Deux ombres

Chapitre 3 : Rencontre fortuite

2502 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 20/07/2021 21:07

Chapitre III — Rencontre fortuite


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Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis la grosse mission qu’avait dû remplir Dylis. Comme en compensation de ses bons services, un congé lui avait été accordé afin qu’elle pût se reposer comme il le fallait ; veiller un homme aussi important pendant trois jours presque sans dormir méritait une réelle récompense, apparemment. Malheureusement, ces trois pauvres jours de « vacances » – si toutefois on pût nommer cela ainsi – vinrent à leur terme, et il lui fallut rapidement reprendre du service.

 

Et quoi de mieux pour reprendre le travail qu’une vilaine plaie à panser ? Tandis qu’elle faisait un inventaire de ses produits – ah, elle tomberait bientôt à court de pavot –, on lui apporta un blessé, qu’elle constata être Áedán, un des chasseurs de la Cinquième. Il était reconnaissable entre tous, surtout parce qu’il aimait se faire entendre. Il jouait souvent de ses puissantes cordes vocales, bien que cela déplût fortement à bon nombre de ses camarades.

Dylis ne l’appréciait pas spécialement, sans pour autant le détester, mais elle devait admettre qu’elle était ravie que, pour une fois, il ne hurlait pas à pleins poumons pour qu’on fît attention à lui. D’un autre côté, il fallait le surveiller puisqu’une grosse balafre saignait abondamment le long de son avant-bras. Lâchant un soupir de dépit, elle se mit au travail.

On amena l’homme sur une des couches de l’aile médicale, et ce fut à elle de prendre la dure décision de procéder à une ablation de plusieurs de ses doigts, rongés par le poison et certains même arrachés par le monstre qu’il avait tenté de chasser avec son groupe. Il avait suffi d’un moment d’inattention, et le résultat n’était pas beau à voir ; de sa main droite, l’index, avait perdu une phalange, le majeur et l’annulaire n’étaient plus, et le pouce ne donnait pas trop d’espoirs non plus. Quant à la gauche, c’étaient le pouce et l’auriculaire qui avaient été dévorés par le monstre. Le pauvre homme devrait sûrement songer à une reconversion lorsqu’il se réveillerait, s’il ne devenait pas fou de ce handicap.

Enchaînant cataplasmes sur cataplasmes, avec compresses et autres remèdes pour faire cesser les saignements, Dylis dut se rendre à l’évidence que s’il ne succombait pas au poison, cela relèverait du miracle. Quel monstre ce fou avait-il décidé d’affronter pour se prendre une claque aussi violente ? Elle espérait que la bête était facile à maîtriser lorsqu’une horde de chasseurs se dressait face à elle, par respect pour ses collègues guérisseurs à qui elle ne voulait pas infliger de telles opérations.

 

« Je peux le voir ? »

 

La voix de Sadie la tira de ses pensées alors qu’elle commençait à s’endormir, affalée sur une table, prenant une minute de repos bien mérité après tous ses efforts. Dans une pièce voisine, isolé du bruit et des saletés, le patient dormait toujours, son corps reprenant lentement des forces.

 

« Il est encore sous drogues, tu sais. Pour la douleur, et le repos.

– Comment il va ? pressa la brune.

– C’est pas très beau à voir, en toute honnêteté. – Dylis se releva, et se passa un coup d’eau sur son visage une fois au-dessus de la bassine. – Je doute qu’il puisse à nouveau chasser. »

 

La jeune femme devint telle une furie ; son visage passa par plusieurs expressions. D’abord le choc d’apprendre que son compagnon et partenaire de chasse devait prendre sa retraite bien en avance, puis la tristesse, avant de passer à un état de colère, voire de rage, dirigée vers la pauvre guérisseuse. Celle-ci porta la main à sa cuisse, où elle gardait, sous ses vêtements, une lame au cas où, pour se défendre en cas d’agression, par pure précaution, en toute légitime défense.

 

« C’est de ta faute ! Tu aurais dû faire mieux ! hurla Sadie.

– J’y peux rien s’il lui manquait déjà des phalange et des doigts ! J’ai sauvé ce que j’ai pu, je te signale, s’emporta Dylis en retour, sans vaciller.

– C’était ton boulot de le sauver !

– Estime-toi heureuse qu’il soit toujours vivant ! »

 

La réalisation des pires possibilités sembla frapper Sadie, qui tituba, jusqu’à tomber sur une chaise. Il y eut un instant où elle fixa le vague, avant de fondre en larmes. Son visage disparut derrière ses fins doigts blancs.

 

« Qu’est-ce qu’il va devenir ? se lamenta-t-elle en reniflant. Il ne voudra jamais partir à la retraite si tôt…

– Sadie… – Dylis se rapprocha d’elle et posa doucement sa main sur son épaule. – Je ne te promets rien, mais nous pourrons peut-être trouver un équipement adapté. Ce n’est pas le premier à perdre un membre au combat. Les forgerons pourront peut-être bricoler un gantelet qui lui « redonnerait » ses doigts perdus, et le désavantagerait moins au combat.

– Tu penses que c’est possible ? »

 

Sadie avait retrouvé un semblant d’espoir. Dylis ne put savoir si ceux qu’elle lui donnait étaient factices ou non.

 

« J’imagine. On a les meilleurs forgerons du monde après tout. Il faut juste voir ce qu’en pensera Áedán. S’il ne veut pas retourner à la chasse après ça, je le comprendrais... »

 

Elle regarda tristement dans la direction de la chambre où se reposait le patient. À ses côtés, les pleurnichements de Sadie commençaient à se calmer.

 

*

 

« On a les meilleurs forgerons du monde ! Il faut juste voir ce qu’il en pensera ! Je le comprendrais s’il ne veut pas retourner à la chasse après ça... Rah ! »

 

Dylis donna un coup de pied dans un pauvre champignon qui finissait sa croissance malheureusement trop près d’elle. Furieuse, elle hurlait presque dans le recoin de la forêt où elle se trouvait. Elle manqua presque de lâcher son panier d’oseille tressée sous le coup de la colère.

 

« Mais comment j’ai pu être aussi stupide !? À quel moment c’est le genre de trucs que j’aurais dû dire !? »

 

Elle prit son poignard, et le jeta de toutes ses forces en piqué dans un coin d’herbe, où il se planta sans aucun souci. Sa colère n’en décrut pas pour autant, mais cela la calma tout de même un peu. La faute à son manque d’exercice ; cette crise passagère l’avait essoufflée, à force de faire les cent pas et de s’agiter dans tous les sens.

Elle s’assit sur un tronc d’arbre couché au sol et recouvert de neige, qu’elle balaya au préalable. Les coudes posés sur ses genoux remontés, elle se massa le visage du bout des doigts. Sadie la tuerait si Áedán ne récupérait pas de ses blessures, tant sur le plan physique que mental. Ironiquement, son annulaire gauche était intact, donc s’ils voulaient se marier, il pourrait porter sa bague. Cette réflexion peu amusante la fit pourtant rire ; sa voix se promena entre les feuillages, effrayant de sa présence humaine les quelques rongeurs qui ne s’étaient pas déjà enfuis à toute vitesse lorsqu’elle était encore prise par son accès de colère. Seuls quelques petits insectes continuaient de vivre leur vie sans se soucier d’elle, et c’était pour le mieux.

 

Ses poches étaient encore vides ; sa cueillette n’avançait pas vraiment. Elle avait beau fouiller, la saison n’était pas idéale pour trouver tout ce qu’elle cherchait. Il faisait constamment froid de ce côté-ci de la mer, ce n’était pas pour rien qu’on appelait cet endroit le « givre éternel » ; si elle retournait du côté d’Astera, elle aurait plus de chance. Mais la simple idée de se suspendre à un drake ailé quelconque la terrorisait, elle détestait ces reptiles volants. Peut-être pourrait-elle passer commande auprès des capitaines qui faisaient régulièrement l’aller-retour entre Seliana et Astera s’ils pouvaient lui ramener des ingrédients…

 

Un bruit de pas étouffés par la neige lui parvint ; sur la défensive, elle s’apprêta à fuir, non sans empoigner son arme démesurément trop petite pour blesser n’était-ce qu’un wulg – la simple image de leurs crocs pointus la fit frémir – et tendit ses muscles en guettant la venue de la créature. Pourtant, pas de museau allongé à la fourrure noire, ni de puissantes pattes dotées de griffes. Certes, la « chose » possédait un épais manteau blanc, mais il ne s’agissait là que d’un vêtement de fourrure.

 

« Ah. C’est vous, » soupira-t-elle en se rasseyant.

 

Uthyr lui répondit par un signe de la main. Étonnamment, il ne portait pas d’armure ce jour-là, seulement une épaisse tenue pour affronter le givre éternel. Le manteau de fourrure se fondait dans la neige, impossible de dire si sa blancheur éclatante venait du tissu ou bien des flocons qui s’y posaient. Son bonnet, tout autant fourni, cachait la majeure partie du visage ; ses yeux étaient la partie la plus expressive de son corps enfoui sous les épaisses couches de vêtements.

À sa ceinture pendait la cage à navicioles ; quelques-unes se risquaient à en sortir, mais la plupart d’entre elles avait compris qu’il ne fallait pas chercher d’écofacts ou d’ingrédients divers pour l’instant. Sur sa hanche droite, une petite sacoche renfermait son journal d’expédition, celui qui détaillait toutes les informations primordiales à connaître sur les monstres, les cartes des territoires connus et explorés, et bien plus encore. Enfin, ce n’était pas parce qu’il se promenait qu’il n’était pas armé ; le gantelet à sa main gauche se faisait remarquer par la gigantesque lame qui en dépassait, ainsi que par le grappin qui y était fixé, et qui servait aussi de lance-pierre lorsque la situation le requérait. De plus, les deux grosses dagues qu’il gardait fermement dans son dos à portée de main complétaient sa panoplie. Il semblait prêt à dégainer le moindre de ses équipements en un temps record. C’était, dans un sens, assez rassurant.

 

« Qu’est-ce qui vous amène par-là ? demanda Dylis, tout en sachant pertinemment qu’elle n’aurait pas de réponse acceptable. Vous voulez participer à ma cueillette ? »

 

Il haussa les épaules, et vint prendre place à ses côtés, avant d’être rapidement rejoint par son felyn, un peu trop pressé de venir se blottir sur ses genoux. La poudreuse volait dans tous les sens alors que son petit corps progressait à travers elle, jusqu’à rejoindre son compagnon de chasse. Il tendit les muscles de ses membres postérieurs, et effectua le saut le plus gracieux qu’il put. Se roulant ensuite en boule afin de conserver la chaleur de son corps, il attendit patiemment qu’on vînt lui caresser le poil.

 

« C’est rare de vous croiser. Vous êtes toujours parti à droite à gauche, chasser ou bien explorer. Vous ne vous arrêtez donc jamais ? »

 

Il se mit à rire ; ce fut une des premières fois qu’elle entendit clairement sa voix – même s’il était difficile de se faire une idée d’une voix à partir de simples exclamations, de même que des grognements, mais soit – et cela la fit sourire à son tour.

 

« Je ne pensais pas qu’un homme aussi sérieux, avec d’aussi imposantes cicatrices, puisse rire comme vous le faites. Vous en avez d’autres, des surprises comme ça ? »

 

Fechín laissa s’échapper un petit miaulement ; en riant, Uthyr avait secoué ses jambes, réveillant le pauvre felyn de ce fait. Cela ne l’empêcha pas d’enfouir de nouveau son museau entre ses pattes, et de retourner dans ses rêves paisibles.

 

« Vous vous promeniez ? relança Dylis ; Uthyr acquiesça. Et sans armure ? – Il hocha de nouveau la tête. – Vous vouliez vous retrouver à nouveau face à moi dans l’aile médicale ? Je vous manque tant que ça ? »

 

L’unisson de leurs voix s’éleva jusqu’au-delà de la cime des arbres recouverts de neige. Quelques oiseaux farouches s’envolèrent, apeurés par le bruit soudain qui venait les perturber dans leurs recherches de graines. Au loin, l’écho du cri d’un wulg se fit entendre, avant que le silence ne vînt l’étouffer. La tranquillité du lieu était apaisante ; pour peu, ils auraient presque pu oublier qu’ils se trouvaient dans un territoire encore sauvage, où un banbaro enragé pouvait débouler à tout instant.

 

« Je dois avouer que c’est assez déroutant de se retrouver en compagnie de quelqu’un qui ne parle jamais. J’ai l’impression d’être bien trop bavarde. »

 

Les lèvres d’Uthyr s’écartèrent pour dessiner un nouveau sourire ; le contraste entre sa dentition claire et son épaisse barbe brune était saisissant. Le plus frappant restait tout de même la cicatrice qui barrait son arcade sourcilière, s’étendant du milieu du côté gauche de son front jusqu’à la pommette. L’œil n’avait pas apprécié cette blessure – nul ne savait d’où elle lui venait, d’ailleurs – et était teinté de gris ; pourtant, à le voir remuer à droite à gauche en rythme avec son coéquipier, on comprenait que l’un comme l’autre était opérationnel, et heureusement ! Il était difficile, même pour le meilleur des chasseurs, de se débrouiller avec un champ de vision autant réduit.

 

« Vous êtes amusant, Uthyr, fit finalement Dylis en se relevant, prête à retourner cueillir ses divers ingrédients. J’espère ne pas vous revoir de sitôt, vous m’avez suffisamment donné de fil à retordre la dernière fois. Portez-vous bien. »

 

Elle épousseta son épais manteau que la neige recouvrait partiellement, et caressa brièvement le sommet du crâne de Fechín. Elle adressa un dernier sourire au duo de chasseurs de monstres, et repartit d’un pas léger compléter sa tâche du jour.

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