Breakouedo, le bruissement des bois

Chapitre 6 : Une virée au village

1871 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 23/12/2021 09:51

11 août 1992 - matin



-Tu peux m’en dire un peu plus sur ce souvenir qui t’est revenu après ce rêve ? demanda la psychiatre en regardant par la fenêtre, le visage professionnellement inexpressif.

- Ça devait être en 1978, parce que nous habitions encore à Massilia : Nous jouions sur la terrasse, Anthony, sa petite sœur Sophie et moi. Je ne saurai dire à quel jeu nous étions occupés mais, à un moment, nous nous sommes tous les trois retrouvés à regarder la même scène surréaliste. C’était la fin de l’après-midi. L’herbe vibrait, intense comme celle d’un beau matin de printemps rincé par des pluies nocturnes. -Mais je crois que nous étions plutôt en automne.- Ce vert irradiait des pixels flous tout autour de l’orée du bois. Les arbres semblaient si serrés derrière la première rangée de troncs droits et glabres. Il aurait fallu abandonner la prairie lumineuse pour y pénétrer, comme ces papillons colorés qui virevoltaient à l'orée. Je ne sais pas ce qu’ils se sont dit sur le moment, nous n’en avons jamais parlé. Je savais que le seuil du royaume des fées s’ouvrait à nous, à nous seuls et que l’apparition serait fugace. Cette étrange forêt était inatteignable malgré mon envie de l’explorer, tant de beauté avait quelque chose d’inquiétant. Nous sommes restés figés un long moment sur les dalles en pierre reconstituée. Nos yeux plongeaient au-delà du parapet barré d’une colonnade faussement romaine. La petite tête de Sophie s’insérait parfaitement entre les pierres froides, ses joues épousaient les formes ondulées. Elle ne parlait pas encore. Moi, j’avais fait ma rentrée à l’école maternelle cette année-là. Anthony, nous dominait du haut de ses presque 5 ans. Il fut le premier à se détacher du charme de cette vision d’un autre monde. A contre-cœur je suis retournée vers la maison ; je ne voulais pas quitter mes parents, je ne voulais pas partir pour toujours et je savais, aussi bien que je savais que j’avais vu la porte de Féérie, qu’on ne revient pas de chez les Fées. 

-Tu penses réellement avoir vu la « porte de féérie » ?

- Je ne sais pas… c’est juste un souvenir.

- Et, tu l’as revue dans ton rêve cette nuit, c’est bien ça ?

- J’étais plus proche cette fois mais il y avait un portail en fer rouillé qui m’empêchait d’aller dans la forêt.

 

11 août 1992 - après-midi


Le mini-bus conduit par Baba étaient sorti tout tranquillement par la grande entrée du centre malgré les aboiements furieux de Mabrouk qui espérait toujours une évasion. Il tirait sur sa laisse, dressé sur les pattes arrière, moulinant des pattes avant comme un étalon. Le berger allemand finissait toujours par retomber pesamment au sol en un soupir résigné. La grande traque, ce ne serait pas encore pour aujourd’hui. Stéphane referma le portail, l’infirmier le salua et prit la route vers le village.

Le véhicule serpentait sur la départementales, toujours ce même paysage de garrigue sèche parfois repeuplée d’arbrisseaux chétifs. Stella les regardait comme un ogre reluquant des gamins zonant autour des murs de son jardin. Elle n’aimait pas ces petits êtres aux troncs gris et tordus, avec leurs éguilles d’un vert qu’on aurait voulu décrire comme foncé mais qui paraissait toujours pâle sauf sous la pluie ; il ne pleuvait jamais. Elle ne comprenait pas ou comprenait trop bien pourquoi c’était cette essence misérable et fragile que toujours on faisait progresser, lèpre odorante qui avait pris la place des forêts primaires de chênes. On les protégeait un temps dans d’étroits tubes de grillage pour que quelque sanglier n’aille pas les bouloter, mettant en péril le futur paysage de pins perdus dans leurs broussailles d’argelas.

De-ci delà des bois, des bouquets résiduels descendant d’une petite colline ou enjambant un espace vide entre les hameaux épars. Ils remontaient maintenant l’avenue du Garlaban. Le front collé à la vitre Stella laissait les vibrations irradier dans tout son corps. Ses dents s’entrechoquaient, elle ne le supporta pas longtemps et changea de position. Cornélius envoyait sa casquette sur Marlène qui la lui renvoyait en riant naïvement. Lui, le faisait pour l’embêter ou peut-être juste la taquiner mais Stella n’avait jamais entendu que du mépris dans sa bouche lorsqu’il parlait de ceux du bloc 4. Sans doute qu’il avait peur qu’on l’amalgame avec ceux dont on voyait le handicap. Il était fou mais refusait qu’on le compare à ses semblables et s’énervait tout bonnement si on tentait de lui dire qu’il était normal. Cornélius, c’était Cornélius ; pas méchant mais pas gentil non plus.

Aujourd’hui, c’était la visite mensuelle à la bibliothèque municipale. Elle était cis dans l’ancien presbytère jouxtant l’église Saint Jacques le mineur. Ils se garèrent devant le petit édifice religieux sans charme, les pneus giclant quelques graviers blancs au freinage. Stella exécrait cette architecture provençale de pacotille. On aurait dit l’église archétypale qu’on trouvait invariable, sur les étals des santonniers à "la Noël". Elle s’était toujours demandée de quelle tradition se réclamait cette architecture provençale, avec ses crépis aux couleurs de beurre rance et ses tuiles industrielles.

C’est Folla qui entrait toujours en premier, dans son fauteuil poussé par Baba. Ensuite venait ceux du bloc 4, Jean-Christophe, Marlène et Louis qui allaient sans-doute déambuler un moment dans l’étroitesse des travées pour venir s’immobiliser aléatoirement devant un mur vide, observant quelques images fantasmagoriques que projetaient les tâches d’humidité sur leur imagination. Ils retrouveraient un peu de vie quand Baba les appellerait pour lire l’album. Pour le moment, il s’occupait de Folla, il lui massait les mains avant qu’il puisse consulter l’un des rares livres de botanique sur l’étagère aride des documentaires. Stella, Cornélius et Platypus étaient restés à l’extérieur. Il faisait encore sombre à l’intérieur et Cornélius refusait d’entrer tant que les « débiles » n’étaient pas réunis au coin lecture.

Un quart d’heure plus tard, ils faisaient leur entrée. La petite pièce sentait le plastique et la poussière de vieux livres. Les néons avaient été allumés, ils éclairaient d’une lumière trop vive, clinique. Catherine les accueillit d’un bonjour sonore auquel ils ne marmonnèrent aucune réponse, leur statu de sociopathes n’étant plus à établir, ils ne prenaient pas la peine de se soumettre aux normes du savoir-vivre. La jeune femme se replongea dans son travail : recouvrir les livres d’un film plastique propre à les rendre invulnérables. Il flottait encore dans l’air quelques effluves d’alcool. Elle venait sans doute de nettoyer les retours.

Stella alla faire semblant de chercher un roman. Cornélius s’assis pour consulter le dernier Géo et Platypus ruminait encore quelle demande improbable il allait pouvoir formuler à l’adresse de la pauvre bénévole qui tenait la permanence. Après avoir tergiversé quelques minutes devant une vitrine scellée où s’entassaient des livres aux reliures ternies, il se dirigea d’un pas décidé vers le petit bureau de la bibliothécaire. La masse foisonnante de ses cheveux aux boucles serrées se releva mi-avenante, mi-inquiète. L’injonction tomba :

- Puis-je avoir accès au fond patrimonial ?

- Le, les livres qui sont dans la vitrine ?

Platypus ne prit même pas la peine de reformuler, elle se leva, chercha longuement la clé dans les tiroirs du bureau puis alla lui ouvrir le petit cadenas qui protégeait les précieux ouvrages :

- Ils ne sont pas empruntables… Nous ne les avons pas encore référencés. Beaucoup ressortent du désherbage mais le maire ne nous a autorisé à tenir la bibliothèque que si nous conservions le fond ancien.

Ne sachant trop quoi ajouter, elle se retira, laissant l’adolescent fouiner dans les alignements et les colonnes tassées de dos anonymes. Stella le rejoignit.

- Tu fais quoi ?

Il haussa les sourcils et affecta la moue du gars qui se fait chier. Il attrapait les livres un par un, ouvrait pour lire le titre et puis les réinsérait. Vite lasse de l’observer à ne rien faire finalement, elle alla écouter la fin de l’album lu par Baba : « L’histoire du Diable et de l’Artaban ». Elle s’en mordit les doigts car Jean-Christophe lui agrippa aussitôt la main ; il lui faisait mal mais elle ne bougea pas. Il était terrorisé ou peut-être simplement électrisé par les illustrations du Diable que Baba leur montrait. Le séduisant malin, avait un corps noir et musculeux, de grands yeux de biche où luisait la sournoiserie. Le jeune trisomique exulta en un rire libérateur quand Artaban roussit les fesses de son ennemi. Stella en profita pour retourner voir Platypus qui était plongé depuis de longues minutes maintenant dans un aussi épais que petit volume dont les pages vieillies avaient fini par prendre la couleur du cuir. Il sursauta quand elle vint poser son menton sur son épaule.

- Chhhut !

- Mais je n’ai rien dit.

- Regarde ça ! chuinta-t-il entre ses dents.

Elle déchiffra le titre, manuscrit, comme le reste des pages et illustrations.

- Quelqu’un a copié un livre qui n’existe pas et l’a caché ici, le pensant sans doute à l’abri. Qui irait chercher ce trésor dans une petite bibliothèque de village.

- C’est quoi le "Nécronomicon" ?

- C’est un livre mentionné par Lovercraft, dans ses fictions, un livre inventé quoi.

- Il a l’air bien réel quand même.

Elle l’attrapa, le sous-pesa, lui pinça avec expertise la reliure. Il le lui reprit et lui tapota amicalement le bout du nez de l’indexe.

- Petite maline va.

La bibliothécaire était cachée dans le coin opposé, Baba venait de terminer sa lecture. Platypus désordonna à la va vite les livres de la vitrine puis glissa le livre inempruntable dans sa besace avec un clin d’œil à Stella qui lui renvoya des éclairs avec les siens. Il ignora ses appels d’un petit ricanement et claironna un merci en sortant le premier. Le cœur gonflé d’altruisme par cette marque de reconnaissance inespérée, Catherine raccompagna les derniers éléments du groupe jusqu’à la porte vitrée qu’elle ferma à clé derrière eux ; la permanence était terminée.

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