Miyuki ( d'Après le manga de Mitsuru Adachi, 1980)

Chapitre 19 : Cette douleur qui nous unit

2106 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 08/11/2016 17:48

Un calme des plus inquiétants régnait dans la salle d’attente où Miyuki, Anna et moi étions installés depuis plus d’une demi-heure. La salle d’examen affichait une veilleuse rouge au dessus de ses portes laissant entendre qu’on n’avait pas le droit de rentrer. Nous étions seuls dans ce compartiment de l’hôpital, le cœur serré d’angoisse et des pires appréhensions. Je faisais les cent pas, la gouvernante tortillait nerveusement ses doigts, pâle comme un linge et Miyuki fixait un point sur ses genoux, les mains crispées sur sa robe. Je transpirais, je soufflais, je me laissais aller à mes émotions de manière agaçante et malgré le fait que j’avais le tournis, je continuais obstinément de faire des allers et venues dans la salle. Je guettais inlassablement le signal lumineux. Je ne saurais dire combien de temps nous avons encore attendu. Mais aucun d’entre nous n’a échangé une parole.

 

Notre attention fut soudain retenue par l’arrivée d’une infirmière qui se planta devant nous. Elle nous adressa un regard plein de compassion tout en disant avec douceur.

 

«  L’examen peut durer encore longtemps. Vous êtes sûr que vous arriverez à tenir l’attente ? Madame –elle s’adressait à Anna- vous êtes toute blanche, ne voulez vous pas plutôt attendre dans la salle juste à côté ? Il y a des lits, vous pourriez vous y étendre. »

 

Il est vrai qu’Anna avait mauvaise mine. La malheureuse supportait mal toute cette pression et son visage blafard rongé par le souci en témoignait. Elle ne répondit pas mais même sans acquiescer, elle suivit l’infirmière jusqu’à la pièce en question : une petite salle à deux mètres de notre siège généralement réservée à d’autres patients soignés en urgence.

 

Nous avons continué à patienter. Je songeais aux multiples problèmes que papa pouvait avoir avec les entrailles nouées. Forcément, j’imaginais le pire et dans l’extrême, je me disais que s’il devait lui arriver malheur, ce serait sur moi que retomberaient toutes les responsabilités.

 

Non, je ne peux pas l’accepter !

 

 

 

Je me suis tourné vers Miyuki. Elle n’avait guère bougé depuis notre arrivée. Son expression frôlait la neurasthénie et ses lèvres tremblaient, de même que ses avant-bras. Elle m’effrayait toujours un peu lorsqu’elle prenait cet air là car cela restait rare, voire exceptionnel.  Je voulus la consoler, mais j’étais tellement atterré moi-même que je ne savais comment m’y prendre. Difficile d’apporter le réconfort lorsque le réconfort lui-même nous a abandonné…

 

J’ai doucement passé mon bras sur ses épaules et tout en lui caressant les cheveux, je ne cessais de lui murmurer que tout se passerait bien, comme s’il s’agissait d’une incantation qu’il fallait se borner à répéter pour qu’elle se réalise. Il n’y avait aucune conviction dans ma voix, mais je pensais juste à dédramatiser, lui montrer que quoiqu’il puisse arriver, j’étais là pour elle. C’est tout ce dont je fus capable.

 

-Pourquoi faut-il que ce genre de chose nous arrive à nous ? Qu’avons-nous fait ?  a t-elle gémi en posant sa tête sur mon épaule. Elle se mit à pleurer.

 

Je ne savais pas moi-même pourquoi le sort s’acharnait sur nous.

 

-Tu verras que tout ira bien, tu verras…

 

Elle resserra ses bras autour de moi comme un étau. De toute évidence, elle était à bout. Elle cherchait à se débarrasser de tout ce qu’elle avait accumulé jusque là ; il en résultait que des idées noires lui venaient. Désarmée face à sa peur, elle avait désormais atteint ses limites.

 

-Nous avons déjà perdu maman. Nous étions si jeunes…Je ne veux pas revivre çà !

 

Notre mère lui manquait, plus encore que moi je ne pouvais la regretter. Elle ne parlait jamais de cette vieille douleur à personne. On la devinait que parce que nous avions éprouvé la même souffrance. C’est cette affreuse plaie ouverte qui nous unit tous les trois et ce, plus que le bonheur ne le pourra jamais.

 

Miyuki, je sais que tu n’as jamais cessé d’en souffrir. Mais même s’il nous est impossible de revenir en arrière, nous pouvons toujours aller de l’avant. Sache que jamais ton grand-frère ne te laissera seule si le pire devait arriver. Même si cela signifie abandonner les études, trouver du travail et sacrifier le peu qu’il me reste, je m’y engagerai et sans remords. Je le ferai peu importe le prix, parce que tu es ma petite sœur.

 

Ses pensées authentiques et sincères, je ne pus les lui dire à haute voix. La force de parler me manquait et le signal lumineux au dessus des portes attira subitement mon attention. Il venait de passer au vert et un instant plus tard, le médecin apparut escorté de ses deux infirmières et vint à notre rencontre. La première chose que je voulus observer fut l’expression de son visage. C’est jadis de cette façon que j’ai pu comprendre que l’état de santé de ma mère avait atteint son point de non retour. Mais là, il nous arriva avec un visage détendu, presque un sourire aux lèvres qui me laissa croire à une bonne nouvelle. Une impression que je n’osai pas exhiber à Miyuki de peur qu’elle ne soit vaine.

« Nous avons procédé à un examen général un peu long mais complet. Il semblerait que votre père soit un ulcéreux de nature ! »

 

-Comment ? Vous voulez dire qu’il a eu un ulcère ?

 

-Du moins c’est ce que nous avons cru au premier abord, m’a-t-il répondu sur un ton soudainement professionnel. Mais après vérification, nous avons rien détecté d’anormal. Il semblerait même que votre père soit en pleine forme.

 

-Quoi ?!

 

       Miyuki et moi avions pris la même intonation.

 

-Il a tout simplement fait une crise d’angoisse. Une bonne crise d’angoisse, je vous l’accorde.

 

-Mais ! Mais non, à ce point là ce n’est pas possible ! me suis-je exclamé sans comprendre. Il tremblait, il a vomi du sang !

 

-Tremblements, vomissements, malaises et nausées. Ce sont des symptômes qui peuvent être engendrés par une anxiété énorme et lorsque celle-ci est à un niveau extrême, il est possible qu’un écoulement de sang soit présent dans la bile. De ce que nous avons pu en tirer, votre père m’a l’air d’être un homme bien stressé. A son réveil, il nous a expliqué qu’il devait bientôt reprendre son travail. Est-ce que vous le saviez ?

 

Ma sœur et moi avons acquiescé d’un signe de tête.

 

-Cela lui provoque sans doute pas mal de souci, a-t-il poursuivi. La plupart des patients qui souffrent de maladies nerveuses, d’hyperémotivité où d’une anxiété pathologique sont relatifs aux ulcères et à bien d’autres choses encore... Est-ce que votre père se sent mal dans son travail ?

 

J’ai mis un temps à trouver une réponse. Je n’en savais vraiment rien…

 

-S’il s’y sent mal, il ne nous en a jamais rien dit…

 

-Je vois…Sans doute cherche t-il à ne pas vous créer de tracas. Mais quand l’esprit ne va pas, le corps tôt où tard finit par en témoigner. C’est le cas aujourd’hui. Mais il y a eu plus de peur que de mal. Vous pouvez aller le voir si vous le souhaiter, il va bien mieux.

 

-Merci à vous docteur.

 

Nous nous sommes inclinés bien bas avant de pénétrer à notre tour dans la chambre où papa reposait, en blouse bleue, dans un lit à côté d’une fenêtre où l’on voyait le ciel de nuit pour la première fois. Quand il entendit nos pas, il cessa de le regarder puis se tourna vers nous avec un air désolé.

 

 

-Votre père est un bel idiot hein ? Tout ce branle-bas de combat pour un tel diagnostic. De quoi se sentir honteux n’est ce pas ? Votre père est un bel idiot…

 

       

        Miyuki lui prit les mains et les serra dans les siennes.

 

-Papa, lui dit-elle d’une voix empreinte d’amour, si tu ne te sens pas bien dans ton travail, rien ne t’empêche d’en changer pourvu que tu ailles mieux.

 

Il la contempla avec stupéfaction. Puis son regard s’assombrit.

 

-Alors il vous a tout dit. Ils sont sensés être soumis au secret professionnel. Ce médecin a trop parlé !

 

-Il a eu raison, dis-je. Nous sommes tes enfants.

 

 

Et sur ses mots, je lui ais également pris les mains. Ne s’attendant pas à ce que je lui manifeste un quelconque geste d’affection, je pus voir ses yeux briller avant qu’il ne détourne brièvement la tête. Mais contre ce que je m’attendais, il ne pleura pas. Nous avons demeuré quelques instants dans le silence tandis qu’Anna, guérie de son malaise, se précipita derrière nous pour laisser ruisseler à ses joues des larmes de soulagement.

Cet accident m’a permis de comprendre que quelque soit les défauts qu’il puisse avoir, quelque soit les choses que je puisse lui reprocher, mon père restait mon père et qu’au prix du temps passé à vivre à nouveau sous le même toit, je ressentais à nouveau de l’estime pour lui.

Je croyais que six ans d’absence étaient largement suffisants pour oublier tout sentiment d’attache. Ce sont bien les coups durs qui nous laissent entrevoir si les membres d’une famille sont soudés.

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