Transcendance

Chapitre 69 : LUKE

2187 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 27/07/2025 19:55

Le pub avait le mérite d’avoir survécu aux bombardements, même s’il ne payait pas de mine vu de l’extérieur. Tatoué de graffitis, il se fondait dans l’océan de briques rouges de Manchester. Mais il cachait une pépite : une terrasse donnant sur le canal. Autrement dit, le royaume des oies et d’une eau aux reflets verts. Luke ne comptait plus le nombre de fois où ils s’étaient retrouvés là avec son ancienne bande, à refaire le monde - enfin, quand ils ne parlaient pas de foot ou de filles.

Il retrouva Simon à leur table habituelle. La dernière fois que Luke l’avait vu, incrédule et bouleversé, c’était quand il l’avait mis à l’abri à Manchester. Ce Simon-là semblait si différent. Si… paisible.

Luke s’assit en face de lui, sur un banc en bois éraflé par le temps et les couteaux à cran d’arrêt.

-     Heureusement que tu t’es pointé, mec! lança Simon. J’ai failli me faire piquer la table au moins dix fois.

Luke grimaça un sourire, tandis qu’un violent sentiment d’irréalité le saisissait, comme si la guerre n’avait jamais eu lieu. Son malaise augmenta quand il s’aperçut que le bruissement des conversations s’était tu. Tout le monde regardait vers un point précis: lui. Puis les discussions reprirent, chaotiques. Son ouïe capta son nom, qui paraissait se répéter à l’infini.

-     Qu’est-ce qui se passe? chuchota-t-il.

-     Ben… ta réparation du quartier! répondit Simon avec excitation. C’est partout sur les réseaux et c’est même passé à la télé. T’as jamais répondu à mes SMS d’ailleurs. T’aurais pu me dire comment tu as réussi ce truc de malade ! Et d’abord, comment ça se fait que t’as le Don? T’as forcément dû être convoqué par le gouvernement de transition, hein ! Paraît que tous les… euh Néodoués, si c’est bien comme ça qu’on les appelle, doivent aller à Londres.

Luke ne répondit pas, sentant un début de panique lui serrer la gorge. Tout ça lui rappelait la vénération des gens pendant la guerre. Et lui, il s’accrochait aux derniers lambeaux de son anonymat, qui lui glissait des doigts.

Quand il comprit que trois adolescents allaient lui demander un autographe, son ventre se souleva pour de bon.

-     Partons.

Simon semblait se demander s’il avait perdu la tête, alors il lui attrapa le bras et l’arracha à la table, puis il le traîna à travers le pub. Enfin, ils arrivèrent dehors. Personne ne les avait suivis, mais ça ne tarderait probablement pas.

-     Lâche-moi!

La voix sèche de Simon fut comme un saut d’eau glacée et Luke se rendit compte qu’il serrait le bras de son ami beaucoup trop fort. Il avait encore oublié sa force d’Egal.

-     Excuse-moi, bredouilla-t-il.

-     Mais ça va ou quoi? T’aurais pu me casser le bras!

Son ami le regardait d’un air choqué.

-     Je… je voulais juste…

Juste quoi? Personne ne les avait menacés. C’étaient seulement des gens qui l’avaient regardé, rien d’autre. Le sentiment d’irréalité frappa à nouveau Luke de plein fouet, comme un ouragan, en même temps qu’une horrible certitude. Il ne serait plus jamais anonyme, qu’il le veuille ou non.

Ce qu’il était venu dire lui brûla alors les lèvres:

-     Je… Je ne sais pas comment t’annoncer ça…

Le choc quitta le visage de Simon, remplacé par l’angoisse:

-     J’aime pas du tout cette phrase, mec.

-     Je vais partir, se força à dire Luke. Je ne sais pas pour combien de temps. Mais voilà, je tenais à t’avertir.

Simon pâlit encore.

-     Tu vas partir? Où ça? (Puis un sourire lui fendit inexplicablement le visage.) Ah mais oui, Londres! Tu vas voir le gouvernement!

Le temps d’une périlleuse seconde, Luke hésita à mentir, parce que ça aurait été tellement plus facile, et il s’en voulut à mort.

-     Hmm… Pas vraiment. Écoute, je ne peux pas t’en dire plus, mais… Ne t’inquiète pas pour moi, OK?

Simon, qui semblait avoir oublié son mal de bras, lui donna un coup de coude:

-     Arrête de me faire marcher, mec! Avoue que tu vas rencontrer Rebecca Dawson! Et maintenant, si tu m’expliquais enfin comment tu es devenu Doué?

Luke ne s’était jamais senti aussi éloigné de son ami. Quand il se demanda comment ils avaient pu être proches, à une époque, la nausée lui remplit la gorge. Manchester, sa vie… Tout était devenu étranger. Il regarda les voitures parquées au bord de la route. Racla le trottoir maculé de chewing-gums. Respira l’odeur moite du canal, qui se mêlait aux relents de pollution. S’accrocha à ce paysage familier. C’était Manchester, bon sang! C’était sa ville! Sa vie! Il avait grandi là! Mais il avait l’impression d’être dans un train, regardant le quai devenir de plus en plus petit.

« Tu as changé et tu t’en apercevras bien assez tôt », avait dit Silyen. Luke se rendait désormais compte à quel point.

Il se rappelait avoir eu ce même sentiment en revenant après ses jours d’Esclavage, mais il n’avait jamais pensé que ce serait définitif.

Ce fut comme une déflagration.

Sa place n’était plus ici.

Restait le plus difficile.

 

Abi était encore à Manchester quand Luke débarqua à la maison.

Ils s’installèrent dans sa chambre. Luke se blottit dans le vaste lit blanc tandis que sa soeur s’installait sur sa chaise de bureau. Comme d’habitude, les lieux étaient impeccablement rangés: une bibliothèque contenait des rangées de roman, une autre des cahiers et des livres de révisions. Il n’y avait pas un grain de poussière en vue, et le parquet en bois rutilait. Luke observa les photos de vacances et les tableaux, laissant le clapotement de la pluie sur les fenêtres l’apaiser.

Sans surprise, Abi prit la nouvelle de son départ plutôt mal.

-     Mais on vient enfin de se retrouver! Tu en as déjà assez fait! protesta-t-elle.

-     Crois-moi, si tu avais vu le ciel se déchirer…

-     Justement, je ne m’en souviens plus! Laisse Silyen régler ça tout seul. Est-ce que tu as seulement pensé à maman…?

La culpabilité tordit le ventre de Luke. Il avait pensé que tout dire à Abi en premier serait plus facile, parce qu’elle savait faire appel à sa raison, en évitant le piège des émotions - bref, tout son contraire. Il avait peut-être eu tort.

Sa sœur se recroquevilla sur sa chaise, et eut un drôle de rire, rempli de sanglots:

-     J’aurais dû m’y attendre, de toute façon. Jenner m’avait déjà servi de leçon. Vous finissez tous par me faire du mal, que vous le vouliez ou pas.

Luke recula dans le lit, interdit. Jamais Abi ne s’était comportée de cette manière. Elle n’avait jamais baissé les bras, ne s’était jamais plainte, même durant la guerre. Dans sa voix, l’amertume sonnait comme du venin. Elle avait le goût d’une blessure encore à vif, et le nom de Chris flotta dans les airs, sans être prononcé. Luke savait qu’Enya avait essayé de parler à sa sœur, sans succès.

-     Enfin, comme je fais toujours les mauvais choix, de toute façon. Il faut bien en payer le conséquence… dit Abi d’une voix tremblante.

-     Mais… protesta Luke.

-     Mais rien du tout! Qui est-ce qui a proposé à la famille de faire ses jours d’esclavage à Kyneston? Qui est-ce qui a lancé une foutue mission pour te sauver, en Ecosse? Meylir Tresco en est mort, Luke! Par ma faute! J’ai pensé que rendre son Don à Chris empêcherait la guerre, mais ça a été tout le contraire! Rappelle toi aussi ma fabuleuse idée, quand je t’ai dit d’emmener les Néodoués à Far Carr… Red... Red... Et puis Daisy! Je n’ai pas réussi à…

Sa voix se brisa. Le cœur déchiré, Luke se leva d’un bond et prit Abi dans ses bras, comme si ce geste pouvait chasser la tristesse, le désespoir, les regrets. Il était décidément le plus mauvais des frères. A la place de penser que sa soeur s’en sortait, il aurait dû penser à ce qu’elle traversait depuis que leur vie était partie en vrille. Alors, quand elle voulut le repousser, il se mit à lui caresser les cheveux, murmurant au creux de son oreille:

-     Si tu veux jouer à ce petit jeu, je pense que je te bats largement. Tu as fait du mieux que tu as pu, comme nous tous. Et tu oublies tout le boulot pour les Inégaux. Sans toi, je suis sûr que le gouvernement de transition ne s’en serait pas aussi bien sorti.

Abi arrêta enfin de se débattre et eut un petit reniflement.

-     Tu m’as aussi tellement aidé avec maman! poursuivit Luke. Tu as su trouver les mots. Sans toi, je crois que je serai encore en dépression, à pleurer dans le salon. Tu as sauvé je ne sais pas combien de vie dans les hôpitaux. C’est toi la vraie héroïne, Abi!

Une petite claque atterrit sur son oreille.

-     Et toi, tu n’es qu’un vil flatteur.

En se reculant, Abi sécha une larme solitaire sur sa joue, et remit une mèche blonde de Luke derrière son oreille.

-     Hé! s'exclama le jeune homme. Ça veut dire que tu me laisses partir?

-     Ça fait longtemps que je n’ai plus d’autorité sur toi, de toute façon. Maman semble juste mettre un peu plus de temps à s’en rendre compte.

Oh. Cela remuait trop de souvenirs douloureux pour que Luke s’y attarde, alors il ajouta:

-     Il faut que tu me fasses confiances, mais Silyen pense que c’est le meilleur moyen de ramener Daisy. On devrait trouver là-bas des réponses qui n’existent pas, ici.

-     Tu veux dire que… commença Abi, la main devant sa bouche.

-     Oui, on peut peut-être la faire revenir.


Note de l'autrice Vous savez quoi? J'ai découvert le bar de Luke et Simon lors d'un repérage à Manchester. :D J'y étais allée exprès afin de donner du réalisme et de l'épaisseur à cette fanction. ;) Mais sorry, sorry, je me répète, je l'avais déjà dit dans d'autres chapitres^^ Toujours est-il que j'ai cassé les pieds de ma pote pour prendre quelques notes. :p

Sinon, snif, snif, on se rapproche gentiment de la fin... Plus que deux chapitres! Ah la la, j'arrive pas à y croiiiiiire!

Encore une fois, merci pour votre fidélité et votre patience! Haha, j'aimerais teeeellement savoir ce que vous pensez de Transcendance, quel chapitre vous avez préféré/détesté et toussa. N'hésitez pas à venir papoter en MP. Je profite aussi de remercier Bucky, qui a lu cette fanfic en avant-première, émis de judicieuses suggestions et a pris le temps de commenter chaque chapitre. :')

La suite arrive tout bientôt!


PS: Un des passages reste très personnel. Il m'a été inspiré par mon retour d'erasmus à Heidelberg, il y a quelques années...

"Il regarda les voitures parquées au bord de la route. Racla le trottoir maculé de chewing-gums. Respira l’odeur moite du canal, qui se mêlait aux relents de pollution. S’accrocha à ce paysage familier. C’était Manchester, bon sang! C’était sa ville! Sa vie! Il avait grandi là! Mais il avait l’impression d’être dans un train, regardant le quai devenir de plus en plus petit."


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