Rathlands

Chapitre 6 : Chapitre 6 (Oxiderr POV)

3265 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 28/10/2019 10:09

Deux jours.

Dans deux jours, les Rakuriens partiraient à l’assaut d’Ignis, et la ravageraient sans aucun doute. Foudroyant les troupes aériennes et massacrant les soldats terrestres, ils ne laisseraient derrière eux qu’une poignée de cendres. C’était une évidence. Les Rathlands étaient bien trop affaiblis pour ne serait-ce que lutter face à eux.

Dans deux jours, ils sonneraient le clairon de la vengeance.

Oxiderr bailla à s’en décrocher la mâchoire, s’étira, puis se repelotonna sur lui-même afin de profiter de la chaleur de l’âtre, fermant les yeux.

« Nous n’avons pas besoin d’un pseudo-héros pour nous assister. Ce grand nigaud l’a lui-même dit. Tsss quelle arrogance, ce dragon … Akalash … Akalâche, oui ! » songeait le Zinogre Rugissant.

Il ne comprenait même pas pourquoi son père s’était donné tant de mal à gravir le mont Tsereve pour le rencontrer. Un homme, même extrêmement doué, ne méritait pas toute cette mise en scène. Quant à son statut plus respecté que celui de l’empereur, l’aîné de la fratrie Rakuraï n’en reconnaissait aucune légitimité. S’il lui suffisait de rendre un simple service à son père pour devenir supérieur à lui en terme de titre, Oxiderr l’aurait fait depuis longtemps. Or, ce n’était pas le cas, donc Akalash ne méritait pas plus de respect qu’un général, tout au plus.

« Tiens, en parlant de général, je me demande si Astérion me mettra encore en première ligne … J’espère au moins qu’il n’y aura pas ce couard d’Achéron, il est si faible ! Même Irodim, plus jeune que lui de cinq ans, se débrouille mieux que lui ! » pensa-t-il. « Mmh. Etant donné qu’on doit aussi prendre en compte les renforts Burutiens, je pense que l’organisation sera différente, cette fois-ci. » réalisa-t-il ensuite.

Oxiderr ouvrit les yeux pour observer les flammes qui dansaient dans la cheminée principale du palais.

« On ne connait toujours pas les raisons de leur soudain engagement, c’est étrange. Tant que leurs intérêts servent les nôtres, ce n’est pas vraiment un problème, mais il y a anguille sous roche … Pourquoi diable la dictature Buruto voudrait-elle nous soutenir ? Peut-être qu’ils ont eu un différend avec les Rathiens. Je ne vois que cela. Quand bien même, pour envoyer un messager deux jours après que Père ait décidé de préparer cette attaque, ce devait être un sacré différend … Personne ne sait ce qu’il se passe dans la tête de Gnatos, de toute façon. » réfléchissait le Zinogre à la teinte grise.

Secouant la tête, il se retourna pour exposer son dos à la chaleur du foyer, et abaissa de nouveau ses paupières.

L’aide des Burutiens n’était pas superflue. Les Rathiens allaient certainement rameuter des Ecumiens en renfort, comme toujours. Il était surprenant de voir que ces larves de léviathans acceptent encore d’aider leur pathétique voisin. Il fallait croire que la guerre faisait maintenant partie de leurs passe-temps favoris, au même titre que se prélasser aux thermes. Les Ecumiens n’étaient autres, selon le Zinogre Rugissant, que des fainéants uniquement préoccupés par leur propre bien-être. Leur paresse gagnait même leur compétitivité, ces léviathans laxistes se comportant en règle générale de manière pacifique, en refusant d’ouvrir toute hostilité. Car de toute l’Histoire, pas une seule guerre n’avait été lancée par le Royaume Ecume. Celui-ci se contentait uniquement de répondre mollement aux attaques ennemies, et de parfois supporter un autre état. Ils servaient notamment les Rathlands, certainement par courtoisie, Khryselios organisant souvent des banquets où la famille royale Ecumienne était conviée. Ils ne se souciaient de rien d’autre.

« Comment se nommait leur roi, déjà ? Tidal III ? Oui, ce doit être ça. Tidal III et la reine … Mmh, pour la reine, je ne sais plus. Ce n’est pas comme si quelqu’un en avait cure, des noms Ecumiens. Même Achéron n’est pas incollable sur le sujet. »

De toute manière, plus personne ne se donnait la peine de se préoccuper de ce peuple pusillanime habitant des terres gorgées d’eau et de sel. Les envahir ne rapporterait aucun bénéfice. Excepté le riz et quelques rares autres végétaux, rien n’était cultivable dans ce climat humide et tempéré. La seule autre activité praticable était la pêche. Or, les Rakuriens n’étaient guère friands ni de riz, ni de poisson.

« C’est à se demander comment leur économie tourne encore … Si l’on peut encore nommer cela une économie. A ce stade, on devrait parler d’« agriculture vivrière de masse » » méditait-il, relevant soudainement la tête, ayant entendu un bruit de pas précipités.

-        Irodim ? Tu as encore volé le manuscrit favori d’Achéron ? demanda-t-il avec un sourire narquois.

-        N-non, pas celui sur les minerais ! dit le cadet en apparaissant dans l’encadrement de la porte, haletant. Tu sais bien qu’il l’a enfermé à double tour dans un coffre depuis la dernière fois … Non, son … Son livre de sciences, là … Le « Traité Complet de Wyvernologie » …

-        Tu veux dire, la fois où tu avais menacé de le jeter dans le lac ? rit Oxiderr. Ô Dieux, ce que j’avais ris ! Cette espèce de pleutre était terrifié !

-        Oui, répondit Irodim en se remémorant ce souvenir. Par contre, Papa était tout aussi furieux … On a été privés de viande pendant une semaine ! Brr ! On n’avait droit qu’au poisson, c’était horrible ! Tu te rappelles ? frémit le plus jeune.

Le Zinogre gris lunaire acquiesça. Oh que oui, il s’en souvenait. Le remplacement de la viande par du poisson était presque traumatisante pour n’importe quel Rakurien, si bien que certains parents l’utilisaient comme moyen de punition. A cause du fait qu’ils consommaient bien plus de viande, les Rakuriens avaient souvent tendance à délaisser le poisson, bien trop salé à leur goût. L’odeur les rebutait également.

-        Il n’y a vraiment rien de plus infect que le poisson …

-        Je suis d’accord, opina le Zinogre Immortel, dire que les Ecumiens en mangent tout le temps, avec du riz, en plus ! s’offusqua-t-il.

-        Les Ecumiens sont aussi irrécupérables que leurs goûts culinaires, conclut Oxiderr.

Il remarqua alors que le pelage de son frère était humide de flocons fondus, et que ses poils gouttaient sur le plancher.

-        Il t’a pourchassé ? dit-il en retroussant légèrement ses babines, en une expression à la fois moqueuse et contrariée.

-        Jusqu’à la Griffe de Foudre ! répondit Irodim en hochant la tête.

-        Viens te réchauffer alors, idiot ! Tu pourrais faire une hypothermie ! gronda l’aîné en cédant un peu de place.

-        Merci ! le remercia le plus petit en s’installant près de lui, devant l’âtre rougeoyant en ce milieu de journée d’hiver, au soleil déjà déclinant.

Du fait de leur position géographique, la nuit tombait bien plus vite ici qu’au Sud de Solhatar. Ainsi, le jour durait environ dix heures en Rakuria l’été, contre seize heures dans les terres les plus méridionales. En hiver, les journées Rakuriennes se limitaient à six heures d’ensoleillement contre onze pour les pays du Sud.

-        Je vais chasser, lâcha soudainement Oxiderr en se levant. Il va bientôt faire nuit.

-        D’accord, murmura le cadet, somnolant sur la carpette verte brodée d’or.

Avant de franchir le seuil de la porte, il jeta un œil à son frère assoupi. Puis, sans un mot, il lâcha un faible soupir avant de disparaître.



**********************************



Humant brièvement l’air glacial, le Zinogre Rugissant quitta l’enceinte du palais, puis se dirigea vers la forêt à vive allure. Autour de lui se dressaient d’impressionnants conifères recouverts de poudreuse, et lui-même il progressait dans une couche immaculée et épaisse, projetant de la neige sur son passage. Le fleuve de la Griffe de Foudre coulait non loin, et l’on pouvait entendre d’ici le grondement sourd de ses cascades. Usant de son flair tout en courant, il bifurqua vers l’Est. L’obscurité commençait à tomber sur la taïga telle un voile opaque, limitant sa vue, mais également celle de ses potentielles proies, dont il commençait à distinguer les effluves. S’enfonçant davantage dans celle-ci, il cessa sa course pour se mettre à marcher, de manière plus furtive. Puis, se concentrant à nouveau sur ses capacités olfactives, il essaya d’isoler l’odeur d’une proie parmi la foule d’informations qu’il recevait.

« Voyons ce qu’on a là … Quelques Antekas … Et deux Popos … »

Il orienta son museau vers le fumet qui lui paraissait le plus alléchant.

« Deux Popos … A vingt mètres. »

S’abaissant au niveau des rares hautes herbes, il s’avança silencieusement dans la direction que lui avait suggéré son nez. Oxiderr remarqua alors après une dizaine de mètres un buisson de taille plutôt conséquente, et s’y dissimula. Une fois soustrait à la vue de ses proies qui n’étaient plus très loin, il les rechercha visuellement dans la pénombre.

Devant lui et le buisson, une clairière s’étirait. Deux Popos adultes, sans doute deux jeunes mâles égarés de leur troupeau, paissaient dans l’épaisse couche de neige, qu’ils grattaient avec leurs sabots, à la recherche d’herbe.  Scrutant la zone, le Zinogre à la teinte grise tenta de repérer d’éventuels autres chasseurs que lui. Tout était calme, et les deux mammifères velus n’avaient pas encore senti sa présence.

« Je dois me charger discrètement, puis les foudroyer d’un coup » pensa-t-il.

Les Zinogres étaient des monstres particuliers, car leur pouvoir relatif à l’électricité requérait une charge pour être pleinement exploité. Cette charge s’obtenait en réunissant de nombreux petits insectes générant naturellement de l’électricité, et semblables à des lucioles. Ces « fulgurinsectes », comme on les nommait, était attirés magnétiquement par les poils dorsaux des Zinogres. Tous se chargeaient grâce aux mêmes insectes, exceptés les Zinogres Stygiens, qui eux nécessitaient des insectes dits « dracophages » pour pouvoir révéler leurs aptitudes.

Lentement, il contracta les muscles de son dos afin d’en hérisser les poils aux pointes aigües. Puis, en émettant le grondement le plus inaudible possible, il fit appel aux fulgurinsectes présents autour de lui. Comme par magie, une cinquantaine de lucioles se rassemblèrent lentement le long de sa colonne vertébrale, dans un silence presque parfait.

« … Maintenant ! »

Rugissant soudainement à en faire trembler les pins, Oxiderr relâcha d’un seul coup la totalité de l’énergie électrique emmagasinée en un bref flash aveuglant. L’instant d’après, les deux corps des Popos gisaient au sol, calcinés et grésillant.

« Et voilà un travail bien fait. Il faut croire que ma précision s’améliore. » se félicita-t-il mentalement.

Le Zinogre Rugissant quitta sa cachette pour s’approcher des deux cadavres noircis. S’il avait effectivement visé juste, il semblait avoir mal jaugé la force de sa décharge électrique.

- Mh. Quoique. Un peu trop de puissance peut-être ? dit-il à voix haute, examinant ses proies avec une griffe.

- Comme d’habitude, maugréa une voix d’un ton las.

Le fils aîné de Rakuraï II tourna la tête vers son possesseur.

-        Astérion ! Qu’est-ce qui t’amènes dans le coin, vieille branche ? sourit-il en découvrant un visage familier, le taquinant.

-        Je ne suis pas si vieux, jeune homme ! répondit hargneusement le nouvel arrivant qui émergeait des fourrés.

Il secoua la tête.

-        Qu’importe la raison de ma présence. Tu ne devrais pas traîner par ici à une heure pareille. Le départ vers Ignis est dans deux jours. Il serait préférable que tu meures d’une griffe dans le ventre plutôt que d’une pneumonie, si tu vois ce que je veux dire … marmonna le Rajang entre ses crocs.

Le loup à la teinte grise eut un rictus.

-        Toujours aussi agréable et cynique, ma foi ! Mais ne te fais pas de bile pour moi, l’ami, je ne venais que chasser avant la tombée de la nuit, répondit-il en chargeant les deux Popos morts sur son large dos. Je ne suis point un de ces lâches qui se font porter souffrants pour échapper au devoir de l’honneur, Astérion ! Mais j’y penses, où m’as-tu affecté pour l’assaut ? Toujours en première ligne ?

La bête à crocs d’un noir de jais haussa les épaules.

-        On ne change pas une équipe qui gagne. J’ai seulement déplacé Achéron vers l’arrière en troisième ligne, puisque nous avons à disposition une plus grande force de frappe avec les Burutiens. Irodim sera à tes côtés, tout comme ton père, répondit Astérion.

« Parfait. Cette bataille promet d’être intéressante, sans cet incapable d’Achéron dans mes pattes !» se réjouit Oxiderr.

-        Toujours cette même tactique, n’est-ce pas ? demanda-t-il.

Le général hocha lentement la tête.

-         Comme je l’ai dit, tant que cela continuera à fonctionner, je ne vois pas de raison à en changer. D’autant plus que cette formation plait bien à nos invités Burutiens …

-        Formidablement astucieux qui plus est ! Le plat de résistance d’entrée de jeu, puis le menu fretin derrière, afin de gaver, de saturer l’ennemi, puis de l’achever ! La cerise sur le gâteau, au sens littéral du terme ! jubila le Zinogre Rugissant. Et si nos propres soldats faiblissent, restent encore les rangées suivantes, qui sont alors capables d’anéantir les forces rongées, grignotées des Rathlands ! Nous n’aurons plus qu’à les ramasser à la petite cuillère ! Je dois bien avouer que cette stratégie me plait. Elle a le mérite d’être franche et efficace : tout ce que j’apprécie, en quelque sorte.

-        Les Rathiens ne parviennent toujours pas à contrer cette technique, même après dix ans de combats. Soit ils sont d’une incroyable stupidité, soit celle-ci est juste parfaite et invincible, raisonna Astérion. Et bien que la première option me paraisse crédible, je pense que la seconde est plus réelle et évidente …

Il secoua à nouveau la tête.

-        Quoi qu’il en soit, la victoire est à portée de main. Notre avantage élémentaire et notre nombre nous avantagent considérablement, et même si cela me frustre de le dire, vous êtes d’une grande aide, toi, ton père, et le jeune Irodim. Même Achéron effectue un honnête travail, grogna le général.

-        Un compliment ! Par Oroshi, le ciel nous tombera sur la tête ! s’écria l’aîné de la fratrie Rakurienne. Effectivement, Khryselios est bien sot de ne pas laisser ses enfants prodiges s’enrôler, comme nous, acquiesça-t-il ensuite. Père m’a déjà mentionné, une fois au diner, qu’il avait ouïe dire de ses espions que les performances du petit dernier paraitraient tout-à-fait fabuleuses … Figurez-vous, général, que cet avorton semblerait capable de s’embraser lui-même, comme le ferait selon leur livre sacré leur dieu Teostra ! Et cet imbécile de roi refuserait d’exploiter ce don divin ! Qui sait si d’autres dans cette fratrie sont d’ailleurs tout aussi talentueux que lui ! Quelle honte, quel déshonneur pour un souverain de privilégier ainsi sa progéniture, par son propre égoïsme ! Eh ! Leur malheur fait notre bonheur, on ne peut réellement s’en complaindre … Mais voilà pourquoi les Rathlands sombrent dans la ruine, à mon sens. Ils sont gouvernés par un vieil incapable népotiste qui se fiche d’eux. J’aurais presque eu pitié d’eux si des rebelles de leur race n’avaient pas égorgé cette princesse qui nous faisait office de butin … Quand j’y penses ! Le désespoir pousse vraiment un peuple à commettre des choses insensées …

-        A t’entendre, je croirais revivre ce jour où votre père a débarqué chez moi pour me proposer son projet de régicide … soupira le vieux Rajang, faisant volte-face. « Astérion, l’heure est grave, un tyran régit notre peuple, et ce peuple est réduit au silence ! Un état doit être gouverné par son peuple, et non point par un démagogue égocentrique ! » Quelle tirade, je m’en souviendrais toute ma vie … Il se fait tard, déclara-t-il ensuite en levant les yeux vers la lune claire, et tu devrais rentrer, je le répète, jeune homme.

-        J’y vais à l’instant, répondit Oxiderr. Que Kirin te garde, l’ami !

Astérion jeta un œil par-dessus son épaule au loup couleur de lune, puis hocha la tête, et disparut dans la nuit. Le Zinogre Rugissant, quant à lui, fit demi-tour et s’élança à vive allure à travers la taïga baignée dans l’obscurité.

« Deux jours. Plus que deux jours … » songea Oxiderr tandis qu’il galopait à nouveau vers le palais.


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