Miyuki ( d'Après le manga de Mitsuru Adachi, 1980)

Chapitre 18 : Triste après midi d'été

7223 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 10/11/2016 00:57

Après plusieurs recherches, Yuichi a finalement trouvé un studio à sa convenance dans un autre quartier de la ville, plus éloigné que ce qu’on imaginait ; la semaine suivante, il préparait déjà ses valises. Il regrettait un peu ce départ parce qu’il se sentait en sécurité avec nous, loin de ces journalistes et de ces photographes qui ne le lâchaient pas d’une semelle. Il espérait le jour j ne pas être découvert.

 

Un matin vers 9h, son sac était fin prêt. Nous l’entourions tous dans le hall d’entrée tandis qu’il enfilait son veston. Il cherchait sûrement à nous cacher la peine qu’il éprouvait à nous quitter mais son petit jeu ne piégea aucun d’entre nous. Il serra vivement la main de mon père tout en le remerciant pour l’hospitalité chaleureuse qu’il lui avait offerte et pour laquelle il était réputé. Il remercia Anna pour avoir si bien pris soin de son linge et de ses affaires tout en la complimentant pour sa cuisine avec un anglais parfait. La gouvernante a rougi tout en serrant nerveusement son tablier ce qui fit rire papa aux éclats. Pour ma part, j’eux comme cadeau d’adieu la plus douloureuse des étreintes qui m’ait été de recevoir. Une accolade longue et affectueuse comme deux frères pouvaient s’en faire. Je pris conscience, à ce moment là plus que jamais, que je le regretterai ; que sa venue pour moi ne fut que trop courte. En dehors de mes remords à le voir ainsi nous quitter, je lui souhaitais bonne chance en espérant que la fortune ne l’abandonnerait pas. Puis il fit ses adieux à ma sœur. Il lui tendit une main qu’elle saisit aussitôt et leurs doigts entrelacés mirent un temps à se défaire. Elle le regardait malgré tout avec le sourire. Celui qui était sincère malgré toute la tristesse qu’il cachait. Ils ne prononcèrent aucune parole, mais ils semblaient communiquer par le regard. Une étincelle semblable, la même source de lumière brillait dans leurs yeux. Ce fut leur dernier échange.

 

Mon père restait, même avec tous ses défauts, un homme très émotif et ces malheureuses embrassades commençaient à le gêner.

 

-Allons ! On dirait qu’il part pour toujours, n’en faisons pas trop ! Il n’habitera pas si loin que çà…

 

Il passa la porte de chez nous et de ce qu’il avait considéré comme son chez lui.

 

-Nous nous reverrons, a-t-il dit.

 

La vie a repris son cours normal, et le cafard qui nous habitait peu après son départ a finalement fini par se dissiper. Notre petit cercle familial était devenu plus solide, plus soudé qu’il ne l’avait été depuis de bien nombreuses années. Et le défilement des saisons ne faisait qu’accroître sa force, un lien aussi robuste qu’un chêne nous unissait, chacun l’un à l’autre. Bien souvent j’y songeais avec un réel bonheur. Je retrouvais des rapports normaux avec papa avec qui il m’arrivait de partager des moments de complicités que je n’aurais jamais pu avoir les mois qui avaient suivi son arrivée. Et bien souvent, il me faisait remarquer avec une tendre malice : Tu as bien meilleure mine que le jour où l’on s’est revu la première fois. Sans doute était-ce vrai. Je portais plus facilement le poids du passé sur mes épaules et je pouvais y faire allusion sans tomber dans de sombres souvenirs, sans broyer du noir comme j’en avais coutume. Mais mon plaisir restait teinté d’une amertume dont je n’arrivais décidément jamais à éclairer la source. Je sentais que ce n’était plus le passé, mais le présent qui me faisait de l’ombre. Une peur inexprimable d’aller de l’avant et qui m’empêchait d’évoluer à la fois dans mes résultats scolaires, mais aussi dans ma vie de couple. Lorsque je sortais en rendez-vous avec Miyuki-chan, celle-ci le remarquait et me pressait de questions, parfois à un point de m’en mettre terriblement mal à l’aise.

 

-Tu es sûr que çà va ? Tu m’as l’air absent ces temps-ci.

 

-Ne t’inquiète pas, je vais bien.

 

C’est ce que je répondais toujours. Mais qui pouvait croire aux mauvais mensonges que je prodiguais ?  Certainement pas elle. Par respect pour moi sans doute, elle n’insistait jamais au point d’en devenir fâchée. Et nos rendez-vous platoniques continuaient, se ressemblaient toujours…

 

Un jour, tandis que je l’attendais près du parc pour une séance ciné, je revis pour la première fois depuis longtemps l’un de mes anciens rivaux, celui qui avait été un peu trop entreprenant avec elle ce fameux été, Kenji Kosaka. Je le reconnus sans peine bien qu’il avait un peu changé. Ses cheveux étaient un peu plus court mais toujours si brillants de santé qu’il en ferait pâlir de jalousie une fille, il avait pris comme moi quelques centimètres et semblait enfin avoir obtenu sa carrure d’homme définitive. Cependant, nous faisions toujours la même taille. Il a hurlé mon nom tout en accourant vers moi, comme s’il me cherchait depuis le début de l’après midi. Je suis resté planté à le regarder, les yeux ronds. Je ne m’attendais certainement pas à cette rencontre. Lui étrangement, avait l’air de se douter que je serais là. Il s’arrêta à un mètre de moi pour souffler comme un bœuf, épuisé de sa course.

 

-Ca fait longtemps, hein Wakamatsu ?

 

-En effet, trois ans il me semble.

 

-Déjà ? Wahou ! Le temps file à une vitesse ! Tu attends quelqu’un ?

 

-Oui, ma copine, dis-je en mettant bien l’accent sur le mot comme pour le provoquer. Mais il ne montra aucun signe de déception et me paraissait d’une humeur qui surpassait l’agréable.

 

-Ah je vois ! Et si nous nous asseyons quelques instants ? Sur ce banc, là.

 

-Si tu veux.

 

Nous prirent bien soin de rester à l’écart une fois assis. S’ensuivit un lourd silence qui ne tarda pas à devenir insupportable pour moi. J’attendais qu’il se décide à parler. Mais comme il n’en fit rien, j’ai fait mine de partir. Il m’a retenu par la manche de ma veste.

 

-Tu ne vas pas partir déjà !

 

-Apparemment, nous n’avons pas grand-chose à nous dire.

 

-Mais si, attends ! Assieds-toi s’il te plait.

 

J’ai grommelé tout en me laissant lourdement tomber sur le banc. J’ai froncé les sourcils d’un air ennuyé tout en levant les yeux au ciel. Que pouvait-il me vouloir à la fin !

 

 

-Dis-moi, est ce que vous l’avez fait Miyuki-chan et toi?

 

-Ca nous arrive, ais-je dis sans écouter.

 

Puis j’ai réalisé que je ne savais même pas de quoi il était question. Je me suis repris :

 

-Mais fait quoi ?

 

-Ben l’amour, idiot.

 

-Ah, çà ! Et bien…

 

Je n’étais vraiment pas dans la conversation. Je venais de répondre avec la même intonation que si l’on m’avait demandé si j’avais apprécié le film que nous allions voir. Je n’ais pas réfléchi sur l’instant à quel point la question pouvait être embarrassante. Lorsque j’ai enfin saisi, ma réaction fut violente et immédiate.

 

-Mais Mais ! De quel droit tu me sors çà toi ?! Ais je rugi le feu aux joues.

 

-Oh…Pour que tu réagisses comme çà, tu ne dois pas bien l’assumer…

 

-Mêle toi de tes oignons tu veux ? Et d’abord j’assume totalement ma relation avec elle !

 

-Alors vous l’avez fait ?

 

J’ai brusquement levé mon poing en le fusillant d’un regard mauvais.

 

-Je t’ais dit que çà ne te regardait pas !

 

Mon emportement n’eut sur lui aucun effet. Il restait toujours aussi calme et imperturbable qu’au début. Il me donnait même l’impression d’être heureux.

 

- Je le savais.

 

Il afficha un sourire plein de satisfaction. Maintenant il était totalement euphorique. Il riait d’une manière fort désagréable et tandis que je le prenais pour un fou, il ponctuait ses gloussements d’un coup de pied au sol tout en ne cessant de répéter : Je le savais, je le savais !

 

-Tu savais quoi exactement ?!

J’éprouvais le désir irrésistible de lui faire avaler ses chausses neuves.

 

-Vous ne l’avez pas fait.

 

-Tu cherches une baffe ?

 

-Tu aggraverais ton cas mon pauvre vieux. Tu oublies que nous ne sommes plus des lycéens mais des étudiants. Des étudiants d’âge mûr qui risqueraient de gros problèmes avec la justice si la situation en viendrait à dégénérer aux mains. Crois le contraire si tu veux, mais je t’ais aperçu totalement par hasard. Je t’ais vu là, attendant seul près de ton vieux banc et c’est en sachant bien que tu attendais Miyuki-chan que je me suis décidé à te rejoindre et traverser la rue. Je voulais, comment dire…te faire prendre conscience de certaines choses.

 

-Je n’ais sûrement pas envie de t’écouter.

 

-Tu le devrais pourtant, ce que je vais te dire est pour ton bien quelque part. Ces derniers temps, je me penche sur des magazines qu’on pourrait croire au premier abord superficiels, mais qui en disent longs sur la vie de tous les jours, les mariages heureux où malheureux mais aussi sur les relations amoureuses. Nous sommes de jeunes étudiants comme je te l’ais dit, la vingtaine juste et en pleine santé. Le Japon de demain, les pères de futures générations destinées à faire avancer le pays ! Les rendez-vous, flirter, c’est bon pour les écoliers, mais tu sais aussi bien que moi ce qui fait marcher un couple, n’est ce pas ?

 

Je n’ais pas répondu. A présent, je l’écoutais, statufié de rage, de stupéfaction mais aussi de honte. Il ne m’a d’ailleurs pas laissé le temps de l’interrompre et il a poursuivi :

 

-J’ai lu pas mal d’articles sur le sujet : les premiers émois amoureux, la vie conjugale, les couples qui battent de l’aile…J’ai retenu des choses intéressantes. Des choses qui me feraient réagir à ta place.

 

 

-Quoi ? n’ais-je pas pu m’empêcher de demander, toujours sur un ton de haine.

 

- Et bien, Miyuki-chan et toi êtes ensemble depuis quatre ans maintenant, pas vrai ?

Quatre ans c’est long, plein de choses ont du se passer en autant de temps, non ? Assez pour vous rapprocher davantage, vous connaître l’un et l’autre, vous donner des envies, pas vrai ?

 

Il insistait bien dans l’espoir que je lui réponde. Mais comme il n’en tirait chaque fois rien, il continuait :

 

- Et bien pour t’avouer mon ressenti, je dirais que de nos jours, c’est inconcevable qu’un couple de jeunes comme vous ne puisse aller, en quatre ans, au-delà d’un simple baiser. Oh non !

 

 

     Il m’avait eu. Je ne trouvais rien à répondre, aucune parole pour me défendre. Je me sentais possédé, mais à un point…Je n’avais pas de compte à lui rendre, j’en étais fort heureux, mais je me sentais misérable d’avouer au fond de moi-même qu’il avait raison. Il ne me semblait pas qu’il nous surveillait où qu’il avait repris contact avec Miyuki-chan, pourtant il nous avait percé à jour, comme s’il avait scruté notre relation sur tous les angles, comme s’il n’avait jamais cessé de nous épier. Je gardais un silence de mort, impassible de l’extérieur mais réellement bouleversé. Lui restait affalé sur le banc à côté de moi, ne cessant d’éclater de son rire cynique. On aurait dit que lui et moi venions de disputer une partie de poker, lui qui savourait sa victoire en mauvais gagnant et moi tentant de me remettre d’un cuisant échec. Ravi de voir qu’il m’avait touché en plein cœur, il se leva et me salua de la main sans aucune compassion puis s’en alla en trottinant gaiement sur le trottoir comme un enfant ravi d’avoir fait un mauvais coup.

 

Environ cinq minutes plus tard, Miyuki-chan arrivait et fut stupéfaite de me voir si pensif, si atterré que je ne songeais même pas qu’elle était là près de moi et que mon geste premier aurait du être de l’accueillir.

 

J’ai enfin réagi à son appel puis après m’être longtemps excusé, nous nous sommes mis en route. Durant la séance de cinéma, j’ai regardé le film sans le comprendre ni l’apprécier. Les paroles de Kosaka faisaient écho dans ma tête et rien d’autre à ce moment là ne pouvaient éveiller ma concentration, pas même la chaude main de Miyuki Kashima cherchant la mienne sans que je le sache et qui au final n’a rencontré que le cuir froid du siège.

 

 

 

Un dimanche après midi, ma sœur et moi étions dans le salon. Elle faisait sa gymnastique tandis que je lisais un magazine sur « la vie normal du japonais moyen ». Ce n’était pas particulièrement passionnant, mais çà me permettait d’affronter l’ennui auquel j’étais systématiquement confronté le dernier jour de la semaine. Je restais soucieux de ma rencontre avec Kosaka Kenji.

 

Papa ne se trouvait pas à la maison ce jour là. Il devait retrouver un assistant de son patron au restaurant, avec lequel il lui fallait sûrement s’entretenir affaire. Plus d’une fois il nous avait dit que bientôt, il devrait de nouveau retourner en Amérique et reprendre son travail. Je continue encore de penser qu’après un congé de près de quatre ans, soit son patron était un maître de compassion digne de respect, soit c’était ni plus ni moins le dernier des abrutis…Encore heureux que papa ait toujours possédé plus d’argent que ce qu’il n’en faut. Ses derniers temps de congés lui ont sérieusement coûté…

L’idée de devoir pénétrer à nouveau dans ces bureaux poussiéreux au sommet de ces buildings à la hauteur vertigineuse le travaillait, il ne le cachait pas. En victime éternelle d’une anxiété virulente, il n’a jamais aimé être ce qu’il est devenu : un esclave du travail, le pion insignifiant d’un gigantesque échiquier qui se remplissait puis se vidait de ses employés en permanence. Il menait une vie de contemporain inaccompli, ne manquant pas d’argent certes, mais dépendant de son boulot, frustré de ne pas vivre la vie qu’il voulait, auprès de ses enfants. Ca j’avais fini par le comprendre, et j’en étais désolé pour lui. Je ne tenais pas à ce qu’il parte à son tour.

 

J’ai lâché mon livre des yeux en soupirant bruyamment. Je me sentais larve à ne rien faire et je cherchais désespérément un moyen pour que le temps passe plus vite. Le programme télé n’annonçait rien d’intéressant et j’avais lu et relu tous les bouquins que l’on pouvait posséder dans notre bibliothèque. Miyuki-chan révisait pour ses prochains examens et je ne pouvais donc pas l’inviter à faire quoi que ce soit. Je ne trouvais rien à faire, rien.

 

Mon regard alla se poser sur ma sœur qui exécutait diverses acrobaties sur le tapis du salon, guidée par une musique entraînante qui faisait fureur à la radio dernièrement. Les paroles qu’interprétait le chanteur étaient en italien et Miyuki aimait particulièrement cette langue bien qu’elle ne savait la parler. Le maillot de corps rouge qu’elle portait mettait en valeur sa belle peau blanche ; la souplesse de ses membres et l’agilité dont elle était dotée lui permettait de réaliser des figures variées et dynamiques qui peuvent amener facilement à un claquage si le corps n’est pas suffisamment échauffé. Je la regardais dans le plus grand silence. Je me remémorais le soir où dans sa chambre, nous étions l’un sur l’autre, où j’allais commettre l’irréparable... J’y songeais avec effroi. Quelle connerie j’allais faire et pourquoi ais-je failli la faire ? Pourquoi je me suis senti aussi encouragé ?

 

Miyuki sentait mon regard sur elle, aussi elle s’est arrêté un bref instant pour me demander :

 

-La musique te dérange Onii-chan ? Si tu veux je peux baisser le son.

 

 

-Hm ? Oh non t’inquiète, je pensais juste à des choses.

 

-A quelles choses ?

 

-Rien de bien important.

 

Elle n’a pas posé plus de question et a repris sa gymnastique. Peu de temps après, le téléphone a sonné. C’est Anna qui s’en est allée décrocher et elle ne tarda pas à appeler Miyuki. Lorsqu’elle demanda qui se trouvait au bout du fil, elle poussa un cri de surprise qui retint toute mon attention. C’était Yuichi. Il voulait lui parler, à elle. Pourquoi ? Ne suis-je pas celui qui a toujours été le plus proche de lui ? J’écoutais chaque réponse de ma sœur sans en avoir l’air : j’avais repris mon magazine.

 

 

-Non çà ne me dérange pas, dit-elle. D’accord, à tout de suite.

 

Elle raccrocha. Sans dire un mot, elle a traversé le salon pour y éteindre le poste qui passait toujours la même musique en boucle puis elle a juste dit :

 

«  Je vais me changer Onii-chan, je sors. »

 

-Ok, tu rentres à quelle heure ?

 

-Vers 17 heures, peut-être plus. Si papa rentre avant, dis lui que je suis avec Yuu-chan au stade.

 

-Ok. Fais attention…

 

-Ne t’inquiète pas, me dit-elle en souriant.

 

Lorsqu’elle est redescendue des escaliers, elle était joliment habillée :

Un ensemble bleu ciel à manches courtes et au col de chemise blanc qui lui allait à merveille et dont la robe lui descendait jusqu’au dessus des genoux. La saison chaude revenue, elle pouvait à nouveau porter les tenues dans lesquelles je la trouvais plus jolie encore. Mais je songeais désagréablement qu’elle s’était ainsi vêtue pour un autre garçon, pensée qui me fit tourner le dos. Je l’ais écouté me dire au revoir sans la regarder et sans répondre. Certaines choses jusque là floues dans ma tête s’éclaircissaient peu à peu. J’avais une curieuse appréhension.

 

Cédant à une certaine pulsion, j’ai laissé retomber le magazine au sol, plus d’aucune utilité. Je pris également la décision de sortir m’aérer un peu. Anna accueillit l’idée avec consternation. Je suis sortis comme çà, sans me changer. Après tout, personne ne m’attendait. Je gardais avec moi la sacoche dans laquelle se trouvaient tous mes papiers. Une fois dehors, je ne savais que faire. Je prenais juste soin d’éviter de passer par le chemin qui longeait le stade. Un petit marché s’ouvrait dans tout le quartier Yasaburo et une foule impressionnante se formait près des stands, les gens s’agitaient devant les étalages. Une animation qui manquait les jours de grand froid.

J’errais sans but précis, sans réfléchir à l’endroit où je pouvais éventuellement me rendre. Quel triste après midi…

 

 

Lorsqu’on est mélancolique, des pensées sombres ne tardent jamais à nous envahir. Et c’est ainsi que ce jour là, l’idée de me recueillir sur la tombe de ma mère m’est venue. Sans me presser, je suis allé à la gare où j’attendis une dizaine de minutes le train qui s’arrêtait à Kamakura. Une heure de trajet environ m’attendait, mais je ne me souciais guère de la réaction de ma sœur si elle rentrait et mon père ne devait revenir qu’après le dîner. Lorsque je ne fus plus qu’à un quart d’heure de Kamakura, le soleil tapait fort contre la vitre blindée. Le ciel quelque peu nuageux au loin était coloré d’un orange abricot et les quelques taches d’indigo, de violet et de rouge dans les champs donnaient à ce paysage fabuleux une allure de tableau impressionniste comme ceux qu’on avait le loisir d’étudier en cours. Les lacs de riziculture renvoyaient aux passagers les reflets lumineux et presque agressifs du soleil qui étrangement, ressemblait plus à celui d’une fin de journée qu’à un milieu d’après midi.

 

Kamakura a toujours été une ville que je considérais comme magnifique, réellement plus charmante que Tokyo. Ses monts, le daibutsu Amitabha*, ses temples et sa nature. Ses bois dans lesquels nous nous promenions. Cet endroit tient toujours une place importante dans ma vie.

Bien qu’elle abrite en ses lieux un bon nombre d’habitants, le cimetière de Kamakura ne compte pas énormément de tombes. Mais elles sont imposantes et noblement entretenues. Quelques unes seulement, toujours très anciennes, sont oubliées ici et là dans les angles des murs. La végétation et le monde animal se sont emparés de ces vieilles sépultures et ont bâti par-dessus leur nid, leurs racines, leurs arbustes…

Un vent léger agréable remuait l’air et parvenait à rendre la chaleur de cette journée d’été supportable.

 

J’arrivai au portillon gris qui protégeait l’entrée. Les mains dans les poches, j’arpentais les montées, les descentes à la recherche de la tombe de ma mère. Elle se trouvait en haut d’une petite pente en compagnie de quelques autres qui étaient disposées dans un cercle presque parfait, non loin d’un majestueux monument blanc gardant l’entrée d’un mystérieux mausolée et dont l’inscription en lettre d’or laissait croire qu’il s’agissait du tombeau de quelqu’un d’important, sans doute une figure de courage et d’héroïsme sacrifiée pour son pays.

 

Je suis enfin arrivé devant la pierre tombale qui m’était tristement familière et dont le marbre bordeaux attirait indéniablement l’attention. Je suis resté un instant debout pour la contempler puis je me suis agenouillé en joignant les mains. Comme à chaque prière, une pluie de souvenirs jaillissait de ma tête. Je laissais durant ces quelques précieuses minutes le passé reprendre son importance, oubliant tout instant présent, toute pensée d’avenir. Je trouvais çà vraiment bon de se recueillir et d’être seul. J’eus également une pensée pour ma mère biologique que je n’avais hélas pratiquement pas connu et donc je ne gardais aucun souvenir. Je ne savais même pas où elle se trouvait enterrée exactement. Mon père me l’avait dit une fois je crois, mais curieusement, jamais il ne m’était arrivé de me recueillir sur sa sépulture avec lui depuis les mois qui ont suivi sa mort. Je me doute bien qu’il n’en parlait jamais pour ne pas éveiller les soupçons de Miyuki.

 

Encore accroupie, j’essayais d’arracher les mauvaises herbes qui avaient poussé près de la pierre et qui étouffaient les quelques fleurs sorties de la terre fertile.

Je me suis redressé et j’ai attendu. Je voulais rester le plus longtemps possible. N’allez pas croire que j’aime l’ambiance sinistre des cimetières, mais en parallèle avec ce sentiment d’inquiétude et de mal-être, j’ai toujours éprouvé un certain apaisement d’y aller, je savourais un calme plat qu’on ne connaissait qu’en marge de la ville et en campagne. A en croire que parfois, la présence des morts me préfère à celle des vivants. J’exagère un peu, sans doute…

 

Puis je me suis promené quelques instants entre les tombes. D’autres personnes que moi se trouvaient dans le cimetière et se recueillaient péniblement, ou paisiblement. Je suis passé près de plusieurs d’entre elles quand une silhouette noire près du portail retint mon attention. Je me suis doucement rapproché sans faire de bruit, chose probablement inutile car l’homme priait à en être sourd et aveugle. Je me sentais l’envie de l’observer davantage ; il me semblait le connaître, du moins l’avoir déjà vu. Je ne me trompais pas. Il s’agissait du garçon qui m’avait secouru la fois où trois racailles m’avaient tabassé pour avoir défendu un enfant. Je retrouvais son visage grâce à ses épaisses lunettes et ses cheveux ondulés. Il faisait face à une tombe plus petite que les autres et qui semblait être là depuis très peu de temps. Elle brillait à la lumière du soleil et la terre fraichement retournée émanait encore une odeur d’herbe coupée. Elle attirait plus mon attention que le garçon lui-même. Je fus bientôt à une distance suffisante pour lire le nom gravé sur la pierre neuve : Shohei Takanaka, (1975-1985)

 

Bigre ! La personne décédée est bien jeune !

 

Je fixais la pierre tombale avec insistance, à présent à côté de lui. Cette fois ci, il ne put faire autrement que de se tourner vers moi. Il poussa une petite exclamation tout en essuyant les quelques larmes qui coulaient sur ses joues.

 

Voyant la surprise que je lui avais faite, je me suis réellement senti désolé.

 

-Oh je m’excuse ! Je ne voulais pas te déranger, mais…

 

-Ce n’est rien, dit-il en frottant ses yeux. Je ne pensais pas qu’on se retrouverait à cet endroit…

 

Il a essayé de prendre un ton normal, mais sa voix tremblait. Je l’avais interrompu dans son chagrin, aussi je n’osais rien lui demander bien que la présence de cette petite tombe avec la peine qu’elle m’inspirait, attisait fortement ma curiosité.

 

-C’est toujours là où on s’y attend le moins que l’on se rencontre, ais-je déclaré sans savoir quoi dire d’autre.

 

-A dire vrai, je ne pensais pas me retrouver ici aujourd’hui, a-t-il dit d’une voix éteinte.

 

-Je comprends…

 

       Puis il a fini par me dire ce pourquoi il se trouvait là, quel corps reposait sous ce terreau.

 

      - Mon petit frère nous a quitté, cela va faire deux mois.

 

Sa confession était directe et frappante comme un éclair. Un enfant de dix ans gisait là dans son petit cercueil sans avoir vécu ne serait-ce qu’un quart de la vie qu’il lui était offerte. Une image glaçante envahit mon esprit et me saisit d’horreur. Mais pourquoi ?

 

-Il n’était pas bien un soir, a continué Seki. A dire vrai, il se plaignait déjà de quelques douleurs les jours précédents. Mes parents ont d’abord pensé à une indigestion et lui ont administré un médicament. Mais dans la nuit, çà a empiré. Ils l’ont emmené à l’hôpital, mais beaucoup trop tard selon les médecins. Une péritonite l’a emporté.

 

 

      Je restais sans voix, horrifié de ce que j’entendais tandis qu’il chassait à nouveau les larmes qui ruisselaient sur son visage, plus nombreuses encore que tout à l’heure. Je ne sus quoi trouver pour le réconforter et dans ce genre de moment, les paroles étaient plutôt inutiles. J’ai mis ma main sur son épaule sans rien lui dire. Il se voulait d’abord pudique puis comme si le geste que je lui avais adressé venait de briser une certaine carapace, il s’abandonna à nouveau à sa peine comme il le faisait avant mon arrivée. La détresse de ce jeune garçon à l’allure costaude, de ce garçon qui m’avait aidé sans me connaître m’empoignait le cœur a un point qu’à plus d’un moment, je me sentais fondre à mon tour et finalement, quelques larmes que je ne pus contenir s’échappèrent et roulèrent discrètement de mes yeux.

 

Pourquoi ce genre d’incident arrivait-il à de si bonnes personnes ? A quoi bon donner la vie si c’est pour qu’on la reprenne aussitôt ? Il n’y a aucun sens à tout cela !

 

Nous nous sommes assis lui et moi à l’écart de la tombe, à l’ombre des arbres sur l’herbe sauvage du coin. J’ai patiemment attendu qu’il se remette sans me préoccuper de l’heure qui tournait. Je ne pouvais pas le quitter dans cet état, ce serait une bien mauvaise façon de lui montrer ma gratitude de l’autre jour. Il était capable de m’expliquer qu’il ne se trouvait pas chez lui le jour du drame, qu’il vivait à Kamakura mais qu’il faisait ses études à Tokyo, dans une dure université où il exerçait surtout une réputation d’excellent joueur de baseball. Il était visiblement torturé de regret, la rage au cœur de ne pas avoir été là pour son frère en pensant probablement que cela aurait changé quelque chose. Lui dire qu’il ne devait pas se sentir coupable n’effacerait pas la responsabilité qu’il s’attribuait dans cette triste histoire.

Je finis par lui proposer humblement :

 

-Voudrais-tu m’accompagner jusqu’à chez moi un moment ? Ca t’aiderait peut-être de passer un peu de temps ailleurs.

 

J’avais raison de ne pas avoir trop d’espoir. Il déclina poliment mon offre tout en m’expliquant qu’il valait mieux pour lui de rester quelques temps avec ses parents qui eux aussi avaient sans doute du mal à surmonter le malheur. Il me remercia chaleureusement.

 

-Je n’oublierai pas le soutien que tu m’as apporté aujourd’hui. Mais bien qu’on se soit déjà vu par deux fois, je ne connais toujours pas ton prénom…

 

-Masato Wakamatsu, et ce n’est que partie remise pour l’aide que tu m’as donné une fois.

 

-Je devrais reprendre mes études lorsque le moral me le permettra..Je suis en deuxième année à l’université de médecine et d’odontologie de Tokyo. Si tu vois où c’est, on pourra peut-être se revoir.

 

-J’avoue ne pas savoir où est cette université…Je ne connais qu’une partie de la ville.

 

-Alors je sais où tu auras plus de chance de me voir : au stade Kasai, non loin de là où l’on s’est rencontré. Je m’y entraîne souvent à faire des lancers.

 

Le stade Kasai, celui où se rend habituellement Yuichi pour disputer des matchs.

      

-Entendu, je viendrai te voir avec plaisir.

 

      Le temps était venu pour moi de partir. J’ignorais l’heure, mais je pensais à la durée que mettrait le chemin du retour et éventuellement à la scène que pourrait faire mon père si par malchance il devait rentrer plus tôt. A regret, je devais quitter Seki sans savoir si j’avais pu réellement l’aider et ni comment il allait faire face à la perte qu’il venait de subir. Quelque soit la réponse, ce de quoi seraient fait les jours suivants, une nouvelle amitié venait de naître ; j’y songeais tandis que je prenais la voie ferrée en sens inverse jusqu’à Tokyo.

 

 

-Je suis rentré, ais-je annoncé en retirant mes chaussures dans le hall.

 

-Welcome home, Sir ! s’est empressé de répondre Anna, tout sourire.

 

-Miyuki est rentrée ?

 

  • Yes, she’s taking a bath.

 

  • Et mon père?

 

  • Not again.

 

  • Je vois, merci.

 

J’ai attardé mon regard sur la pendule du salon. 17h50 très exactement.

 

J’ai passé une bonne partie de la journée à Kamakura, ais-je pensé.

J’eus soudain un accès de tristesse.

 

Pauvre Seki…

 

Je me suis débarrassé de ma sacoche sur le porte manteau puis me suis laissé tomber

dans le canapé. J’ai allumé la télé, souhaitant tomber sur un programme divertissant qui me ferait oublier les malheureux évènements que je venais de côtoyer. C’est là que je suis tombé sur un jeu télévisé dans lequel les candidats répondaient quasiment toujours à côté de la plaque à chaque question que posait le présentateur. Voir à quel point certains pouvait manquer de culture par rapport à des thèmes aussi simple que la musique, les mangas où l’histoire me faisait rire. Un rire un peu forcé je dois l’admettre…

 

 

Sans doute épuisé par la marche, je commençais à céder au sommeil. Mes paupières se refermaient peu à peu quand dans un grand vacarme, j’ai fait un véritable bond. Anna venait de laisser tomber au sol toute une rangée d’assiettes et pour cause, mon père était

devant la porte, le teint gris et les traits tirés. Il tremblait de manière incontrôlable et tenait sa main devant la bouche, comme s’il allait vomir.

 

«  Sir ! Sir ! Are you all right?! Sir! »

 

 J’ai fait tomber le sofa pour venir à sa rencontre. Il semblait incapable de parler et tout son corps se crispait violemment en proie à une douleur qui le faisait suer de façon

alarmante. C’est alors que dans un effroi épouvantable, je m’aperçus que du sang coulait le long de sa main. A sa vue, Anna se mit à crier.

 

Ma sœur a déboulé dans les escaliers en pyjama. En nous regardant, elle se figea comme une statue, terrorisée. J’ai rattrapé notre papa de justesse avant que celui-ci ne s’affale sur le sol, sans connaissance.

 

J’ai hurlé :

 

«  Miyuki ! Appelle une ambulance, vite ! »

 

Retrouvant ses esprits, elle ne perdit pas une seule minute et s’empara du téléphone. Les horreurs devaient donc se poursuivre encore. Je redoutais de savoir comment tout çà allait finir…

      daibutsu Amitabha* : statue géante de Bouddha localisée au Japon.

Laisser un commentaire ?