air complètement paniquée. Quand elle le vit, elle rampa en arrière.

– Qu’est-ce que tu m’as fait? cria-t-elle.

  Silyen ne se donna pas la peine de répondre, tant la réponse était évidente. Une nouvelle tentative ratée, voilà tout.

  Il commença à réfléchir intensément. Il aurait eu besoin de son violon ou de son piano. En leur absence, il se concentra sur le requiem d’Hadyn, puissant et harmonieux, et ramena ses cheveux devant son visage. L’instinct avait toujours été sa manière de procéder mais il avait l’impression que quelque chose lui échappait. Une variable essentielle à l’équation. Quelque chose de si évident qu’il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus.

  Il fallait reprendre à zéro. Si le roi avait des raisons de croire que la réponse à l’énigme se trouvait là, c’est qu’il devait y avoir de bonnes raisons. Mais peut-être n’était-ce pas le bon monde après tout. Peut-être que le Wundorcyning s’était trompé.

  Cependant, Silyen n’allait pas renoncer si facilement. Il avait l’intuition qu’il était arrivé à l’endroit qu’il recherchait: les Kilsaïs semblaient être les seuls, mis à part les reines de Naïtika, à maîtriser le Don dans ce monde. Simplement, il ne le transmettaient pas aux personnes, ils le stockaient dans des objets - plus précisément des pierres. Mais si le processus était le même?

  Il y avait des avantages à être considéré comme un dieu vivant, car un peu plus tard, Silyen et Sélénia (qui, après avoir fait une véritable crise de nerfs, semblait s’être enfin calmée) se trouvaient dans ce que les Kilsaïs nommaient la Salle Sacrée. C’était là que Sil avait essayé de franchir le miroir, trois jours plus tôt. L’échec avait été cuisant : il s’était heurté à une résistance invisible qu’il n’avait pas pu discerner, même à travers sa vision douée. Il avait essayé tout ce qui lui était passé par la tête, sans succès. Il en était resté fasciné: la puissance de la barrière immatérielle surpassait celle de son propre Don…

 Silyen se força alors à détacher son regard du miroir et focalisa toute son attention sur Nevë. Comme lors des transmissions de la veille, il tenait un cristal entre le pouce et l’index. Il murmura quelques paroles dans une langue que Sil, même avec son Don, n’arrivait à comprendre. Le monde doré derrière le miroir se troubla puis un mince filament en jaillit et entra en collision avec le cristal, qui s’illumina. L’instant d’après, l’Egal distinguait les particules du Don dansant à l’intérieur de la pierre.

– Puis-je essayer? questionna l’Egal.

  Le Cerclier alla chercher un nouveau cristal puis le lui tendit.

 C’est alors que les choses devinrent extrêmement intéressantes. Sil fut incapable de réitérer l’opération. Comme lorsqu’il tentait de transmettre son Don à Sélénia, il rencontrait une résistance. Il se concentra, passant à la vision dorée du Don, mais ne discerna rien de plus que les filaments qui sortaient de ses doigts puis qui se fracassaient sur la pierre, émettant de minuscules explosions de lumière.

  Il n’avait peut-être pas été assez attentif.

 Maintenant sa vision Douée, il demanda à Nevë de recommencer mais plus lentement. Ce nouvel essai ne lui appris rien de plus. Les pensées de l’Egal s’égarèrent. Pourquoi ne pouvait-il pas passer de l’autre côté du miroir? Qu’y trouverait-il? Mais il se secoua. Concentre-toi Sil. Tu es venu là pour transmettre le Don. Cette question trouvera réponse plus tard. Le miroir n’allait pas se volatiliser.

  L’Egal demanda une troisième transmission.

 Au léger tressaillement de sourcils de Nevë, il comprit que ce dernier commençait à s’impatienter mais il s’exécuta sans broncher.

  Désireux de mieux voir, Sil se pencha en avant et zooma avec sa vision Douée. Ce qu’il aperçut lui coupa le souffle.

  Le Don se transmettait d’une façon précise. Il touchait trois points de la pierre, au lieu de l’enrober tout entière. Mais pourquoi ces trois endroits-là? Clignant des yeux, Sil zooma encore, jusqu’à ce voir chaque minuscule particule de Don.

  C’est alors qu’il comprit.

  Cela remettait tout en question.

 La pierre émettait elle aussi un faible rayonnement Doué, si ténu qu’il ne l’avait pas vu, même dans le monde du Don. Il zooma encore et s’aperçut que le rayonnement provenait de trois zones précises. Les mêmes dans lesquelles le pouvoir se déversait.

 Le souffle court, il se tourna vers Sélénia et parcourant chaque centimètres de sa silhouette. Il ne vit d’abord rien. Puis son coeur bondit. Là, vers le pli du coude. Quelques minuscules particules de Don. Puis sur la hanche gauche. Le mollet droit.

  Il appela son Don à lui et le dirigea vers ces zones.

  Sélénia ouvrit la bouche, voulut dire quelque chose puis émit un petit cri de surprise. Silyen était comme en transe. La résistance avait disparu. Ou plutôt, il n’y avait pas sur ces points-là. Il repensa à Luke, à la manière dont il s’était servi du Don pour l’appeler, lorsqu’il avait créé cette tempête à leur retour du Monde Noir. Son coeur s’emballa. Etait-ce la réponse qu’il cherchait? Il savait que le Don était présent en petites quantités dans l’atmosphère, mais il n'avait jamais pensé qu'il pouvait émaner d’objets ou de personnes non-douées?

  Il prit soudain vraiment conscience de ce qu’il était en train de faire. Il ne pouvait pas transmettre toutes ses facultés à Sélénia. Il n’avait aucune envie de voir une deuxième personne arpenter les mondes. Plongeant en lui-même, il retrouva le chemin intangible qu’il parcourait lorsqu’il utilisait son Don, s’arrêta devant ses pouvoir élémentaux et en transmit une minuscule étincelle à la princesse. Il fit de même avec ses aptitudes de guérison, d’attaque et de défense ainsi que ses pouvoirs mentaux. C’était comme ramasser une poignée de terre, ouvrir la main et souffler dessus pour l’éparpiller aux quatre vents. Sauf que là, les particules s’engouffraient directement dans les canaux qu’il avait ouverts en direction de Sélénia.

  La suite fut assez attendue.

 Une fois le contact rompu, la jeune fille se cabra. Elle cria et tomba par terre, se mettant à convulser, griffant le sol de ses mains avant de perdre conscience. C’était exactement ce qui était arrivé à Sil lorsqu’il avait absorbé le Don de tante Euterpe.

   L’Egal sentit une fatigue prodigieuse le submerger.

  Il tomba à genoux.

 Il se traîna jusqu’à Sélénia et posa la main sur son cou, afin de vérifier qu’elle respirait encore. C’était le cas. Epuisé, il se laissa retomber en arrière, voyant la silhouette floue de Nevë qui le surplombait.

  Il se demanda ce qu’il pouvait penser.

 Puis il songea qu’il avait réussi là où tous les Egaux avaient échoué. Il avait transmis le Don. Il faudrait qu’il le vérifie quand Sélénia se réveillerait mais il n’avait quasiment aucun doute sur la question. Une douce chaleur l’envahit.

  Il était sur le point de sombrer dans l’inconscience lorsqu’il hurla.

  Il avait l’impression qu’une lame lui avait tailladé le flanc. Il porta la main à sa chemise.

  Rien.

  Pas de sang.

  Il tressaillit, parfaitement réveillé. Cette fois, la lame s’était profondément enfoncée dans son épaule. Il sauta sur ses pieds, pivota. Ses défenses Douées auraient dû le protéger. D’où venaient ces coups? Une voix indistincte lui parvint. Certainement Nevë. Mais il ne pouvait comprendre ce qu’il lui disait avec le sang qui lui rugissait aux oreilles. Un peur, une colère et une souffrance brûlante l’envahirent.

  Il se sentit soudain glacé.

  Le lien.

  C’était le lien.

  Luke.

  Il rassembla le Don qui lui restait pour créer une porte, suivant la douleur qui palpitait en lui et, la main tremblante, ouvrit.

  Rien n’aurait pu le préparer à ce qui se trouvait derrière.

  La pièce, immaculée, était baignée par la lueur chirurgicale de néons fichés dans le plafond. Pour tout ameublement, Sil discerna ce qui semblait être un chevalet de torture et un poteau imbibé de sang. Assis au milieu de la salle, un Doué asiatique le regardait comme si le ciel venait de lui tomber sur la tête, tenant un couteau dégoulinant de sang.

Et retenu par le bras du Doué, il y avait Luke.

  Silyen suffoqua.

  Le jeune homme avait deux plaies béantes sur le flanc et l’épaule droite, exactement là où Sil avait senti une lame s’enfoncer. Le sang s’écoulait et dégoulinait sur le sol, créant une flaque rouge qui s’élargissait autour de lui.

  Le jeune homme se débattait et une expression horrifiée apparut sur son visage lorsqu’il vit apparaître Silyen.

– Va-t-en! Va-t-en, Sil! hurla-t-il, tâchant de s’extraire de la poigne qui l’enserrait.

  S’enfuir?

  Certainement pas.

  Mais l’Egal rassembla son Don une seconde trop tard. Il vit ce que le Doué s’apprêtait à faire alors qu’il envoyait une salve de pouvoir mortel dans sa direction. L’action sembla se dérouler au ralenti. Le couteau se leva et plongea dans le torse de Luke, juste avant que le Doué s’affaisse, mort.

  Sil vit Luke tomber en arrière.

  Il se rua en avant. Le retint juste avant que sa tête ne touche le sol. Arracha le poignard. Un geyser de sang jaillit aussitôt. Silyen l’ignora. Il plaqua sa main sur la blessure et envoya tout son pouvoir.

  Il savait qu’il n’avait pas pu assez récupérer. Mais il n’avait pas le choix. Son Don se faufila à travers les tissus, jusqu’aux organes. Le coeur était touché. Luke était en train de mourir. Ne pas y penser. Silyen travailla comme s’il jouait une symphonie particulièrement complexe, stoppant l’hémorragie, restaurant un organe après l’autre avec délicatesse, tout en faisant circuler artificiellement le sang afin qu’il continue à irriguer le cerveau. Et s’il était trop tard? Ne pas y penser non plus. L’Egal n’avait jamais été particulièrement doué pour la guérison, reconnaissant que le défunt Meylir l’avait dépassé dans ce domaine. Mais ses nouvelles aptitudes rendaient les choses plus faciles, guidaient ses mains.

  Il sentit l’artère coronaire se souder à nouveau, puis le poumon se réparer, tout comme les centaines de vaisseaux sanguins qui irriguaient le coeur. Enfin, il arriva à l’épiderme et la plaie se referma entièrement.

  L’opération avait pris cinq secondes.

  Restait l’accord final. Le Don devint électro-choc. Luke se cambra, glissa des bras poisseux de sang de Silyen.

– Vas-y, respire, marmonna l’Egal, envoyant un nouveau choc.

  Enfin, Luke eut une grande inspiration, comme s’il avait failli se noyer. Ce qui était le cas, d’une certaine manière. Silyen expira, s’apercevant que durant tout ce temps, il avait retenu sa respiration. Luke se redressa d’un coup, regarda l’Egal les yeux écarquillés.

  Et ce fut le chaos.

  Sil fut averti par ses réflexes Doués qu’un objet leur tombait dessus. Il projeta Luke en avant et voulut s’élancer à sa suite mais il était trop tard. Il sentit une matière aussi douce qu’une plume l’envelopper puis se resserrer autour de lui. Un filet. Il ne put pas penser plus loin car un sentiment terrible lui fit perdre tous ses moyens. Là où il y avait le Don, il n’y avait plus rien.  

  Non!

  Sil faillit céder à la panique. Faillit seulement, le temps que sa raison reprenne le dessus. Il était empêtré dans une sorte de collier de gruach géant, tressé à la manière d’un filet. Le seul moyen connu de neutraliser le Don, même si Sil avait pensé ce savoir perdu. Il se débattit mais eut l’impression que chaque mouvement ne servait qu’à resserrer les mailles autour de lui. Luke, devant lui, luttait pour rester conscient et tentait de l’aider à se dégager sauf qu’il n’y avait plus le temps. Des voix s’élevaient, un bruit de pas indiquait que des gens pénétraient dans la pièce.

  Silyen fit alors la seule chose possible.

 Passant les mains à travers le filet, il poussa Luke, qui tomba en arrière à travers la porte. Puis au prix d’un gros effort, il réussit à récupérer une minuscule bribe de Don qu’il utilisa pour refermer la porte et la faire disparaître.

  Des mains s’emparèrent de lui et le plaquèrent au sol. Il se débattit sauvagement mais sa force d’Egal avait disparu et il ne put empêcher une aiguille de s’enfoncer dans son bras. De la glace se propagea dans ses veines. Probablement la même substance qui avait neutralisé Gavar avant qu’il ne soit emmené dans l’antre d’Astrid, songea Sil. Il crut d’ailleurs entendre la voix de l’Ex-Egale tandis que le néant se précipitait à sa rencontre.

  Cela voulait dire qu’il avait définitivement perdu le contrôle de la situation.

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