Miyuki ( d'Après le manga de Mitsuru Adachi, 1980)

Chapitre 13 : Gros cœur brisé

2699 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 21/02/2015 11:56

En cette fin d’après midi du 23 octobre 1984, quelqu’un sonna à notre porte. Ma sœur étant occupée à préparer le dîner avec Anna, je me suis proposé d’ouvrir. Parmi toutes les personnes qui pouvaient se présenter chez nous, j’étais à mille lieux de m’imaginer de qui il s’agissait…

Lorsque j’ai ouvert, je me suis retrouvé nez à nez avec un ventre énorme. Une masse graisseuse impressionnante dissimulée sous une chemise blanche et un costume brun. Une cravate rouge serrait un cou épais et gras dont les bourrelets débordaient du col. Une main potelée et puissante tenait un bouquet de roses blanches d’une beauté qui contrastait de façon frappante avec le personnage. Ce personnage que je connaissais bien d’ailleurs, notre ex enseignant du lycée Seika : Le professeur Torao Nakata.

 

       Ce dernier m’a salué, tout sourire. Visiblement, il était impatient que je le fasse entrer. Je ne sais trop pourquoi, je n’y ais pas songé tout de suite ; j’étais bien trop occupé à le regarder, presque tout beau, tout poli tout propre, des chaussures jusqu’à la tête.

Quelque chose me tracassait, il n’avait pas l’air naturel. Je ressentais une certaine nervosité derrière ce masque joyeux. Je ne me sentais pas dans mon assiette non plus, surtout avec ce bouquet de roses qu’il serrait dans sa main comme un trophée. Il me mettait plus mal à l’aise que le bonhomme lui-même.

Le professeur Nakata n’en pouvait plus d’attendre. Il se racla la gorge ce qui eut pour effet de me faire réagir et enfin lui dire :

 

-Bonjour. Quelque chose de grave ?

 

Evidemment, ma demande l’a surpris.

 

-Mais pas du tout ! Pourquoi cette question ?

 

-Ben j’sais pas…çà m’en a tout l’air, ais-je répondu sans quitter des yeux le bouquet de fleurs.

 

Nous nous sommes regardés, tout aussi nerveux l’un et l’autre. J’ai dégagé l’entrée.

 

-Mais entrez-donc.

 

-Merci Wakamatsu !

 

Il ne se fit pas prier et a pénétré rapidement dans le hall. Il regardait de tous les côtés avec une certaine prudence. A la lumière de l’ampoule qui illuminait le salon, je remarquai que ses cheveux brillaient de façon inhabituelle, comme s’il les avait laqués et coiffés. Je ne cessais de me répéter : Lui qui apparaissait tout le temps débraillé, peigné comme un pétard à chaque début de cours, le voilà qui arrivait habillé, propre comme un sou neuf, parfumé !

 

Celui là, il a une idée derrière la tête et je redoute de savoir laquelle…

 

-Sensei ?*

 

Miyuki est sortie de la cuisine, un torchon à la main. En voyant Nakata, elle eut l’air encore plus étonné que moi. Il est vrai que la surprise était justifiée. Nous ne l’avions pas vu depuis près d’un an, et entre nous çà ne m’avait pas manqué…

 

A sa vue, Nakata se crispa. Il se tortillait sur place, tout en émoi comme un gros pataud qui ne sait pas pourquoi il est là.

 

-Bonjour, Miyuki-chan.

 

-Ca fait longtemps ! On ne vous attendait pas.

 

Je ne te le fais pas dire…

 

-Mais me voilà, dit-il d’une voix grave qui se voulait sérieuse.

 

Il avala bruyamment sa salive et tira son col de chemise comme s’il l’étouffait. Il s’avança vers elle et lui tendit les roses.

J’assistais à la scène avec l’impression de me trouver face à une mauvaise pièce de théâtre dans laquelle le protagoniste en ferait des tonnes. Je doute qu’il le faisait volontairement, mais sa démarche était surjouée. Cela n’a pas empêché Miyuki de se montrer émue. Elle l’a remercié poliment et l’a entraîné avec elle à la cuisine.

Poussé par une certaine impulsivité, je me suis senti obligé de les suivre et je leur ais emboîté le pas. J’ai justifié mon désir d’être présent avec la première raison qui m’est venu à l’esprit, bien que stupide :

 

-Je vais vous faire un peu de thé.

 

Mauvais, n’est ce pas ?

 

Sans perdre de temps, j’ai fait bouillir de l’eau dans une casserole. Anna se trouvait à côté de moi, observait mes faits et gestes d’un œil perplexe tout en épluchant les pommes de terre : Elles étaient destinées au poulet-curry du soir. Puis elle s’est mise à regarder notre

invité qu’elle n’a pas épargné de son insupportable « konnichiwa ! ». 

Miyuki paraissait grave subitement, sentant probablement ce qui se préparait. Elle s’est tournée vers elle et a clairement prononcé :

 

  • Please An’, leave us alone.

 

  • Fine.

 

Elle abandonna les patates sur le plan de travail et s’éclipsa. Nous étions trois désormais à rester dans la cuisine. Mais Miyuki n’a pas tardé à braquer son regard sur moi pour que je m’en aille à mon tour et Nakata l’a imité à sa suite. Bien que je n’avais aucune envie de bouger, je ne me suis pas imposé davantage. J’ai fait signe à ma sœur de s’occuper du thé et je suis allé m’assoir sur le divan dans le salon.

 

      Mais tandis que les minutes passaient, je gambergeais inévitablement. Le tic-tac de l’horloge n’arrangeait rien à mes palpitations qui suivaient le rythme.  J’ai voulu lire un manga pour penser à autre chose, mais rien n’y a fait. J’ai voulu allumer la télé pour me distraire, mais çà n’a pas opéré. Je ne voyais aucun moyen d’être tranquille si ce n’est faire ce qui était franchement bien bas, écouter derrière la porte.

 

J’ai résisté quelques instants, mais la tentation que me proposait ma mauvaise conscience était trop forte. Je me suis levé du canapé puis malgré la répulsion que je ressentais à épier, j’ai penché mon oreille vers la serrure. Je ne discernais pas toutes les paroles. J’entendais parfois les rires nerveux de Nakata, ceux plus rares mais plus enjoués de Miyuki mais ce qui retenait surtout mon attention, c’étaient les longs silences qui entrecoupaient chaque phrase. Une atmosphère de malaise qui ne présageait rien de bon. Celle-ci était à son apogée lorsqu’une main se posa sur mon épaule et me fit bondir. Mon père s’inquiétait autant que moi et tenait lui aussi à savoir ce qui se tramait à côté. Je ne sais toujours pas comment j’ai fait pour ne pas lâcher un cri.

 

-Tu entends quoi ? Me demanda t-il.

 

-Pas grand-chose pour le moment…

 

-C’est qui ce gros individu ?

 

-Par où commencer…

 

-Qu’est ce que tu veux dire par là ?

 

-Qu’il y a de quoi dire à son sujet. Mais de quoi tu t’inquiètes ?

 

-Sans doute de la même chose que toi.

 

-C’est-à-dire ?

 

- Arrête de faire l’idiot ! Tu sais pourquoi. Je ne veux pas que ce bonhomme obèse touche ma petite fille de trop près !

 

-Chuuut !

 

Nous étions deux à nous presser contre la serrure. Je ne voulais pas perdre une miette de ce que j’entendais. Et notre patience, au bout d’une vingtaine de minutes, finit par porter ses fruits. Bientôt, le calme se dissipa et une certaine agitation se faisait sentir derrière la porte. A ce moment là, les paroles de ma sœur et du professeur devinrent plus claires.

 

«  Vous vous doutez bien que je ne vais pas accepter… »

 

-Mais pourquoi ? Tu ne me crois pas ? Tu ne crois pas à mes sentiments ?

 

-Je n’ais jamais dit çà !

 

-Je peux te rendre heureuse, je veux te rendre heureuse ! Tu es celle pour qui j’ai envie de me ranger dans la vie, celle pour qui j’ai rejeté une dizaine de femmes, celle pour qui je refuse de me marier ! Celle pour qui j’ai attendu l’âge de majorité pour pouvoir le faire !

 

-Vous ne vous rendez pas compte, nous avons quinze ans d’écart !

 

-Çà m’est parfaitement égal ! Tu es une adulte maintenant, c’est tout à fait possible. La différence d’âge ne change rien à ce que j’éprouve pour toi. Et jamais quoique ce soit n’y changera…

 

 

      Il y eut un silence particulièrement pesant. Mon père et moi avions la gorge nouée, le souffle coupé. Même si j’ai toujours su que Torao Nakata était un prof qui manquait cruellement de sérieux et qu’il avait un peu trop tendance à courir les jupons de ses élèves, je ne l’imaginais pas s’inviter chez nous pour aller jusqu’à demander la main d’une étudiante et ainsi faire preuve d’un remarquable culot. Mon père s’agitait sur place. J’ai cru devoir le retenir pour qu’il ne débarque dans la cuisine afin de lui coller une gifle. Le débat retomba dans un calme plat. Quelques instants plus tard, nous avons entendu des sanglots. Mon père était à bout de patience et a finalement ouvert la porte. Nakata pleurait à chaudes larmes. Il était affalé sur la table, inconsolable. Il serrait sa tasse de thé encore pleine, comme s’il s’agissait de l’unique élément capable de le raccrocher à la vie. Ma sœur se tenait près de lui et tentait vainement de le réconforter.

 

-Je ne sais plus quoi faire…Ma mère me contraint au mariage…Elle veut me faire épouser quelqu’un que je n’aime pas ! Je serais chassé de chez moi si je ne veux pas ! Qu’est ce que je peux faire maintenant !?

 

Le malheureux bégayait, hoquetait à chaque fois qu’il prononçait un mot tant son chagrin était grand. J’avais beau ne pas l’apprécier, je ne pus m’empêcher d’éprouver de la peine pour lui. Bien sûr, j’étais soulagé que ses avances aient été repoussées, mais pour la première fois depuis plusieurs années, je le voyais sincère et animé par des sentiments véritables qui allaient au-delà d’une simple attirance physique. Je découvrais une toute autre facette chez cet homme, une loyauté que jamais je n’aurais soupçonné si par ce culot que je considérais à présent comme de la témérité, il ne s’était présenté pour soulager sa conscience lourde de sentiments, certes authentiques de sincérité, mais non partagés. Miyuki aurait pu culpabiliser autant qu’elle le voulait, que pouvait-elle faire pour lui ? Que pouvions-nous faire nous-mêmes ?

 

Mon père lui-même n’eut pas le cœur d’en rajouter tandis que la bonne était revenu et reniflait dans son tablier.

Il fallu quelques temps à Miyuki pour calmer Nakata. Je n’ais pas su discerner à son visage s’il était partit résigné ou apaisé. Mais il nous quitta dans le silence, avec pour seul salut un hochement de tête assez bas pour ne pas révéler son visage rougi par les larmes.

 

Je n’étais pas prêt d’oublier ce que je venais de voir, çà jamais !

 

Un peu plus tard, Miyuki-chan arriva à son tour chez nous. Je devais manger chez elle ce soir là. Nous avons parlé quelques minutes et mon père n’a pas pu se retenir de dire que notre ancien professeur avait déclaré sa flamme à sa fille…Franchement…Mais à sa grande déception, ma copine n’a émit aucun jugement à son encontre. Puis j’ai enfilé ma veste et mon écharpe. Lorsque je m’apprêtais à franchir la porte, ma sœur me posa une drôle de question.

 

«  Onii-chan, si j’avais accepté d’épouser Nakata Torao, qu’est ce que tu aurais fait ? »

 

Je l’ais considéré un long instant sans pour autant donner de véritable réponse. J’aurais été stupéfait, horrifié ; j’aurais hurlé, pleuré peut-être…Mais quelque aurait pu être ma réaction, elle était inavouable. Comme dans chaque situation embarrassante, en lâche éternel que je suis, j’ai choisi la facilité.

 

-Idiote.

 

Et tout en entraînant Miyuki-chan avec moi, je me suis engouffré dehors.

 

 

 

 

Sensei* : Nom attribué à un professeur, enseignant où à un médecin au Japon.

 

 

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