ARRANGEMENTS AVEC LA REALITE : Prémices.

Chapitre 3 : KARLA SOFEN

1991 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 11/03/2023 11:15

KARLA SOFEN

(Sous influence)

 

 

Moonstone, Subterranea.


Le vaste hall circulaire est désert. Karla Sofen semble gênée, presque timide. Elle se tient les épaules, les bras croisés sur la poitrine, comme s'il faisait froid. Pourtant, à croire les panneaux digitaux censés renseigner la population du complexe, la température de la zone est parfaitement régulée. Les yeux dans le vague, elle distingue l'imposante créature indigo qui se tient dans son dos. Dans le reflet sur l'énorme baie vitrée qui lui fait face, son petit corps gainé de latex doré lui paraît infiniment fragile, en comparaison de la silhouette bleue massive sur laquelle il se détache... Elle penche la tête en arrière et cherche le regard de la Brute, quand il lui pose la main sur l'épaule avec une douceur inattendue…


— Je suis sous influence, Reed... Je le sens... Je n'arrive pas à te résister.


— Pourtant mon emprise sur toi n'est que superficielle. Je peux contrôler les phéromones que je sécrète… étendre ou diminuer l'influence que j'exerce sur la gent féminine. Tu n'es exposée en ce moment qu'à une quantité résiduelle infime d'exogènes. Je pense plutôt que tu aimes ça... Appartenir à un homme que tu reconnais en tout point supérieur. Ne pas pouvoir lui tenir tête. Les mâles doivent exercer sur toi une forme de fascination. Ils te dégoûtent, mais t'attirent irrévocablement, comme une phalène l'est par la flamme une nuit d'été.


— … Je lutte de toutes mes forces contre cette analyse… mais je sais que tu as raison. Etre attiré par ce qui nous détruit… S'aliéner ce dont on a le plus besoin… La psyché humaine est tellement tordue.


— …Les chaînes les plus solides sont d'ordre psychologique. Il est évident que tu n'as aucune envie d'échapper à ta condition de subalterne à ma solde… Ça me convient parfaitement. Tes compétences en psychanalyse te rendront très efficace dans ton rôle de leader. Je ne serai pas ingrat Karla. Je te taillerai la part du lion lors du partage des richesses de ce monde…


— J'admire ta présence… ton intellect écrasant… pourtant, une question me hante…


— Pose-la.


— Je ne remets pas en cause ta capacité à arriver à tes fins, je sais que tu y parviendras. C'est juste que je suis aveugle à la stratégie que tu souhaites employer… Tu as su régler le problème Von Doom…


Les yeux de la psychiatre restent perdus dans la contemplation du bras mutilé de la Brute. Elle pose sa main gantée minuscule sur les énormes doigts lisses et difformes. Ils sont roses et cireux, et leurs contours indéfinis, comme ceux d'un embryon qui n'aurait pas terminé sa croissance...


— Ça fait à peine quinze jours et tu as presque entièrement récupéré... Pourtant, si tu as dû prendre un tel risque pour l'éliminer, lui… Comment comptes-tu venir à bout du problème autrement épineux…


La Brute relève les yeux sur elle, amusé :


— …du Richards de ce monde ?


— Oui.


Un sourire rassurant s'épanouit sur les lèvres violettes :


— Il te fait peur.


— Pour avoir abondamment profité de ma supériorité, je mesure pleinement quelle arme constitue l'intelligence. Et celui-là n'est pas qu'un adversaire de plus. Il EST toi. Il faudrait être fou pour ne pas avoir peur…

— Mon alter-ego ne sera pas plus un problème que feu le souverain de Latvèrie... Il ne sait pas que je suis ici. Encore moins quels sont mes plans. Ça me confère un avantage significatif...


La Brute relève doucement le menton de son interlocutrice :


— Mais ce n'est pas mon véritable atout. Il ne pourrait pas rivaliser avec moi, même en ayant vent de mes intentions. Il fait actuellement face à une crise majeure. L'état de sa femme s'aggrave de jour en jour, et il n'a aucune idée du fait que je suis à l'origine de son affliction.


En révélant la véritable nature des pouvoirs de Sue Richards, je l'ai condamnée à court terme. Ses phases d'intangibilité l'empêchent dorénavant de métaboliser les nutriments que Richards lui perfuse lors de ses rares phases solides.


Cela fait des semaines qu'elle ne s'alimente plus normalement.


Comme à une autre époque, il a appelé à son chevet des spécialistes en la matière : Katherine Pride… La Vision… Il a même tenté d'entrer en contact avec Ghost, qui fait partie de nos effectifs depuis peu.

Il est clairement aux abois. Bientôt, sa femme atteindra le point de non-retour. Déshydratation… carences généralisées… La Vision est inutile, ses capacités étant basées sur des mécanismes fondamentalement différents. Et Pride fatigue. Elle peine à contrebalancer le processus de décohérence. S'il poursuit sa tendance actuelle, même respirer deviendra difficile pour l'Invisible. Les molécules de l'air lui-même commenceront à filtrer au travers de ses alvéoles pulmonaires sans s'avérer en mesure de les impacter autrement que par intermittence. Sa survie ne sera alors plus qu'une question d'heures... Nous profiterons de ce moment pour dépêcher une escouade spécialement calibrée, et régler une fois pour toute le problème des Fantastiques.


— …Une stratégie de prédateur. Pourtant… Vues de ma porte, tes capacités d'anticipation confinent au surnaturel. Or Richards et toi êtes une seule et même personne... Et si tu le sous-estimais ? Il a su protéger la terre de menaces comme Galactus… Il pourrait nous surprendre.


— …C'est moi que tu sous-estimes, Karla. Pour l'instant, Richards m'est intellectuellement inferieur. Et de loin.


Il n'est pas la créature sans scrupule ni entrave que je suis devenu. Au cours de son existence, il a développé et maintenu des liens sociaux très forts. Il a une vie de famille. Il a même réussi à avoir de la progéniture...

Le problème, c'est que notre intellect brut empêche toute compatibilité émotionnelle, tout partage réel, quel qu'il soit, avec un autre être humain… T'imaginerais-tu, Karla, nouer une relation avec un partenaire qui comparativement, posséderait le recul et l'éveil d'un enfant de deux ans ? Pourrais-tu construire ta vie avec un être à ce point inferieur que ses seules considérations seraient de dormir, se gaver, ou s'émerveiller des formes qu'il produit avec ses doigts ?


— Tu décris chacun de mes couples…


— …Si les grands intellects sont condamnés à la solitude, les esprits surhumains ne peuvent espérer la moindre interaction concluante avec leurs congénères. C'est l'isolement total qui les attend. Pourtant Richards semble avoir réussi... Mais pour accomplir cette prouesse, il a dû sacrifier une part incommensurable de lui-même...


— Une part de lui-même…?


— Il suit dans le plus grand secret, et depuis des décennies, une automédication quotidienne de sa conception qui lui a couté jusqu'à ses pouvoirs, dans les premières moutures de la formule…

Il a castré son potentiel intellectuel et sacrifié sa puissance de calcul monolithique pour maintenir le contact avec ses proches. Pour ne pas sombrer dans ce que vous estimeriez la folie, et risquer d'éliminer concrètement ceux qu'il aime en prenant la mesure de ce qu'ils sont réellement : des concepts insignifiants et sans valeur intrinsèque, voués à le ralentir.


Cet homme s'est abruti chaque jour de son existence au nom de la morale… Et dans l'espoir d'une vie "normale" sans envisager le suicide du soir au matin…


Et malgré cette mesure, sa femme lui a reproché froideur et distance, et ses pairs l'ont reconnu comme l'être le plus intelligent de la planète.


— Nous ne sommes donc que des gosses à tes yeux ?


— J'ai forcé le trait pour illustrer mon propos. Vous êtes bien moins que ça.


— Alors quoi ? Des animaux ? Pire…? Si tu m'es intellectuellement si supérieur que t'adresser à moi revient à communiquer avec un chiot… pourquoi prendre le temps de partager ta stratégie ?


— J'éprouve de l'intérêt pour certains d'entre vous, Karla. Peut-être même de l'affection… Mais même d'un chiot, un maitre est en droit d'attendre un comportement adapté. Cette "conversation" me permet de te rassurer et par là d'augmenter ton efficacité.


— …En gros tu veilles juste à ce que je ne mange pas tes chaussons en ton absence... Pas certaine que ça me rassure…


— Tu peux considérer ça comme un travail éducatif, oui. Si je n'avais aucun intérêt à partager ces informations avec toi, sois sûre que je ne le ferais pas.


La psychiatre se détourne de la Brute pour faire face à l'énorme baie incurvée. Elle s'absorbe dans la contemplation du scintillement doré des spots lumineux à la surface du lac souterrain qui s'étend dans la cavité calcaire qu'ils surplombent. Le menton baissé, les mains refermées sur le bas du visage, elle ne peut s'empêcher d'imaginer à quel point ces eaux sombres peuvent être glaciales et profondes :


— Une dernière chose… Tu n'as pas peur que la situation de sa femme ne le pousse à cesser sa médication pour la sauver…?


— C'est déjà fait. Il a interrompu son traitement au début de la semaine. Mais son organisme est saturé de la substance. Il lui faudra de nombreux jours pour être totalement purgé de la molécule. Ensuite il devra réapprendre à cohabiter avec un intellect dont il a délaissé l'étendue faramineuse plus des trois quarts de sa vie…


— Et tu ne crains pas qu'il trouve un moyen d'accélérer le processus ? Amoindri ou pas, il reste l'homme le plus intelligent après toi...


— Il en existe. J'en ai déjà recensé trois. Il en trouvera peut-être d'autres...  Mais leurs conséquences sur l'organisme sont systématiquement catastrophiques. Il devra affronter des phénomènes de sevrage avant de recouvrer sa pleine capacité. Dans tous les cas, il a besoin d'un temps qu'il n'a pas. L'escouade d'Utrecht frappe dimanche. Notre marge de manœuvre est plus que confortable.


Sur le lac au dehors, une créature longiligne attirée par les lumières émerge des eaux calmes comme un périscope organique. L'énorme vers bouffi semble se tourner dans la direction des protagonistes avant de les juger sans intérêt et de retourner à ses profondeurs natales, ne laissant derrière lui qu'un long sillage d'écume :


— …Les enfants du couple Richards, qu'adviendra-t-il d'eux ?


— Ils doivent disparaitre, au même titre que trois des adultes. Ces enfants sont même des cibles prioritaires, au vu de leur potentiel. Seule Susan Richards joue un rôle clé dans mes plans. Elle devra être ramenée ici, vivante et intacte.


— Tu sauras la guérir ?


— Il n'est pas question de guérison. J'ai provoqué son état. Je lui apprendrai à utiliser sa capacité pour ce qu'elle a toujours été au niveau sous-jacent.


— …C'est-à-dire ?


— La maîtrise de l'interaction forte. Son pouvoir n'a jamais été autre chose que la manifestation de son contrôle sur l'une des forces fondamentales recensées par la Physique. Elle commande aux gluons qui assurent la cohésion des quarks qui composent le noyau des atomes… Richards a épousé l'un des piliers de son univers, et il ne s'en est jamais rendu compte…


Le colosse présente sa paume ouverte à la jeune femme. L'ex-psychiatre y dépose machinalement sa main minuscule gantée de latex doré. L'énorme pouce rejoint les doigts délicats, et une infime traction l'invite à le suivre :


— Viens… j'ai envie de toi.

 



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Dans la grande cavité calcaire, par-delà la baie, la surface du lac demeure impénétrable. A l'intérieur du complexe, la lumière artificielle s'obstine inutilement à baigner l'espace liminal. Les panneaux digitaux continuent d'égrener leurs informations à destination d'un hall vide.



La température n'est pas remontée.


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