Transcendance
La couverture était douce, mais elle donnait décidément beaucoup trop chaud. Enya sortit ses doigts de pieds et soupira de bonheur. Ferma les yeux. Tenta de trouver le sommeil, de toutes ses forces, mais la lumière du jour filtrait à travers les rideaux.
Non, rien à faire. Un gris flou s’obstinait à danser derrière ses paupières closes à la place d’un océan de noirceur, alors elle ouvrit les yeux, s’étira comme un chat avant d’observer la pièce. La suite qu’occupait Chris depuis la fin de la guerre était une débauche de luxe, entre le parquet rutilant, immense jacuzzi et canapés moelleux. Le jeune homme aurait préféré une chambre plus modeste, mais il avait dû céder à la "générosité" du nouveau président, qui comptait sur lui pour apaiser les relations avec les Britanniques.
La jeune fille reporta son attention sur l’intéressé, assoupi à côté d’elle. Il n’avait apparemment pas de problème de chaleur, lui, mais il fallait dire qu’il avait toutes les caractéristiques du radiateur, ce qui l’aidait peut-être? Ses cheveux blond foncé en bataille chatouillaient son front et un fin duvet ombrageait ses joues. Il avait l’air si innocent - un ange tombé du ciel.
Enya sourit avec tendresse. Elle restait étonnée du bouillonnement d’émotions qui l’assaillaient dès qu’elle prolongeait son observation un peu trop longtemps. Puis son regard tomba sur deux coupes de champagne abandonnées sur une table, son pantalon et son haut blanc gisant sur le parquet en bois. Comme une myriade de bulles, les souvenirs de la veille revinrent. Depuis la fin de la guerre, elle et Chris ne faisaient que voler des instants dans des agendas beaucoup trop remplis. Luke ne leur avait pas facilité des choses depuis qu’il avait choisi l’anonymat, déviant vers eux les feux de la rampe. La nation les considérait apparemment comme des héros et tenait à les couvrir d’honneurs, ou plutôt, à les brandir comme des trophées.
Soudain, Chris ouvrit les yeux. Il les écarquilla, avec le regard incrédule dont il gratifiait Enya, quand il voyait qu’elle était toujours là.
- Hey… souffla-t-il.
Il la tira contre lui et la serra à l’étouffer, enfouissant son visage dans son cou. On aurait dit un chat qui reniflait son odeur à pleins poumons, et Enya se sentit fondre.
Lorsque leurs peaux glissèrent l’une contre l’autre, le désir l'embrasa. Les lèvres de Chris l’attendaient déjà.
Leurs baisers furent aussi exquis que la veille, avec beaucoup de douceur, moins de précipitation. Mais ils avaient un arrière-goût amer. Celui du futur.
Comment pouvait-elle faire son annonce ? songea Enya, en sentant son cœur se serrer. Elle ne pouvait plus la retarder, elle avait déjà attendu le plus possible. Elle aurait déjà dû se lancer la veille, mais elle n’en avait pas eu le courage. Par le grand Rawen, pourquoi le devoir devait-il passer avant tout ?
Ravalant une bile acide, elle força ses poings à se resserrer et prit une longue inspiration. Retrouver le calme de son être intérieur, voilà ce qu’il lui fallait, même si ça n’avait jamais été aussi difficile.
- Chris.. dit-elle doucement en se détachant de lui.
- Oui?
Enya serra les lèvres, les yeux brillants, puis se força à les rouvrir. Les phrases furent comme des tiges de roses, dont chaque mot lui érafla sa gorge.
- Je vais partir.
- Hein ? Où ça? demanda immédiatement Chris, en la lâchant pour de bon.
Normalement, Enya aurait menti. Elle aurait prétexté devoir régler des affaires dans le monde des Rawena, où elle avait été formée, mais là, il n’y arrivait pas. Chris avait mérité la vérité, alors elle lâcha d’autres phrases, tout aussi douloureuses.
- Silyen pense avoir trouvé un moyen d’entrer dans le monde… le monde d’où viennent les… les géants.
Chris savait ce que cela signifiait. Comme elle, il avait été épargné par l’Oubli que Sil et Luke avaient imposé au monde, et il savait qu’un de ces êtres avait failli anéantir Londres.
- Ok. Et tu l’accompagnes, c’est ça?
- Je… ça a toujours été mon but, depuis que je suis arrivée en Grande-Bretagne, avoua-t-elle d’une voix plus faible qu’elle ne l’aurait voulu.
Elle n’arrivait plus à regarder Chris dans les yeux.
Mais à la place d’une rafale de questions ou de protestations mêlées d’inquiétudes, il la surprit avec une simple interrogation.
- Quand ?
Une nouvelle épine transperça la langue d’Enya.
- Cet après-midi, juste après la réception chez l’ambassadeur. Silyen ouvrira le portail directement là-bas. Je… Je ne savais pas comment te l’annoncer, répondit-elle.
Ce qu’elle omit de dire, c’est que Silyen avait demandé que Chris soit présent. Mais il n’avait pas à être mêlé à tout ça.
Le jeune homme hocha la tête, puis son regard tomba sur sa montre.
Il bondit hors du lit.
Se rua dans la salle de bains.
Quelque chose clochait. Rendez-vous ou pas, Enya connaissait désormais assez bien Chris pour comprendre qu’il avait coupé court à la discussion. Une poignée de secondes passa. Une minute entière. Deux.
- Chris, si tu as quoi que ce soit à me dire, dis-le maintenant! lança la jeune fille, n’y tenant plus.
- Je vais essayer de gagner du temps à la réception, en attendant que tu sois prête. Tu ferais mieux de te dépêcher.
- Mais…
- Je ne te ferai pas changer d’avis sur un truc pareil, Enya. Ton sale caractère et moi, on se connaît de mieux en mieux.
Ton sale caractère ?
Enya eu l’impression de s'être fait gifler. Où était le vrai Chris ?
Un bruit de clapotement indiqua que le jeune homme était sous la douche. Enya se mordit les lèvres, songeant qu’il s’agissait du vrai Chris. Un Chris qui osait enfin être lui-même… Mais quelque chose continuait à clocher – c’était comme s’il ne tenait finalement pas tant que ça à elle. Avait-il choisi Abi, en fin de compte? Cette pensée fut comme un uppercut.
Cinq minutes plus tard, le jeune homme sortait de la salle de bain, lavé et habillé. Il déposa un rapide baiser sur les lèvres d’Enya, puis il partit sans un mot, la laissant figée.
Elle s’ébroua, se raccrochant aux premières pensées venues. Combien de fois avait-il été dans cet état de stress, cette semaine? Quatre fois, cinq, six ? Il avait couru d’un rendez-vous à l’autre, fait un aller-retour à Washington pour assister aux obsèques fastueuses de son père. Une triste réalité, qui avait bouffé Enya de l’intérieur, parce que plus personne ne se souvenait du monstre qu’avait été Spencer Grailingstream. Du reste, Chris ne s’était forcé à rien d’autre, et avait laissé Axel, assisté par une ribambelle de notaires, gérer la succession. Avec la fin de la guerre, il avait une autre priorité: colmater la brèche entre les États-Confédérés et la Grande-Bretagne. Parce que même si le conflit était terminé, beaucoup d’Anglais demandaient des comptes, sans parler des Confédérés dont les enfants étaient morts au combat. Rebecca Dawson et le gouvernement de transition appelaient au calme, et Chris les aidait du mieux qu’il pouvait.
Enya soupira. Puis elle foudroya du regard la robe qu’elle avait acheté la veille. Suspendue à la porte de l’armoire, cette folie avait coûté un prix scandaleux, que Chris s’était fait une joie de prélever sur le compte en banque de feu son père, auquel il avait à nouveau accès. C’était une chose pompeuse, que beaucoup auraient néanmoins qualifiée de féerique. Un bustier couleur or soulignait la taille et la poitrine, tandis que le bas, évasé, était aussi vaporeux que de la brume. Brodé de dizaine de minuscules diamants, le tissu brillait comme s’il était couvert de givre.
La réception fut aussi assommante que prévisible. Enya fut donc ravie de la pimenter. Plaquant sur ses lèvres son sourire le plus aveuglant, elle descendit de la limousine… au beau milieu du discours de l’ambassadeur confédéré. Il y eut un moment de flottement, où sa tenue attira des regards tantôt concupiscents, tantôt curieux, tantôt jaloux - rarement admiratifs. Personne ne savait ce qu’elle faisait là, et tous devaient déduire qu’elle était l’invitée de marque, avec Chris.
L’ambassadeur toussota et continua à parler comme si de rien n’était, puis Chris monta à son tour sur le podium.
Enya lui fit un discret clin d'œil.
Il paraissait beaucoup plus à l’aise que lors de sa première allocution sur le sol britannique, comme si la tension l’avait enfin quitté. Il récita les platitudes qu’on attendait de lui, salua la paix retrouvée, promit que les États-Confédérés feraient tout ce qui était en leur pouvoir pour reconstruire la Grande-Bretagne.
Puis sa voix baissa subitement.
Il fit une longue pause, promenant son regard sur la petite foule en tenues chics, comme s’il allait faire une confidence.
Ce qui fut le cas.
- Je veux profiter de ce jour de réconciliation, si spécial pour nos deux nations à nouveau réunies, pour faire une annonce publique.
Quoi? C’était absurde, songea Enya, alors qu’un terrible doute se mettait à enfler en elle. Alentours, les quelques personnes qui bavardaient à voix basse en sirotant leur vin se turent, soudain attentive.
- Vous serez les premiers à l’entendre, je n’en ai encore parlé à personne, pas même à ma famille, poursuivit Chris, sans réussir à cacher sa nervosité.
L’excitation fit crépiter l’air. Tous étaient suspendus aux lèvres du jeune homme; même l’ambassadeur retint son souffle, à un tel point qu’il ressemblait à un poisson. Il fallait reconnaître que comme Silyen, Chris avait le sens du spectacle quand il décidait enfin de s’affranchir de sa timidité. Il but une gorgée de vin pétillant puis fit signe à Enya de le rejoindre sur l’estrade.
Avec la désagréable sensation de foncer dans un piège, elle s’exécuta, fendant le plus gracieusement qu’elle put la foule d’hommes et de femmes, les tables couvertes de petits fours et les vertigineux arrangements floraux. Rien de plus qu’une belle façade qui voulait faire oublier les drames de la guerre et la situation périlleuse des États-Confédérés et de la Grande-Bretagne: deux nations qui hésitaient encore entre se sauter à la gorge ou se serrer la main.
- Je vous présente Enya, ma… petite amie, fit Chris en lui prenant la main. Elle n’a pas hésité à se battre pour défendre courageusement la Grande-Bretagne et a donné un avantage décisif grâce à son Don.
La théorie selon laquelle elle était Douée évitait qu’on lui pose trop de questions, songea Enya, en continuant à sourire et en se demandant où Chris voulait en venir.
- Toutes ces actions ont toutefois eu un prix, poursuivit le jeune homme. Elles ont laissé des marques profondes qui mettront longtemps à cicatriser. (Un silence.) C’est pourquoi nous avons décidé de nous retirer de la vie publique durant un temps.
Le doute implosa dans la poitrine d’Enya, qui regarda Chris, pétrifiée. La foule semblait tout aussi abasourdie qu’elle. Tout le monde pensait que le jeune homme allait ajouter quelque chose, puis quand il fut clair que ce ne serait pas le cas, un brouhaha général éclata. Un garde du corps se dirigea vers la scène et son intention ne faisait aucun doute: le nouveau président confédérer n’allait pas laisser Chris filer dans la nature.
Enya jura. Elle n’avait plus le temps de rectifier le tir et espérait que le jeune homme avait prévu la suite des opérations.
C’était le cas.
Il lui prit la main et s’élança dans la foule, comme un brise-glace. Les gens étaient encore sous le choc, car personne ne songea à les arrêter, et les gardes commencèrent à courir.
À la place de se diriger vers la rue, Chris longea le perron de l’ambassadeur. Qu’est-ce qu’il fabriquait?
Enya comprit lorsqu’elle vit se découper une porte à persienne, totalement incongrue au milieu du gazon.
Chris tira la poignée et ils franchirent le seuil.
Note de l'autrice J'ai dû passablement remanier ce chapitre durant la relecture. =) C'est là que je remarque l'évolution de mon écriture, haha! Je reste fière de la métaphore de la rose et de la formule "hésitaient à se sauter à la gorge ou à se serrer la main". Mais j'écris ces quelques lignes le coeur serré, car cette fanfiction arrive bientôt à son terme - il ne reste plus qu'un chapitre.
Merci encore pour votre fidélité, qui me touche énormément 🥰, et toutes mes excuses pour la longue attente. Je crois que je procrastine pour ne pas arriver à l'ultime chapitre. ^^
PPS: J'ai participé au défi de l'été sur le site. Si vous voulez lire un chapitre du tome 3 des Puissants écrit sous forme journalistique, rendez-vous ici => https://www.fanfictions.fr/fanfictions/les-puissants/18199_une-vouivre-eteint-un-incendie/70567_entre-don-et-revolte-la-grande-bretagne-frole-l-embrasement/lire.html