Deux ombres

Chapitre 4 : Ce que racontent les autres

3335 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 20/07/2021 21:41

Chapitre IV — Ce que racontent les autres


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Par moments, le manque de beau temps et de chaleur se faisait cruellement ressentir. Si certains raffolaient de la neige qui ne cessait presque jamais de tomber – ce n’était pas pour rien que cette terre avait été nommée « givre éternel » après tout –, ce n’était pas l’avis de tout le monde. Lorsque Dylis s’occupait de patients – il lui en était venu plusieurs qui s’étaient méchamment éraflé les coudes en glissant sur des plaques de verglas ces derniers jours – ces derniers lui parlaient parfois de leur état psychologique. Elle n’avait pas été formée pour ce genre de médecine, et ne savait généralement pas quoi répondre. Ses visiteurs devaient se contenter de hochements de tête et de vagues signes vocaux d’approbation.

Et en fin de journée, elle s’asseyait au chevet d’Áedán qui se remettait difficilement de ses plaies, et discutait joyeusement avec lui tout en apportant des soins supplémentaires. Finalement, il se révélait être un individu plutôt intéressant. Sadie les rejoignait souvent, et ensemble ils partageaient le dîner, se satisfaisant de restes des plats d’Aimee, la vieille cuisinière felyne. Le cœur de Dylis se serrait toujours lorsqu’elle voyait le pauvre infirme s’y reprendre à plusieurs reprises pour saisir et maintenir ses couverts. Souvent, il abandonnait, et c’était Sadie qui l’aidait à manger. Dans ces moments-là, la guérisseuse quittait la pièce, leur laissant l’intimité dont ils avaient besoin, mais aussi pour s’épargner un tel spectacle pitoyable.

Elle avait tenté de parlementer avec les forgerons, mais leur réponse était claire : sa requête était pratiquement impossible à mettre en œuvre. Réaliser un gantelet articulé pour remplacer ses doigts et phalanges manquants demandait beaucoup trop d’efforts, pour au final ne pas être sûr que cela marchât. Cette nouvelle désastreuse l’avait abattue un peu plus, et elle rechignait jour après jour à rendre visite à l’infirme. L’idée de voir son regard empli d’espoir avant qu’il ne demandât si elle avait pu voir les forgerons lui était bien trop désagréable. Quant à se résoudre à lui annoncer la douloureuse vérité, cela relevait de l’impossible.

 

« Oh, mais n’est-ce pas notre chère Dylis ?! »

 

Une voix puissante, celle de l’amiral Cornell, la tira de ses pensées alors qu’elle se rendait à la station thermale.

 

« Allez ! tonna l’homme qui accompagnait le vétéran, avant de poser sa main sur son épaule. Viens avec nous, ça te redonnera le sourire ! »

 

Elle eut à peine le temps de protester qu’ils l’emmenèrent à la cantine, où ils commandèrent sans lui demander son avis une quantité astronomique de nourriture. Ces hommes étaient toujours dans la démesure.

La jeune femme se retrouva coincée entre l’amiral, qui prenait déjà une certaine place à cause de sa carrure impressionnante, et Máel, qui lui aussi se faisait remarquer par son physique. C’était l’une des conditions nécessaires pour être un bon chasseur : être suffisamment robuste pour pouvoir s’en prendre à n’importe quelle créature, si bien qu’il était très rare de trouver un chasseur chétif. Même les quelques femmes qui s’engageaient sur cette voie étaient fortement musclées, c’en devenait un peu effrayant par moments.

 

« Pourquoi tu fais cette tête ? lança Máel en riant face à sa mine agacée. Tu n’aimes pas passer du temps avec les meilleurs chasseurs de cette colonie ?

– Vous ne m’avez pas demandé mon avis, grommela-t-elle avant de se servir un verre d’eau. Peut-être que je voulais juste rentrer chez moi. Peut-être que je voulais être tranquille.

– C’est à cause d’Áedán ? fit l’amiral, levant un de ses sourcils blanchis par l’âge. C’est si moche que ça ?

– On a juste perdu un de nos meilleurs chasseurs, voilà tout. Et il ne sera jamais bon à quoi que ce soit d’autre. Ce serait un miracle si Sadie ne le quittait pas pour devenir l’assistante d’un autre.

– Quel genre d’assistante serait prête à abandonner son compagnon d’aventure ? s’étonna le commandant de Seliana avant d’engloutir une part de tarte au potiron encore fumante.

– Allez savoir. Il doit bien y en avoir, non ? Statistiquement parlant. »

 

L’odeur alléchante des plats finit par faire craquer Dylis, et elle se servit à contrecœur. La chaleur des sources chaudes se faisait cruellement désirer…

 

« À ce propos, tu en es où de ce côté ? susurra l’amiral en se penchant lentement vers elle – elle retint presque un cri de dégoût en voyant son visage aussi près du sien. Tu as des vues sur l’un de nos valeureux hommes ?

– Arrête avec ça, ce n’est pas drôle. Je suis mariée à mes plantes, je n’ai besoin que d’elles.

– C’est ce que tu dis maintenant. Mais regarde-toi. Les saisons passent, et à défaut d’avoir des enfants à qui apprendre le métier, il te faudra un apprenti !

– Je me passerai de tes commentaires, » grommela-t-elle avant de croquer dans le morceau de légume qu’elle venait de couper avec son couteau ; la sauce épicée lui piqua la langue tout en réchauffant doucement la gorge.

 

Máel les avait regardés se disputer. Ce qui était amusant dans cette colonie était que tous se connaissaient, et s’entendaient plutôt bien. Astera, à l’opposé, était une grande ville à force des générations, et après quarante ans de colonisation de cette partie du Nouveau Monde, il fallait se rendre à l’évidence que l’endroit commençait à ressembler à un minuscule pays.

Seliana était le genre d’endroit où il faisait bon vivre. Certes, les températures en refroidissaient plus d’un – d’une manière aussi littérale que figurée –, mais les nombreuses fêtes organisées, ainsi que les chasses en groupe étaient suffisantes pour créer de véritables liens entre les résidents. Quant à ceux qui ne chassaient pas les monstres, leur rôle était si important – entre les marchands, les guérisseurs et les cuistots qui tenaient la cantine commune – qu’il était difficile d’imaginer une ville sans eux.

Et il fallait dire que Dylis et l’amiral se connaissaient plutôt bien. Cornell avait été à quelques occasions un patient de Dylis, mais souvent pour des broutilles, et à force de la taquiner – car il était toujours plus amusant d’embêter les nouveaux arrivants, encore plus lorsque c’étaient des femmes – ils avaient fini par nouer une véritable amitié. Parfois, à les observer, on aurait presque pu se laisser croire qu’ils étaient de la même famille tant leur relation était fusionnelle, pour le plus grand malheur de la jeune femme qui devait supporter ses blagues douteuses.

 

« Oh, regarde qui voilà, lui glissa Cornell en faisant un signe de tête en direction de l’allée principale de Seliana. Ton patient préféré ! »

 

Dylis roula des yeux. N’importe qui, mais pitié, pas lui.

 

« Amiral ! Commandant ! Comme ça fait plaisir de vous voir ! On peut se joindre à vous ? »

 

La voix irritante d’Efa perçait les tympans, et résonnait dans toute la salle, entre les bruits de couverts et le crépitement des feux au-dessus desquels chauffaient de nombreux plats. Puis deux chaises furent tirées, l’amiral et le commandant se serrèrent un peu plus, se rapprochant un peu trop de Dylis à son goût, et Uthyr et son assistante vinrent s’installer à leur table.

 

« Dis-le si tu veux que j’échange avec toi, ricana Cornell à voix basse en se penchant discrètement vers elle. Je sais que tu raffoles de sa présence.

– On n’a pas élevé les cochons ensemble, grimaça la jeune femme. S’il te plaît, laisse-moi tranquille avec ça, je voulais juste être au calme. »

 

Efa l’interrogea, lui demandant si quelque chose n’allait pas. Elle voulut lui répondre que sa simple présence suffisait à l’irriter, mais préféra donner une vague excuse, prétextant de la fatigue ou une charge de travail un peu trop lourde ces derniers temps.

 

« C’est vrai que l’hiver est rude, ici, souffla l’assistante en se servant un verre. Je sais pas comment tu fais pour supporter ça.

– Je viens des provinces du nord. Il neige trois cents jours par an, et il pleut le reste du temps. Un peu comme ici. Heureusement pour vous qu’il y a les sources d’eau chaude, ça permet de survivre.

– Oh, à ce propos, ça vous dirait d’y faire un tour après ? proposa Máel en tapant soudainement du poing sur la table, manquant de la faire chavirer. Je vous y invite ! »

 

Ses yeux bleu glacé vinrent croiser ceux de Dylis qui, les bras croisés sur sa poitrine, répondit du tac-au-tac.

 

« Si c’était pour avoir une chance de nous voir nues, il y a d’autres manières de faire, tu sais. »

 

Il y eut un gros silence, qui sembla s’éterniser. Personne n’avait compris qu’elle blaguait ? Vu leurs airs étonnés, il semblait que l’expression sérieuse qu’elle s’échinait à garder en toutes circonstances ne l’avait pas aidée sur ce coup-là.

Seul Uthyr, qui semblait avoir lu entre les lignes, fit éclater sa grosse voix et ricana à s’en éclater les poumons. Les autres le rejoignirent rapidement ; il leur en avait fallu, du temps !

 

« J’ignorais que tu blaguais autant, sourit Máel tandis que Cornell se retenait de hurler de rire de plus belle. Ce serait bien si tu arrêtais cette mine grave dès qu’on t’adresse la parole.

– Merci pour ce conseil, je tâcherai de m’en souvenir, » soupira-t-elle, sa fourchette se plantant dans une pièce de viande particulièrement tendre et délicieusement assaisonnée au poivre noir.

 

Elle garda ensuite le silence, se contentant d’écouter ce qui se disait. L’amiral raillait encore une fois gentiment Uthyr, qui n’en démordait pas et ne prononçait, comme toujours, pas le moindre mot. Efa, à ses côtés, ne cessait de lui jeter des regards fascinés. Il n’était pas dur de comprendre ce qui se tramait par-là. Dylis haussa les épaules, désintéressée, et écouta plutôt les discussions qui tournaient, une fois n’était pas coutume, autour du mutisme de l’Étoile de Saphir.

 

« C’est incroyable ça. Il parle jamais. Des fois je me demande s’il est muet ou quoi, fit Cornell en secouant la tête ; ses cheveux hirsutes grisés par l’âge s’agitaient dans le même mouvement. Il a toujours été comme ça ? demanda-t-il à l’assistante du chasseur, qui lui se contentait de répondre par des expressions amusées sans pour autant répondre.

– Toujours ! Il grogne juste quand il est pas content.

– C’est un animal en fait, ricana Máel en cachant misérablement le bas de son visage de sa main droite. Un animal qui ressemble drôlement à un homme !

– Pour l’avoir bien étudié et observé, je vous assure que c’est bien un homme, » lança Dylis alors qu’elle se penchait en avant au-dessus de la table, visant à attraper un des plats qui fumaient encore pour se resservir une part.

 

Nouveau silence, et regards bien plus appuyés que la fois précédente. Même Uthyr, cette fois-ci, la dévisageait avec une drôle d’expression ; il semblait surpris, voire presque choqué, qu’elle l’eût observé de cette manière. Le visage d’Efa prit une teinte aussi rouge que les bûches du four, et elle détourna les yeux, aussi bien de son compagnon de chasse que de la guérisseuse qui venait de lâcher une réflexion assez évocatrice.

 

« Arrêtez de vous imaginer n’importe quoi, soupira-t-elle. Je parlais en tant que médecin. Et je blaguais, encore une fois. »

 

Comme pour tuer un peu plus l’ambiance, elle lâcha un « ha, ha » forcé qui ressemblait à tout sauf à un rire. Il y avait comme un malaise, et elle était à deux doigts de faire appel à Cornell pour qu’il rattrapât la situation. Par chance, Máel le lui évita.

 

« Tu es drôlement bavarde aujourd’hui, Dylis, rit-il. D’habitude, tu restes dans ton coin et ne dis rien.

– C’est parce qu’il y a toujours ton grand-père dans les parages, souffla-t-elle. Il me fait peur.

– Oh, à part te planter son épée dans la gorge pour avoir dit des choses indécentes au sujet de son chasseur favori, je ne vois pas ce qu’il pourrait te faire ! »

 

La grosse voix de Cornell, qui éclatait de rire, suffit à faire revenir la bonne humeur autour de la table.

 

« Mais toi, tu te permets de raconter des choses humiliantes à son sujet ! protesta Dylis. Pourquoi il ne te ferait rien ?

– Tout simplement parce que je suis son petit-fils ! Ça a des avantages ! »

 

Comme pour illustrer ses propos, il se permit de raconter – une fois de plus – le raffut qu’avaient fait Uthyr et Efa à leur arrivée dans le Nouveau Monde. Le zorah magdaros avait intercepté leur bateau – Áedán s’était longuement plaint de maux de crâne après cela – et sans réfléchir, ils s’étaient lancés dans une exploration de la surface du corps du monstre de lave… Pour finir quelques instants plus tard dans une forêt, entourés de jagras, sans la moindre arme. Si Máel, à ce moment-là encore chef d’équipe pour les nouvelles recrues, n’était pas intervenu pour distraire le gros anjanath venu rôder autour des remparts de la ville, le monstre n’aurait fait qu’une bouchée du chasseur et de son assistante.

 

« Autant dire que mon père était furieux d’apprendre que ces deux-là avaient risqué leurs vies bêtement ! Si Uthyr n’avait pas fini par devenir l’Étoile de Saphir, je crois qu’il le lui ferait encore payer aujourd’hui ! »

 

Dylis rejoignit malgré elle les rires de ses camarades. Il fallait avouer que cette anecdote était plutôt drôle, en y repensant. Elle se trouvait alors sur un des derniers bateaux, et n’avait pas été confrontée au naufrage dû au monstre titanesque, contrairement à ses voisins. Le commandant de Seliana, visiblement échauffé et prêt à poursuivre, raconta ensuite de nombreuses anecdotes au sujet d’Uthyr, qui se contentait de sourire gentiment et de rire lorsque l’occasion s’y prêtait. La jeune femme l’observa en silence tout le long du repas, intriguée par cet homme qui ne disait jamais rien.

 

 

Après ce dîner riche en émotions, ils prirent enfin la direction des sources thermales. Situées un peu à l’écart de la ville – bien que toujours au sein des remparts érigés afin de se protéger des monstres sauvages – l’endroit se présentait comme un grand bâtiment de bois et de pierre, dans lequel se trouvaient trois vestiaires : un dédié aux hommes, un pour les femmes, et un troisième, mixte. Cornell plaisanta en proposant de se rendre dans le dernier, mais fut contraint d’accepter le choix de Dylis et d’Efa qui, d’un commun accord silencieux, s’étaient déjà glissées dans la pièce qui leur était dédiée.

Ôtant leurs vêtements couche après couche, et les disposant sur une étagère dans un petit panier prévu à cet effet, elles se retrouvèrent rapidement toutes deux aussi nues qu’un enfant tout juste né. La pudeur n’avait rien à faire en ce lieu, où il était tout à fait banal de se retrouver ainsi dévêtu. Il suffisait de relativiser ; les corps des femmes n’étaient pas si différents les uns des autres, et il n’y avait rien d’étrange à se mettre à nu, littéralement, dans un si grand espace réservé au bain.

De l’autre côté de la pièce se trouvait une grande salle de bain ; un système de pompe permettait d’apporter l’eau à des robinets, près desquels avaient été installés des sièges et des miroirs de métal poli. Chaque personne pouvait en choisir un, et se laver grâce aux pains de savons et à l’eau courante – quoi qu’un peu fraîche par moments, selon l’arrivage – mis à disposition, avant de prendre la direction des bains d’eau chaude provenant directement des montagnes.

Ses cheveux châtains relevés en un chignon, Efa fut la première à se glisser dans le grand bain extérieur ; l’eau chaude lui arrivait juste au-dessus de la poitrine une fois qu’elle se fut assise au fond du bassin, sur les pierres polies. Dylis choisit une place un peu plus loin, sur une marche, et se contenta de garder l’eau à la température horriblement élevée au niveau de ses hanches. La neige qui tombait rafraichissait sa peau lorsqu’elle s’échouait dessus.

 

« Dis, lança-t-elle, il doit bien y avoir une raison pour laquelle il ne dit jamais rien, ton chasseur, non ?

– J’imagine que oui, fit Efa en tapotant la surface de l’eau du bout de ses longs doigts fins qui commençaient à prendre une teinte rougeâtre à cause de la chaleur. Mais même moi, je ne l’ai jamais entendu réellement parler.

– Et ça ne le dérange pas ? Les gens doivent bien raconter des choses dans son dos, non ? »

 

Dylis s’était étirée, la tête renversée en arrière, tournée vers le ciel. Un flocon vint tomber sur sa paupière, et fondit aussitôt sous la chaleur de son corps et des vapeurs d’eau.

 

« C’est ça, sa force, répondit l’assistante d’un air un peu rêveur. Il se moque de ce que racontent les autres. Il préfère en rire. J’aimerais être comme lui, avoir tant confiance en moi que l’avis des autres ne me fait plus rien. »

 

Ses joues rougissaient encore. Était-ce à cause de la chaleur des bains, ou bien était-ce à cause de ses sentiments ? Dylis l’ignorait, et ne voulait rien entendre à ce sujet. La simple présence d’Efa dans le même bain qu’elle suffisait à l’irriter, mais il fallait faire avec et jouer la sympathie.

Non-loin d’elles, quelques autres femmes se prélassaient, savourant la tranquillité du début de la soirée. Le ciel commençait à prendre une teinte sombre ; le crépuscule ne devrait plus tarder, la lune montait paisiblement pour prendre la place qu’occupait le soleil quelques heures auparavant. Et à travers le ciel aux riches teintes, les flocons de neige glissaient sous le vent, portés par la brise, s’échouant au sol ou se dissipant dans la chaleur de la source thermale.

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