Et la lumière fut

Chapitre 9 : Affaire de famille

2504 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 17/10/2017 06:49

  • CHAPITRE 9 - Affaire de famille


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Avant la chute


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Le besoin était vital, Samael devait y retourner.


Immédiatement.


C'était comme une addiction contre laquelle il ne pouvait plus lutter. L'Eden était devenu le jardin du désir : désir des caresses et désir d'Eve, de la contempler, de l'embrasser encore.


Toute sa vie, l'ange avait espéré cet autre lui-même pour se sentir entier. C'était Eve maintenant, que tout son être, voyait, offrait à ses yeux éblouis. Il ne pouvait s'enlever de la tête l'image de la femme parée que d'elle-même.


Comment imaginer ne plus la revoir, d'être emportée loin de sa vision.


Maudissant l'emprise d'Amenadiel, il regarda devant lui les remparts du paysage idyllique s'écarter, aussi fragiles et éphémères que des toiles d'araignées. Le jardin disparut peu à peu, moins réel à présent qu'un songe oublié.


Et puis il fut ailleurs.


Nulle part plus exactement.


Hagard, Samael contempla le monde sur lequel il atterrit lourdement. Un univers unique, au cœur d'une unique réalité, forgé exclusivement pour l'humanité : une mer de sable, dorée, comme les ablais que l'on devinait au loin, piqué çà et là par des buissons épineux et des promontoires rocheux où un ruban d'eau verte serpentait entre les arbres.


Le vent capricieux s'enroula dans les cheveux noirs de l'ange, et l'herbe rare, à ses pieds, se tendit, affamée, vers ses chevilles. Comme restés en sommeil depuis leur création, chaque atome du nouvel Eden semblait être en stase.


La terre.


Une tâche, un grain parmi les étoiles innombrables de l'univers.


Et pourtant l'une des plus belles créations de Dieu.


Mais Samael en était sûr ; forts de la connaissance reçue, les hommes ne se contenteraient pas bien longtemps de cet habitat, et se hasarderaient un jour vers l'inconnu, dans la course errante des planètes. Pourquoi ? parce qu'à présent, le désir et les questions existentielles étaient sans limites.


Voilà qui donnera matière à discuter et contrariera Père dans son plan à vouloir tout contrôler.


Pourtant, malgré l'immense satisfaction d'avoir balancé cette première pomme dans la face du vieux, Samael fut vite rattrapé par sa colère grandissante, digérant difficilement l'intervention de l'aîné.


- Décidément, tu ne peux pas t'en empêcher, rugit-il en s'agitant nerveusement. Une fois ! rien qu'une seule fois, peux-tu arrêter de me gâcher mon existence ?


Amenadiel lâcha un profond soupir puis darda le cadet avec un voile de trouble qui vint s'ajouter à son immense déception.


- Oh non, non, non, avertit Samael en secouant négativement son index, je connais ce regard. Tu m'excuseras frangin, mais je préfère m'en aller maintenant avant de subir tes insupportables sermons.


Alors qu'il s'apprêtait à lui tourner le dos, le jeune rebelle se vit stopper par le brusque déploiement d'une aile noire qui vint se positionner en barrage, juste devant son visage.


- C'est bon ? Tu as fini de me chatouiller le nez avec tes satanées plumes ? s'agaça l'ange en repoussant machinalement l'appendice de la main, si tu veux jouer à celui qui les plus grosses, va le faire avec un autre frère. Moi, je passe mon tour.


Imperturbable, l'ainé se décala d'un pas de côté pour lui obstruer une nouvelle fois le passage.


Face à la manœuvre, un singulier sourire se dessina sur les traits du brun, qui, d'un regard oblique et d'un froissement d'ailes, signifia sa désapprobation.


- Ça suffit, laisse-moi passer Amenadiel…


- Non Sami, répondit-il fermement, tu n'y retourneras pas.


- Ah oui ? c'est ce qu'on va…


D'un bond puissant, tout en gardant fermement ses ailes plaquées dans son dos, l'ainé le cloua violemment au sol.


- ASSEZ ! nous savons toi et moi que je suis en mesure de t'obliger à obéir.


- Mais va s'y frangin, provoqua Samael en écartant les bras. Comme si c'était la première fois que tu essayais…


L'ainé éructa une salve de mots issus d'un langage trop ancien pour que le cadet lui-même les reconnût. Pour autant, il n'eut pas besoin d'interprète pour comprendre que son frère ne se montrait pas des plus aimables.


- J'ai renoncé, dit-il d'une voix glaciale, malgré l'ordre du conseil, à t'imposer ma surveillance. Tout ça parce que Père persistait à croire en toi, une confiance que j'ai voulu suivre… Mais là Sami, tu es allé trop loin en envisageant d'utiliser l'arbre de la connaissance.


- Oh. Je vois, répondit l'ange de lumière d'un air faussement contrit. Uriel n'a pas mis longtemps pour te faire part de mes plans.


- Et il vient de t'éviter bien des ennuis. Tu peux le remercier.


- Ne t'en fais pas frangin, c'est ce que je compte faire… avec mon pied dans ses miches livides !


Le premier né retint un juron. La coupe était pleine et il fallait sérieusement envisager à la vider avant qu'elle ne déborde. Il était plus que temps que Samael assume ses actes. Il ne pouvait passer impunément entre les mailles du filet.


- Ça suffit ! tu en as assez fait, je te ramène à la maison, que tu le veuilles ou non.


« Tu en as assez fait ». Ces mots ne cessaient de résonner dans l'esprit de Samael, tourbillonnant vite, si vite qu'il en fumait presque de rage, d'un souffle furieux qui peinait à franchir ses dents serrées.


- Tu as raison, approuva-t-il d'un sourire sardonique, et bien plus que Lui jusqu'à maintenant.


A ces paroles, le sang d'Amenadiel ne fit qu'un tour, et l'oxygène stoppa d'alimenter son cerveau. Il tenta de ravaler la boule qui s'était formée dans sa gorge. Ses grands yeux noirs s'arrondirent de panique et ses lèvres hésitèrent lorsqu'il tenta de s'exprimer, comme si les mots se bousculaient pour sortir.


- Oh non, finit-il par lâcher plein d'effroi, ne me dis pas que je suis arrivé trop tard…


- Ironique pour un ange capable de manipuler le temps, tu en conviendras.


Amenadiel se releva, déployant sa haute stature. Ses ailes sombres s'évasèrent autour de ses épaules, intensifiant l'aura de colère qui suintait de sa personne tandis qu'il se statufiait au-dessus du cadet. Impossible à cet instant, de ne pas lire dans son regard, toute l'amertume de son échec.


Il n'arrivait pas à croire que Samael ait commis un tel parjure, qu'il ait osé se servir de l'arbre de la connaissance. Ce qui appartenait à Père n'était destiné qu'à sa seule volonté et nul ne devait s'octroyer l'usage sans sa permission. Encore moins, un de ses enfants.


Que l'ange de lumière ait osé transgresser cette règle ancestrale montrait à quel point il se riait de Dieu.


Et face à cette réalité, Amenadiel réalisa qu'il avait perdu son autorité, voilà bien longtemps que sa présence ne faisait plus trembler Samael. Fut un temps où le simple fait d'élever la voix aurait suffi à le mater.

Époque magnifique. Époque révolue.


- Tu as souillé ces créatures, gronda puissamment l'ange noir, dont les ailes étaient parcourues de tressaillements, signe de l'intense nervosité qui était sienne.


- Non, je les ai libérées !


- Comment as-tu pu ? la loi est pourtant claire : aucune interaction avec les humains. Telle est sa volonté !


- Ma foi, si telle elle Sa volonté, souffla Samael en roulant ironiquement des yeux.


Tout en maugréant un chapelet d'injures inintelligibles, L'ainé s'éloigna, entamant de nerveux et incessants allers-retours. Il serrait si fort les poings que sa peau tendue semblait prête à se fissurer. Jamais L'ange de lumière n'avait vu son frère, d'ordinaire si impassible, à ce point affolé.


- La cité va bientôt être au courant, si ce n'est déjà le cas. Nous devons rentrer immédiatement pour préparer ta défense. Avec un peu de chance, il faudra du temps pour organiser la séance et réunir ses membres. Ainsi nous pourrons….


- Pas question, l'interrompit-il en projetant ses ailes blanches dans un balayage de protestation, je n'y retourne pas !


- Oh, mais tu n'as pas le choix Sami, répliqua froidement l'ainé en levant le poing au-dessus de sa tête.


- Non Amenadiel, gémit l'ange en rampant sur les coudes pour s'en écarter, ne fais pas ça. N'invoque pas encore ce fichu…


Trop tard.


Le bras se baissa et Samael fut de nouveau happé dans ce maudit passage de l'entremonde, un puits des plus insondables, l'incarnation de l'obscurité la plus absolue, qui lui faisait l'effet d'une irradiation.


Comme il l'avait fait maintes et maintes fois, Amenadiel opta pour une matérialisation protocolaire près de la porte principale de la Cité d'argent. L'omniprésente pâleur due à la téléportation commença à se délayer, se disperser, pour enfin révéler les premiers jalons des remparts.


Les lignes et angles de la construction cyclopéenne, brillaient intensément, mais moins que le pont lui-même sur lequel les deux frères se trouvaient. L'édifice d'un gris marmoréen se trouvaient ornés de gravures et d'autres incrustations qui le transformait en véritable œuvre d'art. Au sommet, deux anges de pierre se faisaient face. Ils étaient agenouillés en prière, tête baissée, et les pointes de leurs ailes, magnifiquement travaillées, se touchaient, arrondies vers l'avant.


- Peu importe, maugréa amèrement le cadet, je ne resterai pas ici très longtemps de toute façon.


Silencieux, l'ainé l'obligea à avancer d'une brusque impulsion dans le dos.


Si les murs étaient trop hauts pour qu'Amenadiel pût discerner d'éventuels frères, il ne douta pas une seconde qu'ils étaient présents. Les anges pouvaient se risquer à laisser le pont sans surveillance, mais jamais ils ne déserteraient l'entrée.


La lumière ne provenait d'aucune source spécifique, rayonnant de partout à la fois : bien qu'une clarté d'un début d'après-midi baignât les lieux entiers, il n'y avait aucun soleil dans le ciel, ni aucune ombre sur le chemin radieux de la barbacane délicatement sculptée.


La herse se leva enfin et l'aîné donna une nouvelle boutade à un Samael récalcitrant, l'obligeant par son geste, à traverser les secteurs chatoyants.


Ils passèrent devant un agencement géométrique d'édifices qui luisaient d'une teinte orangée, chacun d'eux fait de verre ambré opaque qui assurait l'intimité à ses occupants. Malgré cette apparence cristalline, les logements semblaient aussi résistants que la pierre.


Plus ils progressaient, plus la rage et la rancœur des anges étaient palpables, à tel point que les deux frères semblaient peiner au travers d'une barricade de pure animosité : Les regards noirs qui assaillaient de toutes parts le jeune rebelle étaient la preuve de l'ire qui embrasait la Cité d'argent. La hargne affichée fut d'ailleurs accompagnée par une pluie de commentaires amers.


Hérétique !

Blasphémateur !

Que la honte soit sur toi, Samael !

Plie-toi à la volonté de Père !


Amusé, l'interpellé se retourna vers Amenadiel d'un mouvement d'ailes qui aurait très bien pu être interprété comme un haussement de sourcils.


- Dis, tu crois qu'ils ont répété avant mon arrivée ?


Grommelant imperceptiblement, l'ainé se contenta le tirer sans ménagement par le bras, les yeux rivés sur les colonnes ioniques qui se dressaient tout autour de la route.


Ils montèrent ainsi quelques niveaux de plus, puis s'approchèrent à présent d'une construction aux fenêtres étroites et aux murs épais. L'édifice entouré de bosquets d'arbres rouge et or, semblait bourdonner de manière étrange.


Amenadiel guetta discrètement son frère du coin de l'œil puis s'attarda sur ce fameux bâtiment, plus particulièrement intéressé par cette surface de cristal bientôt à sa portée.


Une fois arrivé à sa hauteur, l'ange noir mit son plan à exécution.


Dans un puissant balayage, son aile brune propulsa Samael au travers de la paroi soudain devenue invisible. Décontenancé par la sournoise et brutale manœuvre, il mit un petit moment à réaliser. Ce ne fut qu'au bout de longues secondes, qu'il se releva au milieu d'une pièce vide, faisant face à l'implacable expression d'Amenadiel posté dans l'embrasure.


- Tu ne me laisses pas le choix Sami, je dois prendre cette précaution pour t'empêcher d'y retourner. Crois-moi, c'est pour ton bien.


- NON ! hurla t'il en se précipitant vers la sortie.


Mais immédiatement, une surface transparente se matérialisa tandis qu'une puissante magie se mettait déjà en œuvre pour verrouiller la pièce.


- J'ai besoin de m'occuper de certaines affaires, héla l'ainé au travers de l'obstacle, et j'aurai l'esprit plus tranquille en te sachant enfermé.


- AMENADIEL, ESPÈCE DE SALOPARD ! NE ME LAISSE PAS ICI !


L'ange se mit à frapper la porte de cristal, à n'en plus pouvoir. Mais les pas de son frère s'éloignaient déjà, l'abandonnant à son sort. Samael commença à le maudire, des hurlements à s'en faire éclater ses poumons.


Puis les heures s'écoulèrent et le découragement vint.


Il n'y avait rien de pire que de tomber dans un piège, être celui qui avait été manipulé comme un idiot. Pendant un moment, Il tourna en rond, le front bas et l'esprit agité. Une sensation insidieuse de tristesse flottait au milieu de sa cellule, rendant le silence plus lourd encore.


Non, il n'existait pas en cet instant une métaphore qui permettait d'effleurer même très vaguement ce qu'il éprouvait. Comment ne pas souffrir de cette situation, de voir que sa famille le considérait comme un mélange écœurant d'insubordination et de folie.


Du fait d'être comparé à une erreur, Samael s'était souvent posé la question du but de sa création mais même une éternité plus tard, il n'avait toujours pas la réponse.


Pourquoi était-il encore là, à perturber cet univers parfaitement orchestré, à penser différemment ?


Cette pensée fugace qui, un jour, s'était introduite dans son esprit de pure lumière. Elle était arrivée puis repartie comme un bel oiseau. Un instant très court, très excitant qui lui avait donné cette possibilité d'envisager les choses autrement…


Car à part célébrer Sa divinité en boucle, rien, absolument rien n'avait le moindre sens.


Sauf peut-être elle


Assis mollement contre le mur, Samael commença à se la visualiser dans le jardin d'Eden, au milieu des arbres susurrants qui tendaient leurs doigts de feuillages écumeux.


Quand il fut brutalement extrait de ses pensées par un bruit au niveau de la paroi.


Amenadiel ! Il est enfin revenu.


Presque immédiatement, il se releva, guettant son entrée, les poings serrés à l'extrême.


Il va le regretter...


Après un long flottement, une partie de la surface s'effaça enfin, ouvrant la voie à son frère.


Mais à sa grande surprise, pas celui escompté.




A Suivre…

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