Un combat de tous les instants

Chapitre 59 : Le mutaremède

3227 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 14/01/2020 22:37

Donnie serra les poings et frotta ses yeux qui le picotaient. Ses paupières étaient si lourdes qu’il avait toutes les peines du monde à les garder ouvertes. Cela faisait deux jours et deux nuits qu’il travaillait presque sans discontinuer sur le caisson de stase. Marianne aurait sans doute mis moins de vingt-quatre heures pour le réparer, mais elle était trop occupée à parfaire son mutaremède.

Si Léonardo découvrait le corps mutilé de Karai, il les tuerait probablement tous les deux sur-le-champ, et sans le moindre remords. Marianne avait dû l’entailler à cinq endroits, et l’une des plaies avait d’ailleurs commencé à s’infecter. Comme ils n’avaient plus d’antibiotiques à leur disposition, seule la cryogénisation empêcherait la dégradation de l’état de ses chairs.

- Botticelli ?

Donnie ferma les yeux. Cinq minutes. Juste cinq petites minutes. Il céderait volontiers un pour cent de son intelligence pour pouvoir dormir un peu, ou alors les troquer contre une immense tasse de café bien corsé.

- Botticelli !

- Hein ? Que ? Quoi ? Qui ? Où ça ?

Il se réveilla en sursaut avant même d’avoir pu s’assoupir véritablement, et mit quelques secondes à se souvenir que Botticelli, c’était lui dans l’esprit de Marianne. Il secoua la tête afin de se redonner contenance, puis bafouilla :

- Je ne dormais pas, je réfléchissais ! Je...

- Qu’est-ce que tu racontes ? Viens un peu par ici.

Le ninja mauve bondit sur ses pattes, abandonna la clé à molettes qu’il avait à la main et rejoignit Marianne, installée un peu plus loin. Il aurait aimé ne pas avoir à poser les yeux sur le corps meurtri de Karai, mais malheureusement, il n’eut pas le choix. Bien que ce soit son plan et que la kunoichi ne ressente rien, il éprouvait de la culpabilité à l’idée de lui infliger cela.

- Je crois que c’est bon, annonça Marianne.

Elle n’était pas belle à voir. Ses cernes étaient plus noirs et plus épais que jamais, ses joues s’étaient creusées et ses cheveux étaient aussi sales que filasses. Elle n’avait sans doute pas pris le temps de les laver depuis des jours.

- Tu... Tu as réussi ? demanda Donnie, sans trop y croire.

- Il me semble, en tout cas. Et les effets secondaires sont vraiment infimes, comparés aux résultats précédents.

Marianne désigna une trace de brûlure qui courait sur l’avant-bras de Karai, probablement à l’endroit où le mutaremède avait refermé la peau. Effectivement, ce n’était rien à côté des œdèmes, des pustules et même de la chair nécrosée qu’avaient entraînés les précédentes versions du traitement.

- Je ne devrais peut-être pas poser cette question, mais... Tu es sûre que c’est sans danger ? osa s’enquérir Donatello. Étant donné que Karai est inconsciente, on ne peut pas vraiment savoir quelles conséquences ta formule peut avoir de manière générale sur l’organisme. Si ça se trouve, elle provoque des picotements douloureux, elle altère les terminaisons nerveuses ou...

- Je ne pense pas, mais pour te répondre franchement, non, je ne suis sûre de rien. Ou plutôt si : c’est la seule chance de ma sœur. Je ne vois pas comment je pourrais encore améliorer le mutaremède, du moins dans cette dimension. Je dis rarement ça, bien qu’il s’agisse presque littéralement de la devise de Marion, mais... Ça passe ou ça casse.

***

- D’accord, fais-le.

Marion détourna son attention de la seringue que sa sœur avait à la main, et à laquelle elle n’avait jeté qu’un bref coup d’œil. Elle déboutonna sa chemise, sans aucune pudeur en dépit de la présence de Donatello, qui choisit de regarder ailleurs, gêné, puis offrit son épaule blessée à Marianne.

- Tu devrais peut-être prendre le temps de réfléchir, toussota Donnie. D’autant que je n’avais pas terminé. Si le mutaremède ne fonctionne pas, tu risques de...

- Quoi ? Perdre l’usage de mon bras ? Puisque je ne peux pas me battre, je pourrais tout aussi bien me faire amputer que ça ne changerait rien. Vas-y, Marianne. Injecte-moi ton truc.

Marion n’avait pas hésité une seule seconde. Dès l’instant où son aînée avait évoqué la possibilité de la soigner, elle avait accepté. Peu lui importait les dangers. Elle était prête à tout tenter pour redevenir celle qu’elle était autrefois. La meilleure bretteuse de New-York. La digne héritière de l’homme qui avait été son père, avant que la mort de sa femme et l’alcool ne le fassent sombrer.

Marianne franchit d’un pas la distance qui la séparait de sa sœur, tout en s’efforçant de maîtriser les battements rapides de son cœur. Elle ne devait pas faillir, et encore moins faiblir. Elle était un robot. N’était-ce pas ce que l’imbécile de tortue au bandeau rouge lui répétait tout le temps ? Eh bien, pour une fois, elle souhaiterait que cela soit le cas. Un robot ne tremblait pas.

Elle réussit à se contrôler. Sa main fut seulement parcourue d’un petit frémissement lorsqu’elle enfonça l’aiguille dans l’épaule de sa sœur, à l’endroit où celle-ci portait encore la cicatrice de la blessure infligée par Shredder. Si l’injection fut douloureuse, Marion n’en laissa rien paraître.

- Alors ? s’enquit Marianne.

Stupide note d’appréhension dans sa voix. Heureusement, personne ne la remarqua, pas même Donatello. Il fixait la blessure, la bouche entrouverte, guettant un résultat.

- Je... C’est bizarre, avoua Marion. J’ai l’impression d’avoir une bestiole qui se promène sous la peau. C’est... Aïe !

Elle porta la main à son épaule, le visage tordu par une grimace. Alors que Marianne s’apprêtait à lui demander ce qui n’allait pas, sa cadette poussa un autre cri, encore plus sonore que le précédent. Ses traits étaient à présent totalement déformés par la souffrance, et une goutte de sueur coula le long de sa tempe.

- Ça brûle ! s’égosilla Marion. Arrête ça, vite ! Je t’en supplie, Marianne, fais quelque chose !

- Je... Je ne peux pas, bafouilla l’intéressée. Il n’y a... Il n’y a rien que je puisse faire. Je...

Horrifiée, Marianne recula d’un pas et percuta le tabouret sur lequel elle avait l’habitude de s’asseoir pour réfléchir. Il bascula, heurtant le sol dans un fracas métallique. Pour la première fois de sa vie, la jeune femme sentit l’affolement la gagner. Marion était non seulement orgueilleuse, mais de surcroît, elle avait un seuil de tolérance à la douleur particulièrement élevé, du fait de toutes les tortures qu’elle avait déjà subies dans sa vie. Si elle en était réduite à implorer sa sœur, ce qu’elle éprouvait devait être insupportable.

- Qu’est-ce je dois faire ? Botticelli, dis-moi que tu as une idée ! Il faut qu’on l’aide ! Il faut...

Marion poussa un hurlement déchirant et se laissa tomber à genoux sur le sol, les yeux baignés de larmes, sous le regard perdu de Marianne. Donatello aurait aimé porter assistance aux deux sœurs, mais hélas, comme la rousse venait de le souligner quelques secondes plus tôt, il n’y avait aucune solution.

Soudain, Marion cessa de s’époumoner. Elle s’étendit sur le flanc, le souffle court et le corps moite, traversé par de violents soubresauts. Marianne, sous le choc, fut incapable de bouger ne fut-ce qu’un doigt, aussi Donnie prit-il la situation en main. Il se pencha sur l’adolescente et commença par prendre son pouls, anormalement lent. Quant à sa température, elle était trop élevée.

- Elle a de la fièvre, énonça-t-il. Marianne ? Est-ce que tu peux trouver des linges humides ? Je vais la porter dans sa chambre.

Il crut un bref instant que la jeune femme était encore trop hagarde pour réagir, mais elle se mit en mouvement sans un mot, sans même oser poser les yeux sur sa sœur. Donnie n’osait imaginer ce qu’elle pouvait ressentir en un tel instant : la peur d’avoir aggravé l’état de Marion, la culpabilité d’avoir échoué... Il aurait voulu la rassurer, mais les mots ne valaient rien pour Marianne. Seuls comptaient les faits, et les faits étaient inquiétants.

Lorsque Donnie souleva précautionneusement Marion entre ses bras, celle-ci venait de perdre connaissance. Il la cala contre son torse, puis quitta le laboratoire pour la transporter jusqu’à son lit. Il croisa April et Casey, revenus de leur entraînement, qui poussèrent une exclamation horrifiée en apercevant leur amie inconsciente.

- Qu’est-ce qu’elle a, Donnie ? demanda aussitôt April.

- Elle a fait un malaise alors qu’elle était en train de s’entretenir avec Marianne.

- On peut faire quelque chose ?

- Monte à l’étage, ouvre-moi la porte et vérifie que son matelas est en ordre, pour que je puisse l’étendre.

April s’élança immédiatement dans la cage d’escalier pour exécuter les instructions du ninja mauve. Casey, malgré son anxiété, comprit qu’il ne ferait que les gêner s’il se joignait à eux et demeura dans le hall. Donnie fut soulagé que ni Raph ni Mikey ne soient là pour assister à la scène. Ils auraient été autrement plus pénibles.

La tortue se mordit la lèvre. Qu’allait-il se passer pour Marion ? C’était exactement ce qu’il redoutait : des troubles moteurs ou même psychologiques, évidemment indétectables sur Karai. Si elle devait ne pas se rétablir, comment l’expliquer à Raph ? À Mikey ? L’un serait fou de rage, l’autre abattu.

- Ne les abandonne pas, murmura-t-il juste avant de s’engouffrer dans la chambre que Marion partageait avec April, et où celle-ci attendait déjà. Je t’en prie, ne les abandonne pas. Ne nous abandonne pas.

***

Marion se réveilla en sursaut et se redressa sur un coude. Elle était étendue sur un matelas posé à même le sol, au milieu d’une pièce qui lui paraissait familière. Elle finit par la reconnaître, bien qu’elle n’y ait pas mis les pieds depuis des lustres. C’était la chambre de Marianne.

Un tableau blanc occupait tout un pan de mur, sur lequel son aînée avait inscrit des formules diverses et suspendues des feuilles de calculs à l’aide d’aimants. Son bureau se trouvait juste à côté, et une grande partie disparaissait sous des piles de livres branlantes, que Marianne avait empruntés à la bibliothèque municipale.

Depuis quelque temps, Marion partageait la chambre de sa sœur. Celle-ci ne lui avait pas vraiment laissé le choix quand leur père, rentré une fois de plus ivre à trois heures du matin, avait enfoncé la porte de la sienne à grands coups de pied, sous l’effet de l’alcool et de la fureur.

Elle tendit l’oreille, mais ne perçut pas un bruit. La maison était calme. Trop calme. Son père était-il sorti dilapider le peu d’économies qu’il leur restait dans un énième verre de whisky ? Et Marianne ? Où était Marianne ? En général, elle s’arrangeait pour ne jamais laisser sa cadette seule chez elles.

Soudain, un hurlement déchira le silence. Marion identifia la voix de sa sœur, et un frisson lui parcourut l’échine. C’était un cri d’horreur et de douleur, or il en fallait beaucoup pour effrayer Marianne. Sans hésiter, l’adolescente sauta sur ses pieds et se rua hors de la pièce.

Quatre à quatre, elle descendit les marches de l’escalier jusqu’au rez-de-chaussée, où elle fit irruption dans le living. Son père, une bouteille de bière à la main, était en train de remuer les bûches qui brûlaient dans la cheminée avec un tisonnier. Marianne était recroquevillée dans un angle et contemplait son pantalon déchiré, sous lequel il était possible d’apercevoir sa chair à vif.

Il ne fallut que quelques secondes à Marion pour comprendre que leur géniteur l’avait frappée avec la longue tige de métal qu’il manipulait. Ses poings se crispèrent et, avant que son aînée ait eu le temps de prononcer le moindre mot susceptible de l’arrêter, elle se rua sur lui.

- Espèce d’ordure ! cracha-t-elle.

Malgré l’alcool qui ralentissait ses réflexes, son père fut prompt à réagir. Il releva son tisonnier et la cogna aux flancs. Heureusement, Marion échappa de peu à la partie incandescente, contrairement à sa sœur qui n’avait pas eu cette chance. Elle recula en serrant son torse endolori entre ses bras et, du coin de l’œil, repéra la rapière fixée au mur. Elle s’en saisit.

- Qu’est-ce que tu as l’intention de faire avec ça ? ricana son père. Tu sais qui je suis ? Tu sais combien de titres j’ai décrochés ?

- Je sais que tu es un monstre et un alcoolique. Autrefois, tu aurais peut-être pu vaincre n’importe qui à l’épée, mais tu n’es désormais qu’un pleutre bon à maltraiter ses propres filles.

L’homme poussa un mugissement en projetant sa bouteille de bière, désormais vide, en direction de Marion. Elle la manqua de peu et vola en éclats juste dans son dos, tandis que l’adolescente brandissait la lame.

- Mes filles... Elles méritent une bonne correction, mes filles, voilà tout ! Entre une qui se croit permis de me dire ce que je dois faire du bois ou pas, et l’autre qui ose me défier, vous avez gagné le droit d’être rossées !

Marion jeta un regard à la cheminée. Elle savait ce qui préoccupait Marianne. On leur avait coupé le chauffage pour cause d’impayés, et à l’instar de leur argent, leur réserve de combustible fondait à vue d’œil, alors que l’hiver venait à peine de commencer. Bientôt, elles mourraient de froid, si elles ne succombaient pas à la faim ou aux coups de leur père avant.

- Viens là, le brava-t-elle. Je t’attends.

Il se fendit avec une vitesse surprenante. Il n’était plus que l’ombre de lui-même, empâté par la boisson et la négligence, pourtant il subsistait au fond de lui l’étincelle du bretteur qu’il avait été autrefois, et que Marion admirait tant.

Elle para le tisonnier avec la lame de la rapière et se lança dans un duel d’escrime acharné. Elle s’était effectivement montrée présomptueuse en pensant qu’elle pourrait rivaliser avec son père. Il était peut-être amoindri, mais elle était loin d’avoir son expérience. La peur la gagna, tandis qu’elle faisait danser son épée avec de plus en plus de difficulté.

Elle avait agi sous l’effet de la colère et de la témérité, mais si elle perdait, qu’allait-il se passer ? L’homme qu’elle avait face à elle, ivre et brisé, pourrait tout aussi bien l’embrocher sur son tisonnier dès qu’il aurait réussi à la désarmer, ce qui ne serait plus qu’une question de secondes, car Marion peinait à résister à ses assauts brutaux.

***

- Non... Non, gémit Marion dans son sommeil.

April remit en place le linge humide qui venait de glisser de son front, pendant que Marianne pressait un peu plus fermement la main de sa cadette dans la sienne. Son teint était presque aussi livide que celui de Marion.

- Ne... Pas...

Marianne ferma les paupières. Décidément, cette journée cauchemardesque n’en finissait pas. Elle avait beau ne pas posséder les dons psychiques d’April, elle savait exactement ce qui se passait dans l’esprit de sa sœur. Lorsque Marion remuait autant alors qu’elle était endormie, cela signifiait qu’elle revivait des scènes de leur passé, des scènes terribles qu’elles avaient dû endurer à cause de leur père.

- Tu ne peux pas faire quelque chose ? demanda-t-elle à April.

- Comme rentrer dans sa tête ? Donnie me l’a déconseillé, juste avant que tu nous rejoignes. En revanche, il n’a pas voulu me dire pourquoi.

- Et moi, je te suggère d’essayer. S’il te plaît, June.

La rouquine ouvrit les lèvres pour rectifier machinalement son prénom écorché, mais elle se ravisa et murmura plutôt :

- D’accord, si c’est toi qui insistes.

Elle inspira une longue goulée d’air frais et se pencha au-dessus de Marion pour plaquer ses mains sur ses tempes, rendues glissantes par la transpiration. Alors qu’elle s’apprêtait à faire une première tentative pour se projeter dans sa conscience, l’adolescente se redresse brusquement, hors d’haleine, et saisit April à la gorge.

- Que... hoqueta celle-ci, surprise. Marion, tout va bien. Je... erk... C’est moi. April.

Elle agrippa le poignet de son amie, qui la serrait avec une force surprenante, au point de comprimer totalement sa trachée. Marianne bondit sur ses pieds et saisit sa sœur par les épaules pour la forcer à reculer. Marion, l’air hagard, finit par lâcher April, avant de balayer les alentours d’un regard affolé.

- Tout va bien, murmura son aînée en lui caressant les cheveux. Je suis là, et nous sommes en sécurité.

Marianne ne put s’empêcher de noter qu’il était étrange que sa sœur continue à faire occasionnellement des cauchemars en rapport avec leur père, alors qu’elle ne rêvait jamais des Kraangs, pas plus qu’elle n’avait été marquée par ses face à face avec Shredder. Sans doute parce qu’eux, elle ne les avait pas aimés avant de se mettre à les haïr de tout son être.

- June ? Tu peux nous laisser seules, s’il te plaît ?

April, qui était en train de masser sa gorge endolorie, ne s’offusqua pas du peu de considération de Marianne pour son état et s’empressa de quitter la pièce. Dès que la porte se fut refermée derrière elle, l’aînée ramena son attention sur sa cadette.

- Comment est-ce que tu te sens ?

Marion eut encore besoin d’une minute supplémentaire pour recouvrer totalement ses esprits, après quoi elle étendit son bras devant elle, et plia et déplia les doigts. Elle ne ressentait plus aucune douleur, ni dans son épaule, ni nulle part ailleurs. Un sourire retors étira ses lèvres.

- Prête à en découdre, affirma-t-elle.

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