Un combat de tous les instants

Chapitre 46 : Ténèbres et vérité

3301 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 24/12/2018 18:34

Raphaël se trouvait dans sa chambre, assis à même le sol et dos au mur, lorsque la porte s’ouvrit sur Marion, qui entra sans s’être donné la peine de frapper pour s’annoncer au préalable. La tortue leva ses yeux verts dans sa direction, pour constater qu’elle s’était changée après que Marianne eut bandé son épaule blessée.

Il n’avait pu supporter de rester seul avec April et Léo dans le laboratoire quand tous les autres l’avaient déserté pour s’occuper de leur propre état de santé. À mesure que le choc de la mort de Splinter et sa fureur se dissipaient, il se sentait de plus en plus mal. Sur le moment, il avait accusé son frère et Karai de la situation, mais en réalité, il était le seul responsable.

- Comment vas-tu ? demanda Marion en s’agenouillant face à lui.

- C’est à toi qu’il faut poser la question. Je n’ai pas été empalé par Shredder.

- Marianne... Son diagnostic n’est pas très bon, mais elle a toujours été pessimiste de nature, alors je...

- Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?

Marion ne répondit pas immédiatement. Ses yeux se voilèrent de tristesse, qu’elle chassa en secouant la tête. Le temps que Raphaël esquisse un geste pour lui prendre la main, elle avait repris la parole :

- D’après elle, je risque de conserver d’irrémédiables séquelles, qui peuvent nuire grandement à mes aptitudes d’escrimeuse.

Raphaël ouvrit la bouche, sans trouver une seule phrase réconfortante à prononcer. Il avait vu le désespoir de Léo à North Hampton, quand il croyait que son genou ne guérirait jamais. Marion était une bretteuse-née, et si elle ne pouvait plus combattre à l’épée, c’était presque comme l’empêcher de respirer.

- Je suis désolé, finit-il par marmonner.

- Ce n’est pas ta faute. Je sais que je devrais t’en vouloir de ne pas avoir tenu ta promesse et, en plus de t’être exposé au danger, d’avoir aussi entraîné ma sœur avec toi, mais vous nous avez sauvé la vie en intervenant.

- Je n’ai rien sauvé du tout. Si je ne m’étais pas pris la tête avec Léo, rien de tout ça ne serait arrivé. Ce que je ne comprends pas, c’est comment maître Splinter a pu accepter de le suivre, au lieu de tenter de le raisonner. Partir à trois pour affronter le clan des Foots, c’était complètement stupide !

- En fait... commença Marion avant de s’interrompre pour réfléchir à ce qu’elle allait dire. Léo n’a impliqué qu’April. Elle ne savait pas que Splinter avait quitté le repaire quand on l’a retrouvée. Je pense... Je pense qu’il t’a entendu souligner le fait que Karai étant sa fille, c’était à lui d’intervenir, et...

Cette révélation fit à Raphaël l’effet d’un coup de poignard en plein cœur. C’était encore pire que tout ce qu’il imaginait. S’il s’était tu, s’il n’avait pas laissé sa rage le dominer, celle-là même que Splinter lui avait conseillé à maintes reprises de maîtriser, le rat mutant serait encore de ce monde.

- Raph... On fait tous des erreurs.

- Des erreurs ? répliqua-t-il en agrippant violemment le poignet de Marion, qui avait voulu lui caresser la joue. Quand Donnie oublie de verrouiller la porte de son laboratoire et qu’il retrouve la moitié de son matériel par terre parce que Mikey a voulu jouer à l’apprenti chimiste, ça, c’est une erreur. Quand on s’infiltre au T.C.R.I. et qu’on fait irruption dans une salle pleine de Kraangs en pensant qu’elle est vide, c’est aussi une erreur. Moi, j’ai provoqué la mort de maître Splinter !

- Nous avons été entraînés dans une succession d’évènements déplorables. Si tu veux y aller par là, je suis aussi coupable que toi. Si je n’avais pas insisté pour aller retrouver Marianne dans la dimension X, nous ne serions pas tombés dans le piège des Foots à notre retour, alors que nous étions trop faibles pour nous battre, nous n’aurions pas été enlevés et Shredder n’aurait pas mis la main sur Karai. Et si les Kraangs n’avaient pas envahi New York, je n’aurais pas eu à aller chercher ma sœur dans leur monde. Et si April n’avait pas conduit Irma au repaire. Et si, et si, et si !

Raphaël n’avait même pas pris la peine d’écouter la tirade de Marion dans son intégralité. Tout ce qu’elle pourrait dire ne changerait absolument rien à ce qu’il ressentait en cet instant, et en dépit de ce qu’il éprouvait pour elle, il n’avait qu’une envie : qu’elle se taise et qu’elle le laisse seul.

- Tu pardonnerais à ton père, toi ? la coupa-t-il brusquement dans son monologue. S’il débarquait soudain, après tout le mal qu’il vous a fait, à toi et à ta sœur ? Tu lui en voudrais ou tu lui dirais que ce n’est pas grave ? Qu’il ne s’agit que d’une erreur ?

Le ninja cracha volontairement le dernier mot sur un ton méprisant, tandis que Marion reculait. S’il lui arrivait, fort rarement, d’évoquer son géniteur, elle détestait qu’on aborde le sujet, surtout sans qu’elle ait pu s’y préparer psychologiquement. Son regard se durcit, tout comme sa voix, lorsqu’elle rétorqua :

- Ça n’a absolument rien de comparable. Mon père choisissait de boire, et lorsqu’il finissait par dégriser et voyait l’état dans lequel il nous avait mises, ça ne l’empêchait pas de recommencer le soir suivant.

- Si, c’est exactement pareil. Splinter m’avait prévenu, il m’avait dit de me méfier de ma colère, mais malgré ça, je n’ai jamais été capable de la contrôler ! Si j’avais pesé mes mots, tout ça ne se serait pas produit.

- Léo n’aurait de toute façon pas résisté indéfiniment à la tentation d’aller chercher Karai. Tu as peut-être été l’élément déclencheur, mais il aurait fini par commettre cette bêtise tôt ou tard, et tu sais très bien comment ça se serait terminé. Splinter serait peut-être encore en vie, mais Léo n’aurait pas tenu cinq minutes face à Shredder. Et puisqu’il serait grand temps de jouer franc jeu... Je pense que tu avais raison.

- Pardon ? lâcha Raphaël. Qu’est-ce que tu entends par là ?

- Depuis que je suis là, je n’ai eu de cesse de me poser des questions vis-à-vis de Splinter. Je savais, grâce à tout ce que vous m’aviez raconté sur lui, qu’il était l’un des plus grands maîtres ninja et qu’Oroku Saki était son ennemi juré, mais je ne comprenais pas pourquoi c’était à vous de le combattre. Si encore il avait été trop vieux ou trop blessé, j’aurais pu le concevoir, mais non. Il était bien meilleur que vous tous réunis. Chaque fois que je tentais d’interroger quelqu’un à ce sujet, j’avais toujours la même réponse, ou plutôt, je n’en avais pas. Bien souvent, j’ai dû me contenter d’un « Les voies de maître Splinter sont impénétrables », de la part de Mikey. Seule April m’a avoué s’être disputée avec lui pour les mêmes raisons, par le passé.

- Où est-ce que tu veux en venir ?

- À la même chose que toi. Shredder était SON ennemi. Karai, SA fille. Pourquoi n’a-t-il pas été plus présent dans votre lutte ? Pourquoi se contentait-il, le plus souvent, de vous souhaiter bonne chance en vous laissant partir ? Nous, nous n’étions pas de taille à affronter Saki, c’est clair, mais si nous nous étions organisés tous ensemble, avec lui, le fiasco d’aujourd’hui n’aurait pas eu lieu, sans parler de celui d’il y a deux semaines. Vous étiez épuisés et vous avez dû faire appel à d’autres mutants pour venir me libérer, mais est-ce que Splinter est venu ? Non. Bon, je comprends, je suis une étrangère pour lui, mais s’il s’était tenu aux côtés de ses enfants, Karai n’aurait sûrement pas été enlevée.

- Sous-entendrais-tu que maître Splinter était un lâche ? aboya Raphaël.

- Un lâche, non, mais une énigme, oui. Ces mots que tu as prononcés et que tu regrettes... Il y a longtemps que je les garde au fond de mon cœur. Je n’ai jamais compris ses motivations, et c’est pour ça que je ne te pense pas coupable. Selon moi, il aurait dû agir depuis le début, et pas attendre que le monde se soit effondré autour de nous. Comme le dirait Marianne, il vaut mieux prévenir que guérir.

- Je me fiche de ce que dirait Marianne, et je me fiche de ce que tu penses. Sors de ma chambre immédiatement !

- Raph...

- Tu as entendu ? Fous le camp !

Il se redressa brutalement, et Marion l’imita, méfiante. Il était en proie à une telle fureur qu’il semblait prêt à tout, y compris à la frapper. La tournure que prenait la situation déplaisait fortement à la jeune fille, à qui tout cela évoquait de très mauvais souvenirs. Elle s’empressa de faire volte-face et de quitter la pièce, sans un regard en arrière.

***

Donnie avait déjà regagné le laboratoire et tenait la main d’April, toujours endormie, quand Marianne revint, après s’être occupée de Mikey et de Casey. Il lâcha presque aussitôt son amie, mais pas assez vite pour que son geste échappe à la jeune femme.

- Tu es amoureux d’elle, n’est-ce pas ? demanda-t-elle en désignant April d’un signe de tête. C’est... étrange. Même si vos caractéristiques morales tiennent plus de l’humain, vous êtes biologiquement des tortues. Comment des animaux peuvent-ils s’enticher d’un être qui n’appartient pas à leur espèce ?

Cette question fit à Donnie l’effet d’un coup de poing dans l’estomac. Marianne avait beau l’avoir posée sans méchanceté, juste avec sa froide et insensible curiosité scientifique, il en éprouva de la peine. Comme s’il avait besoin qu’on le renvoie à sa condition de mutant. Comme s’il risquait même une seule seconde de l’oublier.

- Je n’en sais rien, lâcha-t-il dans un souffle, au bout de quelques secondes. Il faut croire que l’amour est plus moral que biologique. Le cœur s’éprend de l’âme, pas de l’apparence.

- Et elle ? Elle est aussi de cet avis ?

- Elle... Non. Elle est plutôt du tien.

- En fait, je n’en ai pas. L’amour, les sentiments... Tout ça, c’est quelque chose sur quoi j’ai choisi de tirer un trait il y a longtemps, et c’est surtout la seule leçon que j’ai apprise de mon père. C’est un poison par lequel je refuse de me laisser contaminer.

- Tu aimes ta sœur, pourtant.

- Pas à en perdre la raison, ce qui vaut mieux pour elle autant que pour moi.

La tristesse de Donnie se transforma en compassion. À l’exception de Marion, il était probablement le seul à comprendre l’attitude de Marianne. Les autres la trouvaient dure, cassante et indifférente, ce qu’elle était, assurément, mais nul ne pouvait la blâmer pour cela. Elle avait affronté tant d’épreuves et assumé tant de responsabilités dans son enfance qu’elle s’était forgé sa propre carapace.

- Je crois qu’elle a bougé.

Perdu dans ses réflexions, Donnie ne réagit pas aux paroles que Marianne venait de prononcer. Quand il réalisa qu’elle s’était adressée à lui, il s’empressa de ramener son attention sur elle.

- Qu’est-ce que tu as dit ?

- June... Il me semble qu’elle commence à s’agiter.

Le regard de Donnie glissa jusqu’à April et l’observa attentivement. Effectivement, ses paupières remuaient un peu, de même que sa mâchoire. Il prit son poignet entre ses doigts et vérifia son pouls, qui était en train de prendre un rythme plus rapide. Soudain, ses yeux s’ouvrirent en grand.

Elle se redressa en poussant un hurlement de panique, avec une telle virulence qu’elle manqua de basculer vers l’avant, emportée par son élan. Donnie la saisit par les épaules pour la cramponner, et Marianne aurait voulu s’agenouiller face à elle, mais sa jambe cassée le lui interdisait.

- Calme-toi, chuchota Donatello avec sa douceur habituelle. Tout va bien, tu es dans mon laboratoire. Il ne va rien t’arriver.

- J’ai vu... Léo... Et Splinter... Et vous, vous... Que s’est-il passé ? Où est Shredder ? Et les autres ? Ils sont...

- Détends-toi, April. Tu as perdu connaissance et on t’a ramené au repaire à la fin du combat. Nous avons tous... beaucoup souffert de notre face à face avec le clan des Foots.

- Oh non, Léo ! s’exclama April en remarquant son ami étendu à côté d’elle. Que lui est-il arrivé ?

- Il est passé par la fenêtre et sa chute l’a assommé. Il n’a rien d’autre qu’une grosse bosse qui devrait vite dégonfler grâce à la glace de Minette Glacée, et pas mal d’ecchymoses, comme nous tous.

- Où sont les autres ? Casey ? Marion ? Maître Splinter ?

Donnie ne répondit pas immédiatement. Il chercha un conseil dans les yeux verts de Marianne, mais celle-ci se contenta de les détourner, les signifiant par ce geste que c’était à lui de choisir ce qu’il allait révéler, et la manière dont il allait procéder. Il finit par soupirer :

- Je vais aller leur dire que tu es réveillée. Ils vont sûrement vouloir te voir, est-ce que tu te sens assez bien pour ça ?

- J’ai un peu mal à la tête, mais si Mikey ne hurle pas en bondissant sur place, ça devrait aller.

Donnie s’abstint de répondre que cela ne risquait pas d’arriver, à la vue de l’ambiance qui régnait actuellement sur le repaire. Il préférait cependant attendre qu’ils soient tous réunis pour annoncer la nouvelle de la mort de Splinter à April. S’il appréhendait sa peine, il n’osait même pas imaginer quelle serait celle de Léo lorsqu’il reviendrait à lui et qu’il apprendrait cette horrible vérité.

- Je vais l’ausculter une nouvelle fois pendant que tu te charges d’avertir les autres, déclara Marianne. Tu permets que je teste tes réflexes, June ?

April acquiesça et Donatello lui tapota affectueusement l’épaule, avant de quitter la pièce. La première personne qu’il croisa fut Casey, affalé dans la salle principale. Sitôt qu’il fut informé du réveil de l’adolescente, il se précipita dans le laboratoire. Mikey se trouvait dans la cuisine, comme à son habitude, à ceci près qu’il ne mangeait rien. Il fixait sans appétit un bol de glace.

- April est revenue à elle, indiqua Donnie. Je ne lui ai encore rien raconté de ce qui s’est passé là-bas, donc...

Pour une fois, Mikey comprit sans avoir besoin d’une vingtaine d’explications. Il repoussa sa chaise et passa devant son frère presque sans lui accorder un regard, avant de suivre le même chemin que Casey d’un pas traînant. Donnie n’avait même pas eu le temps de lui demander s’il savait où étaient Marion et Raphaël.

Il fut légèrement surpris de découvrir la jeune fille assise en haut de l’escalier. Le visage entre les mains, elle pleurait sans bruit. Quand elle entendit Donnie gravir les dernières marches qui le séparaient d’elle, elle leva la tête, dévoilant ses yeux rougis et ses joues humides.

Il ne s’attendait pas à ce que la mort de Splinter provoque chez elle un tel déluge d’émotions, d’autant qu’elle était la moins proche de lui et qu’elle n’avait jamais paru particulièrement sensible. Songeant que le réveil d’April la réconforterait peut-être un peu, il le lui annonça sans détour.

- Je... J’arrive, hoqueta-t-elle. Tu m’accordes... juste une minute, s’il te plaît ?

- Oui, bien sûr. De toute façon, il faut aussi que je prévienne Raph.

- Non ! Laisse-le où il est, il ne veut voir personne, et il t’enverra paître dès que tu franchiras le seuil de sa chambre.

Donnie, la bouche entrouverte, reconsidéra les pleurs de Marion. Elle venait de s’exprimer avec une telle virulence qu’il se demanda si le décès de leur maître était vraiment la cause de sa peine, ou si c’était plutôt Raphaël qui s’en trouvait à l’origine. Il savait combien son frère pouvait se montrer odieux lorsqu’il était triste ou en colère. Qu’aurait-il pu dire à la jeune fille pour la mettre dans un tel état ?

- Marion... Tu veux m’en parler ?

- Merci, Donnie, mais ça va aller. J’ai juste besoin d’un instant pour... Attends-moi en bas, je te rejoins.

La tortue s’exécuta sans insister, même s’il aurait souhaité pouvoir faire quelque chose pour réconforter son amie. Il fallait croire que c’était un très mauvais moment à passer pour tout le monde.

Marin tint parole et descendit peu de temps après lui. Elle claudiquait légèrement, encore fourbue de son affrontement avec Shredder, si bien que Donatello se sentit tenu de lui offrir son bras pour la soutenir jusqu’au laboratoire. Elle prit appui dessus, mais eut le tact de le lâcher avant qu’ils franchissent le seuil et qu’April puisse les voir.

Donnie serra les dents lorsqu’il découvrit Casey assis aux côtés de la rouquine, un bras passé autour de ses épaules. Mikey, debout au centre de la pièce, n’exprimait rien, ni soulagement, ni joie de la voir réveillée. Il la fixait d’un regard vague, qui semblait à des lieues de là.

Marion se dirigea aussitôt vers lui pour lui prendre la main, et il réussit à esquisser ce qui ressemblait presque à un sourire à son contact, avant de recouvrer sa surprenante impassibilité.

Les prunelles d’April balayèrent ses amis présents dans la salle et se tournèrent ensuite vers la porte, en quête des absents. Personne d’autre ne la franchirait, cependant. Ni Raph, ni Karai, et encore moins maître Splinter.

- April... commença Donnie après s’être raclé la gorge, car l’émotion l’enrouait. Nous avons... Nous avons quelque chose à te dire.

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