La première Eve

Chapitre 4 : L'hybride

5958 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 20/06/2018 21:45

Chapitre 4 : L'hybride


Lucifer jeta les clés de la Corvette à son voiturier et pénétra dans le bâtiment où il vivait au dernier étage. Juste comme les portes de son ascenseur privé s'ouvraient au son d'un doux ping cristallin, il manqua de rentrer dans la grande silhouette de son frère aîné, tout auréolé du halo doré assourdi de la cabine. Les paupières à demi-fermées tandis qu'il s'efforçait de retenir sa mauvaise humeur, Amenadiel l'accueillit plutôt fraîchement en ces termes :

— Mais qu'est-ce que tu as dans le CRANE enfin ? Est-ce que tu n'es pas dingue ? Lilith est ICI !

— Oui… je suis bien au courant. Elle a pointé le bout de son nez il y a deux nuits au LUX. Qu'est-ce que j'étais censé faire ? La flanquer dehors avec des vœux de prompt retour en Enfer ?

L'ange noir cligna des yeux et arqua un sourcil, la lippe boudeuse pendant qu'il gonflait ses joues rondes de désapprobation.

— Pourquoi ? persifla-t-il. Est-ce que ça n'est pas comme ça que tu accueilles toujours la famille ? En tous cas, moi. Et pendant qu'on y est, Mère et Uriel aussi…

— Et donc tu te plains parce que sur les trois tu es le seul encore en vie ?

Il choisit prudemment de ne pas relever ce dernier commentaire.

— Quoi qu'il en soit, c'est la Troisième Guerre Mondiale là-haut ! Maze enrage en lançant des couteaux partout, parce que Lilith a exigé qu'elle la serve et lui obéisse comme tout enfant connaissant ses devoirs devrait le faire. L'autre truc, c'est que Lilith aurait volé une sorte de « robe » aussi. Un bien grand mot pour décrire cette minuscule chose de rien du tout dans laquelle elle parade… Lilith en a fait tout un drame, en clamant qu'elle s'en irait nue si elle n'avait même pas l'aumône d'un vêtement pour se couvrir… Luci, soupira-t-il, si elle met pour de bon sa menace à exécution, c'est pire qu'une catastrophe ! On ne peut pas se permettre qu'elle se promène toute nue au milieu des gens, tu sais parfaitement ce qui se produirait…

— Ok, on respire O'Brother ! Je sais pertinemment que les mortels ne sont pas censés voir ses courbes divines sans de très déplaisantes conséquences à la clé. L'inspectrice m'a dit que je pourrai prendre des heures pour m'occuper d'elle et je vais essayer de la distraire pendant quelques jours… avant de la convaincre de rentrer.

— Est-ce qu'il y a la moindre chance que ça arrive ?

— Ce n'est pas vraiment une option ! Autant j'aime me considérer comme une force très disruptive sur ce plan terrestre, autant j'admets qu'elle peut être bien pire que moi à ce niveau !

Amenadiel inclina la tête avec une légère impatience.

— Non, ce que je veux dire, c'est… est-ce que tu te sens capable de la renvoyer d'où elle vient, si elle trouve l'endroit plus amusant que prévu ?

— Aucun souci ! Je ne suis plus le jeune angelot qu'elle a connu autrefois. Très loin de là. Elle ferait une énorme erreur de s'imaginer que je suis toujours l'adorable et innocent, mignon, petit bambi Samael qui lui mangeait dans la main… et qui lui mangeait d'autres choses aussi… Je m'en occupe.

Et sur ces mots, il donna une tape sur l'épaule dubitative d'Amenadiel avant d'entrer dans l'ascenseur, de son habituelle démarche confiante et légèrement prédatrice.

L'ange noir contempla les portes se fermer, incapable de s'empêcher un petit mouvement d'anxiété. Il décida de rentrer à son appartement à pied, pour réfléchir à tout cela.

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Lilith ici, ça voulait dire encore des problèmes ! Mère était déjà assez difficile à gérer mais au moins, il pouvait consacrer du temps à lui parler et à essayer de la raisonner, parce qu'il était son premier-né et parce qu'elle l'écoutait… un tout petit peu. Parfois. Mais Lilith ! Elle n'avait strictement rien à faire des autres créatures célestes. Elle était sauvage, bizarre et tordue.

En fait, la première tentative de femme créée par Père. Une mégère jamais complètement apprivoisée, seulement par Lui et au prix de mesures extrêmes. Linda aurait dit que cette sœur manifestait une insatisfaction profondément enracinée. Sans doute à cause de sa malheureuse conception, elle en voulait également beaucoup à Père, elle aussi. Un point sur lequel Luci et elle s'entendaient plutôt bien. Peut-être était-elle-même celle qui avait renforcé la haine de son frère.

Il en avait été le témoin privilégié, lors des tout premiers temps, Samael n'avait strictement rien à voir avec ce qu'il était devenu plus tard. C'était le plus adorable, gentil et joyeux des petits anges joufflus. Il était si petit. Ce souvenir lui arracha un rictus amer tandis qu'il s'éloignait de l'immeuble du Lux pour gagner la rue bondée.

A l'époque, la chose était nouvelle. Mère avait donné naissance à une grosse balle de chair angélique. Un procédé qui n'avait rien à voir avec la façon dont il était né lui-même, ainsi que nombre de ses frères et sœurs, soit à peu près comme les humains voyaient la naissance d'Athéna : déjà à taille adulte. Comme un œuf blanc géant, la balle remuait vivement et grognait, pendant que de petits pics pointus avaient distendu sa surface tiède durant un jour céleste tout entier. C'était très déconcertant. Personne ne savait ce qui se passait au juste, mais certains commencèrent à penser avec inquiétude que le frère ou la sœur qui se trouvait dedans, devait lutter pour casser la coquille souple et n'y parvenait pas…

Mais elle se déchira enfin et Michael était apparu avec un cri de victoire ! Soulagés, les aînés avaient fait cercle autour de lui pour se réjouir et lui souhaiter la bienvenue pendant quelques minutes, et c'est alors qu'ils avaient entendu tous un petit gazouillis de gorge heureux, en provenance des restes de l'œuf rond. Père était allé regarder à l'intérieur et avait attrapé dans ses mains gigantesques une autre petite forme aux cheveux bruns, parfaitement identique à la première. Il était occupé à sucer son pied miniature en riant. Tout le monde était stupéfait et considérait la chose avec admiration. Les Jumeaux Célestes étaient nés.

Mère avait pris ses nouveaux enfants dans ses bras pour les nourrir, pendant que Père réfléchissait déjà à des prénoms. Ce fut pile le moment où Michael avait choisi d'écraser son petit poing dodu dans la figure de son frère, pour l'empêcher d'accéder à la « voie lactée » de Mère… Père avait froncé le sourcil mais immédiatement plaisanté pour souligner que le premier était affamé. Et tous les problèmes ultérieurs avaient découlé de ce moment précis.

Quelques sœurs avaient proposé de surveiller Samael en le gardant avec elles pendant que Michael se nourrissait. Parce qu'il était adorable et parce que Michael faisait une histoire à chaque fois que c'était le tour de Samael, elles gardèrent bientôt leur jeune frère de façon permanente, pour maintenir la paix.

Plus tard, Michael avait piqué une autre colère quand Mère avait expliqué que des deux, Samael était en réalité l'aîné et un véritable Enfant de l'Amour (ce qu'il prouva amplement plus tard en devenant le chouchou attitré de ses sœurs). Et c'est la raison pour laquelle il avait passé la plupart de ses premières années célestes en leur compagnie, et semblait très content de cet arrangement. De façon fort précoce, il avait été habitué à recevoir une attention féminine maximale… Renoncer à son nom pour adopter son surnom n'avait rien changé à l'affaire.

Le petit Samael était un enfant facile et un bon garçon. Toute la journée, il fredonnait des mélodies pour divertir ses sœurs pendant qu'elles travaillaient. La seule chose qui ternissait son bonheur était sa petite forme corporelle qui s'éternisait inexplicablement. Il était un peu complexé d'être différent de tous ceux qui l'entouraient et désireux de grandir, et plus spécifiquement que ses ailes se mettent à pousser enfin. Il avait à l'époque de ridicules petites ailes de poulet déplumées avec lesquelles il ne pouvait pas voler, parce qu'elles étaient bien trop petites pour le maintenir proprement dans les airs. Dans Son infinie sagesse, Père lui avait demandé à lui, Amenadiel, de garder un œil sur le petit quand il essayait de voler – ô ironie de la chose – parce qu'il ne voulait pas qu'il s'écrase comme un oisillon imprudemment tombé du nid céleste. La plupart du temps, Samael s'entraînait tout seul et dans le plus grand secret (croyait-il). Plus d'une fois, Amenadiel avait épié son frère minuscule pendant qu'il atterrissait brutalement dans l'herbe, en finissant avec le nez en sang et les fesses à l'air.

Oui parce que, bien sûr, les trois quarts du temps, Samael l'obstiné refusait de porter sa courte toge en lin. Non ! Il était fermement persuadé que les vêtements empêcheraient ses ailes de pousser. Leurs sœurs passaient des temps infinis à jouer à cache-cache avec lui, en le pourchassant dans toute la campagne pendant qu'il baguenaudait tranquillement dans le plus simple appareil.

De temps en temps, lorsqu'il avait terminé l'entraînement militaire de ses autres frères, le Premier-Né apercevait ses sœurs en train de s'en retourner de leur travaux des champs, riant et discutant sur le chemin, les bras chargés de lourds paniers pleins de grains, de manne et de fruits. Très souvent, l'une d'entre elles portait Samael dans le col ouvert de sa longue robe, enveloppé et sécurisé par une grande écharpe de tissu. Parce que ses jambes étaient trop petites et qu'il ne pouvait pas voler, le chemin de retour vers la maison était bien trop long pour lui. Alors il reposait sa petite tête ensommeillée sur les doux oreillers de leurs larges et généreuses poitrines, environné de chaleur, bercé par le mouvement de la marche, et enivré de leur parfum floral.

Pourtant, Amenadiel ne pouvait pas s'empêcher de considérer sa miniature de frère avec un peu de pitié, parce que Michael semblait grandir plus normalement et assez vite, acquérant sa forme adulte définitive en quelques mois célestes. Mais pas Sa-Mael.

C'était très probablement la première fois que l'ange noir avait commencé à développer la pensée honteuse que quelque chose n'allait pas chez lui. Mais comment la création divine pouvait-elle être imparfaite ?

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Même si l'idée résonnait comme un terrible blasphème, il l'avait encore pensé lorsqu'était arrivée Lilith en tant que premier projet pour l'humanité. Amenadiel ne voyait pas comment affirmer le contraire : l'idée paternelle d'un ange sous forme humaine avait mal tourné. Très mal tourné. Parce qu'à l'instar des néphilims ultérieurs – qui avaient dû être purement et simplement éradiqués de la surface de la Terre – chez les hybrides, l'ego humain tendait à prendre le pas sur la sagesse angélique. Enfin, pour ceux qui en avaient effectivement une…

C'était un vrai miracle que Mère ne puisse pas supporter Lilith, ne voyant en elle qu'une gigantesque insulte lancée à sa face. Parce que si elles avaient su trouver un terrain d'entente, les deux ensemble auraient pu détruire la Cité d'Argent, pierre après pierre.

A présent qu'il avait lu quelques livres que Linda lui avait prêtés, Amenadiel voyait ces événements du passé différemment. La part la plus rigide et bienpensante de lui-même considérait qu'il s'agissait d'une grossière simplification tandis que d'un autre côté, il trouvait cela étrangement plein de sens… Appliquer les standards humains à la divinité continuait à le mettre un peu mal à l'aise, et ce serait probablement toujours le cas, mais Linda lui faisait remarquer avec impertinence que les Écritures soutenaient que Dieu avait créé l'humanité « à son image ».

A cette époque, l'amour fou entre Père et Mère s'était émoussé et Elle était fatiguée d'accoucher sans arrêt de douzaines et de douzaines de nouveaux enfants. Père pour Sa part, était toujours plus qu'enthousiaste pour la création mais Il écouta et resta quelques temps loin d'elle, afin qu'elle puisse se reposer. Pendant ce temps, Il commença donc à travailler sur un nouveau projet en solo, un nouvel animal qu'il appelait « humain ». Très sincèrement, personne ne s'y intéressait beaucoup parce qu'il y avait déjà bien assez d'animaux décoratifs au Paradis (pour ne pas dire trop).

Comme Uriel n'avait pas encore pleinement développé ses pouvoirs, personne n'avait rien vu venir parmi les anges. Quand ils réalisèrent tous ce que faisait vraiment Père avec ses « humains », il était déjà bien trop tard. Tout ceci avait ravivé les blessures de Mère, parce que Père était si entiché de Sa nouvelle bête qu'Il en négligeait Ses devoirs en tant que mari et père, passant le plus clair de Son temps avec la créature formée de boue qu'Il appelait Adama

En dépit de ce qu'il venait juste d'entendre, Amenadiel doutait que Lucifer soit capable de trahir Lilith. Parce qu'il connaissait pertinemment toute l'histoire qui avait conduit Samael à fuir une première fois la Cité d'Argent à un âge trop tendre, pour trouver refuge très loin dans les Jardins, là où Lilith s'était retirée seule. Il ne connaissait que trop cette vieille histoire triste, moche et écœurante d'un Père absent, de frères d'une jalousie mesquine agissant durement à l'égard du cadet, parce qu'en tant que véritable et dernier Enfant de l'Amour, Samael était un douloureux rappel constant de ce qui n'existait dorénavant plus. Un abandon et un rejet qui avaient nourri profondément le désir de Luci de se rebeller contre l'injustice dont il croyait souffrir, et que son Père trop distrait semblait autoriser par son inaction.

Avec le retour de Lilith, de vieux souvenirs amers pouvaient facilement refaire surface et leur exploser une nouvelle fois à la figure…

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Quand Lucifer entra chez lui, l'appartement avait l'air d'un petit champ de bataille.

Plusieurs objets, comme de vieux vases, différentes urnes, des statuettes babyloniennes de Nergal et Shamash, des cendriers, et même une brosse à dents en argent, avaient volé en s'écrasant un peu partout, mais en épargnant notablement sa large collection de liqueurs derrière son bar privé.

Au beau milieu de la pièce, un entremêlement de membres bruns et blancs s'agitait par terre en émettant divers sons gutturaux. La combattante qui avait littéralement le dessus était Lilith. Elle clouait au sol son opposante parce qu'elle trichait, utilisant ses larges ailes d'un noir d'encre pour bloquer les lames fatales de Maze pendant qu'elle la rouait de coups au visage, à l'aide de ses petits poings fermés.

— Tu vas m'OBEIR ! tonnait Lilith.

La réponse qui suivit fut sans équivoque :

— Va te faire foutre, pétasse !

— Tu me dois le respect, je suis ta Mère !

— Tu as raison, pardon : va te faire foutre, ô Mère garce entre toutes les garces ! gronda Maze d'un ton venimeux.

S'éclaircissant la gorge, Lucifer approcha prudemment, claquant ses mains l'une contre l'autre avant de les frotter onctueusement pour les accueillir de son habituelle voix de velours :

— Mesdames ! Vous devez être assoiffées. Puis-je vous offrir un verre avant la reprise des hostilités ?

Lilith redressa aussitôt la tête pour rencontrer son regard. Aux yeux des simples mortels, elle pouvait facilement passer pour sa véritable sœur. Elle avait les mêmes cheveux très noirs, le même teint pâle, les mêmes yeux sombres où dansaient une joie évidente et l'impatience de le voir… Comme elle se remettait debout, bien plus gracieusement qu'aucune humaine ne pourrait jamais le faire, ses pieds étaient toujours de part et d'autre de la taille de Maze. Le diable remarqua sa courte robe dos nu, noire rehaussée de motifs argent, quand ses ailes se révélèrent soudain pour s'étendre fièrement autour d'elle pendant qu'il la contemplait. D'un mouvement très élégant et parfaitement inattendu, Lilith arracha brutalement le tissu qui céda avec un craquement fatal. Avec un petit mouvement moqueur, elle jeta ce qui avait été une robe de couturier ultra sexy, au visage médusé d'une Mazikeen toujours à terre.

L'hybride se tenait là, absolument, complètement et glorieusement nue, sertie entre ses deux grandes ailes qui contrastaient avec sa peau crémeuse. Un tableau vraiment proche de celui de leur première rencontre* il y avait de cela très très longtemps.

Et d'un ton rien moins que royal, elle lâcha dédaigneusement :

— Tiens, tu peux la garder. Elle était moche de toute façon.

Puis avec un rire joyeux, elle courut se jeter droit dans les bras d'un Lucifer qui n'eut guère le choix que de l'y recevoir. Les jambes jetées autour de sa taille, elle frotta son nez contre son ombre de barbe.

Samael ! Tu m'as tellement manqué ! roucoula-t-elle.

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Maze repoussa la robe déchirée avec un lent rictus, et redressée sur un coude, elle considéra son « ancien maître » et ses mains pleines de délices. Mère avait un corps incroyable s'il en était, qui aurait pu la faire baver d'envie et de désir si elle n'avait pas été… qui elle était. En fait, la démone devait plutôt admettre qu'elle était un peu jalouse. Quelqu'un allait passer une nuit d'extase pécheresse à se gorger encore et encore de toutes ces délectables rondeurs soyeuses… Elle gronda tout bas.

Pourtant Lucifer envoya un coup d'œil alarmé à son amie et articula silencieusement un très net « à l'aide ! » qu'elle fit ostensiblement semblant d'ignorer.

— Et bien, et bien, dit-elle en imitant pour se moquer les tournures polies de Lucifer. Puisque je suppose que ma présence n'est plus requise, je m'en retourne à mes devoirs…

Submergé par des bras et des jambes possessifs et insistants, Lucifer était en train de lutter le plus gentiment possible pour conserver sa chemise et son pantalon pendant que Lilith tentait de l'en débarrasser. Lorsqu'elle commença à dire que la caresse de sa peau sur la sienne lui avait manqué, Maze leva les yeux au ciel.

Tout ça commençait à devenir bien trop gnangnan pour elle. Des câlins maintenant ? Beurk ! Encore un truc d'ange qu'elle n'était pas programmée pour comprendre.

Ma-Maze ! s'étrangla Lucifer dans les aigus alors que la main de Mère venait d'attraper férocement son attribut le plus intéressant. Je… ne voudrais pas écourter vos petits potins entre filles et une réunion de famille longtemps attendue !

— Non, soupira-t-elle. Ainsi Mère saura combien je suis dévouée à la nouvelle mission que tu m'as assignée… avec l'Enfant, précisa-t-elle les yeux brillants.

Pourtant passablement distrait par les étourdissantes attentions physiques de Lilith, Lucifer perçut le sens caché assez rapidement. Et il en eut une claire confirmation quand l'ange aux ailes de nuit arrêta tout instantanément pour dévisser sa tête vers sa fille, un peu à la manière d'une chouette. Haletant, Lucifer saisit sa chance de reculer aussitôt pour réajuster sa mise débraillée et recoiffer ses cheveux en désordre.

— Quel enfant ? demanda-t-elle d'un ton chantant où perçait une curiosité avide. Ou peut-être, de qui ?

Maze tourna les talons avec un salut militaire moqueur et un sourire à chercher les ennuis. Elle commença à s'éloigner en roulant dangereusement des hanches, tanguant sur ses cuissardes de latex brillant à talons hauts.

— Je ne suis pas censée discuter des ordres de mon Maître, Maman. Il t'en parlera si tel est son bon plaisir.

Lorsqu'elle pénétra dans l'ascenseur obéissant, à travers les portes qui se refermaient, Maze vit les yeux de Lucifer la remercier en silence, et sans la moindre colère.

Ainsi les rumeurs étaient donc vraies concernant son pacte cruel avec Dieu ? La démone n'eut que le temps d'entendre Lilith répéter sa question en hénokéen** – ou du moins, elle supposait que c'en était – parce que le ton employé était exactement le même. Avec peut-être un peu plus de cajolerie insistante.

Elle ne savait pas grand chose sur l'hénokéen parce que d'abord, c'était la langue des anges, et ensuite, elle n'en était pas une. Mais, lorsqu'il y avait bien longtemps, elle avait répondu à la fiévreuse incantation désespérée d'un Lucifer gravement blessé et presque mort, après sa Chute, il ne parlait pratiquement rien d'autre que ce charabia. Il avait bien fallu qu'elle apprenne deux ou trois mots de base…

Elle était cependant assez maligne pour deviner que le Charabia des Anges était aussi une langue de grand pouvoir. Trixie lui avait dit que les mortels appelaient ça des « sorts ». Elle se doutait qu'elle n'était pas censée en savoir trop parce qu'aucun de ces mots n'était futile ou insignifiant. Le pouvoir du Grand Bâtard était encapsulé dans la moindre des lettres qui les composaient. Il avait mis en mouvement l'univers tout entier, les plans et les dimensions avec un seul mot. Enfin quatre, si elle se rappelait bien ce que Lucifer avait marmonné un jour où il croyait qu'elle n'écoutait pas. Ces mots étaient : que la lumière soit.

Et elle était assez convaincue qu'un jour, il pourrait tout aussi bien dire : éteignez tout. Si on le mettait assez en rogne.

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.°.

Coincée dans une toute petite pièce qui sentait le désinfectant, comme du reste l'intégralité du bâtiment, Chloé était en train d'essayer désespérément de se concentrer sur les prises de vues des caméras de sécurité de l'hôpital. Près d'elle, assis dans une chaise en plastique, Pierce scrutait une autre vidéo parce qu'ils s'étaient partagé la tâche. A sa grande surprise, il utilisait la console comme un vrai pro, zoomant ou ralentissant le mouvement pour vérifier quelque chose selon ses besoins.

Pourtant, rien ne semblait sortir de l'ordinaire. A présent, elle était capable de reconnaître toutes les infirmières et les pédiatres parce qu'ils étaient peu nombreux. Dans ce couloir menant à la nurserie, les visiteurs étaient principalement des parents et des familles. Ils avaient tous l'air heureux avec de grands sourires épuisés mais aimants. Les souvenirs de la naissance de Trixie rôdaient à la lisière de son esprit. Et comme le capitaine, elle essayait de scruter chaque détail bizarre et qui aurait pu sembler déplacé.

Pour l'instant, elle portait la plus grande attention à la Belle Infirmière (dont le nom était Maryam Naaji, comme le Dr Estevez avait fini par lui confirmer). Apparemment, c'était une jeune femme gentille et timide, très attentionnée, au point qu'à côté d'elle Chloé se sentait dure et froide. Elle découvrit que quarante-huit heures plus tôt, quelque chose avait commencé à la préoccuper : elle ne souriait plus sur les vidéos et gardait la tête basse.

Inconsciemment, Chloé se rapprocha du petit écran noir et blanc qui lui faisait face.

— Vous avez quelque chose, Decker ? questionna Pierce qui sentait qu'elle s'agitait légèrement plus sur la chaise à côté de la sienne.

Pour la bonne cause, il étudia quelques secondes son beau profil pur du coin de l'œil. Sapristi, elle était vraiment belle de près… Son trait le plus distinctif était ses yeux bleus surmontés de très longs sourcils qui ajoutaient de la force à son regard – et particulièrement quand elle vous regardait par en dessous… Son petit nez adorable de proportions parfaites était pourtant vite oublié… dès que vous tombiez sur sa lèvre inférieure incroyablement pulpeuse. Elle trahissait une sensualité très inattendue sous son air souvent sévère et réservé… Sa carrière avait dû être un enfer. Aucun d'entre eux n'avait dû la prendre au sérieux parce qu'elle était trop jolie.

Il savait qu'il devait tenir à l'écart ce genre de pensées, parce qu'elle était également incroyablement bonne quand il s'agissait d'écouter son instinct qui lui soufflait quand quelque chose clochait méchamment. Et puisqu'il était dans la pièce la chose la plus susceptible de prétendre à ce titre, il garda un ton aussi peu amène que possible :

— Vous voulez que je zoome pour vous ?

Elle secouait lentement la tête, comme hypnotisée par l'écran.

— Non merci, je me débrouille. C'est juste…

Elle ne finit pas sa phrase et il se retourna vers elle, quoique un peu raide à cause de sa blessure qui le tiraillait toujours quand il faisait des mouvements de torsion.

— C'est juste quoi ?

Elle lui jeta un petit regard surpris au travers de ses longs cils et sourit avec embarras, comme si elle avait complètement oublié qu'il était là.

— Désolée. D'habitude je fais ce genre de travail seule et je ne suis pas habituée à avoir quelqu'un qui répond effectivement quand je marmonne un truc pour moi-même… Sur cette vidéo – c'était mercredi – l'infirmière Naaji a commencé à perdre sa bonne humeur coutumière. Elle a l'air inquiet, peut-être. Mais ça ne prouve rien.

— Faites-moi voir ça.

Il rapprocha sa chaise plus près et prit le contrôle de sa vidéo. En manipulant les boutons de commande, sa main effleura la sienne. Il se pencha un peu vers elle pour atteindre le rembobinage et grimaça de souffrance à cette occasion.

— Et si vous me laissiez faire… proposa-t-elle.

Les trois quarts du temps, avec elle, Lucifer n'avait pas la moindre idée de ce que certains appelaient « l'espace personnel », et particulièrement au début de leur collaboration, quand il essayait tout le temps de coucher avec elle. Elle aurait donc dû être un peu habituée. Pourtant à la minute, elle trouvait que Pierce était trop près et l'envahissait dans ce minuscule espace de travail, ce qui était légèrement embarrassant. Néanmoins, on pouvait porter à son crédit qu'il ne faisait pas du tout attention à elle.

— Vous avez raison, dit-il en plissant ses yeux bleu-gris comme s'il était doté d'une vision à rayon X. Mais peut-être n'est-ce pas quelque chose qu'elle a vu dans cette partie de l'hôpital, peut-être était-ce avant qu'elle prenne son service, ou dans la rue.

Toujours concentré, il se recula un peu pour attraper une pile de CD sur sa droite. Après avoir passé en revue toutes les étiquettes, il ouvrit une boîte en plastique transparent et introduisit le disque dans le lecteur.

— Vous avez eu une idée ?

— Je vérifie seulement la caméra de l'entrée principale, acquiesça-t-il.

Ses mains couraient rapidement sur les contrôles qui lui permettaient de l'afficher.

— Comment ça se fait que vous sachiez si bien comment ça marche ? demanda-t-elle sans pouvoir réfréner sa curiosité.

— J'ai fait plein de petits boulots avant de finir dans la police. Continuez votre visionnage, je m'occupe de celui-ci.

Chloé leva les yeux au ciel et pinça les lèvres. D'habitude, elle ne se privait pas de répliquer quand Lucifer se comportait en crétin malpoli mais… une fois encore, Pierce n'était pas le flic de base. C'était dur de devoir le reconnaître, mais quelquefois, elle finissait par regretter Olivia à la tête du commissariat. Cette femme était certes ambitieuse et passablement intrigante, mais au moins, elle ne se sentait pas comme une pauvre merde avec elle parce qu'elle n'était « qu'une pisseuse », et elles pouvaient trouver moyen de s'entendre pour lutter contre le machisme ambiant…

Jetant un œil de côté, elle vit que Grincheux regardait maintenant sa vidéo en lecture rapide. Non mais quel frimeur ! Elle n'avait pas conscience qu'elle était en train de le dévisager jusqu'à ce qu'il sorte, toujours aussi froid et sarcastique, sans même quitter l'écran des yeux :

— Si vous avez un truc à dire, Decker, tournez pas autour du pot. Est-ce que ma robe de chambre est ouverte, ou quoi ?

Pour éviter un nouveau coup d'œil fatal, Chloé ferma brusquement les paupières en sentant ses joues la brûler. Non cette fois c'était trop, il fallait que ça cesse. Elle ne le vit donc pas considérer sa posture pétrifiée avec un doux pétillement dans la pupille. Elle était si mignonne.

Relax, Decker. Je ne faisais que plaisanter. Vous savez plaisanter ? Ou bien n'avez-vous donc pas le moindre sens de l'humour ?

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Suffoquée d'indignation, elle ouvrit la bouche et lui jeta un regard outragé, en se demandant depuis quand il battait dans la même équipe que Lucifer sur ce sujet. Il continua calmement.

— Quoiqu'on en pense, je peux avoir un peu d'humour, de temps en temps. Mais à en juger par votre réaction, je dois être définitivement rouillé… Écoutez, Decker, je vois bien que vous n'agissez pas normalement avec moi et je ne veux pas de ça. Parce que comme je vous l'ai déjà dit, vous êtes ma meilleure enquêtrice ici et j'ai besoin que vous restiez concentrée sur de grosses affaires comme celles-ci. Alors même si je suis plutôt nul dans l'exercice, si vous pensez que nous devrions parler de ce qui s'est passé l'autre jour, et bien parlons-en…

Les yeux de Chloé s'agrandirent sous l'effet d'une certaine panique et elle se tordit les mains brièvement avant de les agiter nerveusement.

— Capitaine, je suis vraiment désolée, je suis rentrée dans votre chambre sans frapper… J'essaie d'apprendre ça à ma fille mais je commence à comprendre pourquoi elle n'a pas l'air très douée pour ça… c'est probablement génétique !

Le coin de la bouche de Marcus frémit légèrement et il détourna les yeux vers l'écran pour laisser à ses joues le temps de quitter ce charmant rose et revenir à une teinte normale.

— C'est pas si grave, si ? Juste un peu de bidoche. En plus, vous avez certainement vu mieux que mon estomac de buveur de bière…

Il soupira intérieurement en voyant comme il s'enfonçait. Ses aptitudes conversationnelles laissaient terriblement à désirer. Elle avait baissé la tête, semblant encore plus mal à l'aise, alors il prit le temps de réfléchir et décida de l'aider à passer à autre chose en laissant filtrer une information vraie mais assez vague à son sujet, afin qu'elle puisse passer à autre chose en se focalisant dessus.

— Je… j'ai travaillé dans une morgue quand j'étais plus jeune, pour payer mes crédits d'étudiant. Depuis, les corps ont sans aucun doute cessé de m'impressionner…

— Un de ces nombreux petits boulots dont vous avez parlé ?

— Exactement.

Son humeur parut s'alléger et elle eut l'air plus intéressée. Elle pencha la tête avec curiosité.

— Qu'est-ce que c'est ?

— Qu'est-ce que c'est que quoi ?

— Sur l'écran. Là. Rembobinez s'il vous plaît, j'ai vu une sorte de mouvement flou, je crois.

— Un flou ? Mhh… Ne me dites pas que c'était un flou rouge et bleu, murmura-t-il en s'exécutant sur la console.

Elle se leva impatiemment et se pencha sans réfléchir sur le pupitre pour y regarder de plus près.

— Assise Decker, vous m'empêchez de voir… Je vais zoomer.

Elle obéit avec réticence.

— Pourquoi ? Qu'est-ce que ça change si le flou était coloré ? Vous avez déjà rencontré un cas comme ça avant ?

— Mhh, oui, dit-il en laissant échapper un petit rire. Mais je doute que ça puisse être notre suspect. Vous n'avez jamais lu de comics vous, pas vrai ?***

— Non, désolée, c'était pas mon truc… Vous voyez ici, dit-elle en pointant du doigt. A côté du pilier avec l'affiche de pub médicale… ça bouge presque trop vite mais il y a quelque chose, j'en suis sûre. Pouvez-vous ralentir ?

— Bien madame, répondit-il amusé de voir comme elle lui donnait naturellement des ordres.

Puis il reporta à son tour son attention sur la vidéo. Il y avait bien un mouvement flou très bizarre, c'était sûr. Et pour info, pas rouge et bleu. On aurait plutôt dit que c'était comme si de l'air était déplacé par quelque chose d'invisible, en causant une très légère distorsion optique, comme quand on regardait au travers d'une loupe. C'était plutôt subtil, et elle avait vraiment l'œil d'avoir repéré cela.

— Je ne sais pas du tout ce que je suis en train de regarder, admit-elle avec un pli soucieux au front. Mais je ne vais pas me risquer à faire des suppositions hasardeuses. En plus, c'est presque l'heure pour moi d'y aller… Mais donnez-moi les CD, je vais les faire examiner minutieusement par le labo.

Il approuva d'un bref mouvement de tête et lui tendit la pile de disques.

— Et… si malgré tout, vous deviez faire des suppositions quand même, qu'est-ce que vous proposeriez ?

Elle les remit tous dans le sac en plastique avant de hausser une épaule avec un large sourire heureux qu'il lui voyait pour la toute première fois qu'il la connaissait.

— Un super espion avec une tenue de camouflage vraiment cool. Dommage que je ne puisse pas écrire ça dans mon rapport, n'est-ce pas ? répondit-elle. Il faut que j'y aille vite. Est-ce qu'il vous faut de l'aide pour… retourner dans votre chambre ?

— Si vous pouviez éviter de dire « retourne dans ta chambre », j'ai l'impression d'entendre ma mère ! répondit-il faussement bouleversé, avant d'ajouter d'un ton plus gentil. Merci mais je pense que je peux gérer.

Incroyable ! Mister Freeze était-il en train d'essayer d'avoir une conversation normale ? devait-elle se dire. Elle décida visiblement de pousser un peu sa chance.

— Ça devait être une femme remarquable, votre mère. Comment s'appelait-elle ?

— Havah, répondit-il avec un soupir résigné.

— Oh, très hollywoodien ! Genre Ava Gardner, peut-être ? Il y a des choses sur votre famille que vous vous êtes bien gardé de nous dire ?

Bien sûr, elle ne faisait que plaisanter parce qu'on était à LA. Mais il ne put s'empêcher de lui adresser ce sourire pas si innocent qui la faisait frissonner et la troublait un peu.

— Des tas.

.

(à suivre)

.

.


Notes


* Cette première rencontre figure dans Speak of the Devil (chapitre 4) dont j'ai repris certains éléments.


** Hénokéen est la forme francisée (et officielle) de l'Enochian anglais (on trouve aussi : énochien). Je ne l'ai pas utilisé pour éviter vous ne le prononciez mentalement comme chien. On doit entendre le son K.


*** Je suis fan de Smallville. C'est la raison pour laquelle je sèmerai de nombreuses allusions pas super subtiles au fait que Pierce et sa double identité le sont aussi (Tom Welling ayant joué Clark Kent). D'où la vision rayon X, et le « flou rouge et bleu » (nom que Loïs Lane donnait à Superman avant qu'il n'ait fait son « coming out ») par exemple. Lucifer lui-même rappelant à Marcus en passant que "tout le monde a sa propre kryptonite". S'il le dit, c'est canon. :-D

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