Patrocle

Chapitre 5 : La malédiction

2971 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 11/11/2021 20:56

Le temps s’écoulait paisiblement sur le mont Pélion, Infatigablement, sa roue rythmait la vie du monde. Les cités naissaient et mouraient, de grandes œuvres d’art voyaient le jour et disparaissaient. Toutes ces choses et bien d’autres encore marquaient le cours du temps en Hellade.

Les nouveau-nés passaient de l’enfance à l’âge adulte. À Athènes la grande ou Corinthe, à Sparte ou dans les autres importantes cités du Péloponnèse, les enfants recevaient une éducation politique ou littéraire, artistique ou commerciale. Ils étaient dressés afin de devenir des meneurs d’hommes.

Dans une petite ferme, un autre enfant s’épanouissait. La forêt lui servait de bibliothèque, les multiples manifestations d’une nature généreuse d’objet d’étude, et les habitants simples et pastoraux de la campagne, connue sous le nom de Péliens, de mentors.

Chiron lui donnait une formation politique et guerrière approfondie ; il lui apprenait comment, à l’aide de fausses vérités, l’on bâtit une importante cité sur des bases chancelantes. Il apprit également que le pouvoir fondé sur la corruption est voué à l’effondrement et que la moralité est ce qui distingue la force de la tyrannie. Mais, étonnamment, c’est de lui également qu’il apprit la compassion.

Il atteignit l’âge d’homme sans avoir connu la peur, car il vivait aux côtés des plus violentes tempêtes de l’Égée. Il nageait comme un dauphin et courait à la vitesse des chevaux qu’il avait su dompter à un âge extraordinairement précoce.

Un jour, il se rompit les deux jambes en essayant de suivre le vol d’une mouette. Mais son échec lui causa plus de surprise que de peur, car il avait cru qu’il lui serait possible de voler puisqu’il pouvait rivaliser avec les dauphins et les chevaux.

Dans un matin ensoleillé, Patrocle courait dans la prairie, inondée de la lumière printanière et constellée de fleurs ; il courait, torse et pieds nus contre le vent qui soufflait dans ses cheveux en lui apportant l’odeur légère des embruns.

C’était un de ces moments où il libérait son esprit, volait comme un oiseau, galopait comme un cheval. Alors, sa nature ambiguë et mystérieuse, tour à tour violente et sensible, ténébreuse et solaire, semblait s’exprimer en un mouvement harmonieux, en une sorte de danse initiatique, sous l’œil resplendissant du soleil, ou dans l’ombre soudaine d’un nuage.

Son corps sculptural se contractait à chaque bond, avant de se détendre en une large foulée ; sa chevelure noire, rebondissait dans son dos comme une crinière, ses bras légers battaient comme des ailes tandis que sa poitrine se soulevait dans le halètement de la course.

Mais parfois, le passé revenait le hanter, il revoyait sa mère la reine le projeter au loin. Il n’oublierait jamais son regard haineux. Chaque fois qu’il voyait une femme du village serrer son enfant dans ses bras, une grande tristesse l’emplissait comme un linceul. Qu’avait-il fait de mal ? Pourquoi le détestait-elle ? Ces deux questions ne cessaient de le tarauder. Il posa la question à Chiron le soir tombé pendant qu’ils sirotaient du vin tranquillement dans la terrasse.

— Qu’ai-je-fais pour mériter son mépris ? demanda-t-il d’une voix douce.

— Ta mère est une femme orgueilleuse, répliqua Chiron après un moment de silence. On m’a raconté qu’elle était folle amoureuse de Pélée et qu’elle rêvait de l’avoir comme époux, mais l’oracle de Delphes en avait décidé autrement. Quand Pélée a eu Achille, les aèdes avaient longuement chanté sa beauté, moi-même j’étais surpris en le tenant dans mes bras, son visage était rieur et sa chevelure aussi dorée qu’un champ de blé, les dieux l’avaient béni.

Chiron le regarda ensuite et poursuivit :

— J’imagine que ta mère te voulait aussi béni des dieux, mais que… eh bien… je dirais… 

— Elle envie ce que les autres possèdent, et ne se contente pas de ce qu’elle a, fit Patrocle en observant le ciel étoilé.

Chiron éclata de rire et Patrocle le regarda intrigué.

— Ah mon garçon, dit-il joyeusement. De tous mes élèves tu es celui qui me surprend le plus, et crois-moi il n’est pas aisé de me surprendre.

— J’ai dit quelque chose de drôle ?

— Te souviens-tu de ta dernière leçon d’épée ?

— Oui bien sûr, ce jour vous avez déclaré que j’étais bon.

Il s’en souvenait oui, c’était un matin pluvieux et Chiron l’avait convoqué dans une salle d’arme. Il l’attendait près du râtelier à épées, occupé à tester l’équilibre d’un Kopis. Patrocle s’était arrêté́ pour regarder son maître. Le maître d’armes n’avait pas semblé́ remarqué la présence du jeune garçon.

Chiron se tourna vers lui. Sans un mot, il avait lancé un des Kopis acérés dans les airs. Patrocle s’était concentré sur l’arme, puis il avait fait un pas de côté́ et avait tendu la main vers la poignée. Il l’avait presque saisie, mais elle avait échappé́ à ses doigts. La lame était tombée sur le sol, rebondissant sur sa jambe nue. Un peu de sang avait coulé.

Chiron s’était avancé et avait examiné́ la légère blessure.

— Ah ! Ce n’est rien. Ça guérira tout seul. Vas te préparer.

— Je l’ai presque attrapée.

— Presque, ça ne compte pas. Tu as essayé́ de la faire venir mentalement dans ta main. Ça ne marche pas comme ça, petit.

Pendant deux heures, Chiron avait fait faire à Patrocle une série d’exercices épuisants : course, grimper, cheval d’arçons et poids. Toutes les dix minutes, il avait autorisé́ une minute de repos, puis il recommençait.

Enfin, il avait pris deux Xiphos, en avait donné́ un à Patrocle puis s’était soudain lancé à l’attaque. Patrocle avait été́ surpris. En temps normal, le maître d’armes lui demandait de porter l’armure de poitrine rembourrée et les protège-avant-bras. Et souvent, si l’entraînement était intensif, Chiron insistait pour qu’il porte aussi une protection de tête. Rien de tout cela ce jour-là̀. Il s’était défendu de son mieux. Chiron non plus ne portait pas d’armure, et Patrocle n’avait pas tenté de percer sa garde. Le maître d’armes avait reculé d’un pas.

— Qu’est-ce que tu es en train de faire, à ton avis ? avait-il demandé froidement.

— Je me défends, maître.

— Et la meilleure méthode de défense, c’est… ?

— L’attaque. Mais vous ne portez pas…

— Comprends-moi bien, mon garçon, avait dit sèchement Chiron. Cette séance se terminera par du sang. Le mien ou le tien. Maintenant, lèves ton glaive, ou poses-le sur le sol et pars.

Patrocle avait regardé́ l’homme, puis il avait placé son épée sur le sol et s’était tourné vers la sortie.

— Tu as peur ? Avait sifflé Chiron.

Patrocle s’était retourné.

— Seulement de vous blesser, maître.

— Viens ici.

Patrocle avait rejoint son mentor.

— Regardes mon corps. Les cicatrices. Celle-ci, avait-il dit en se tapotant la poitrine, était un coup de lance. J’ai cru que j’avais été́ tué. Celle-ci est un coup de dague. Et cette autre, avait-il dit en désignant une cicatrice profonde sur son épaule, m’a été́ faite par Ajax lors d’une séance d’entraînement. J’ai saigné, et j’ai survécu. Nous pouvons jouer avec nos glaives dans cette salle pendant l’éternité́, et tu ne seras jamais un guerrier. Parce que, jusqu’à ce tu affrontes une vraie menace, tu ne sauras pas comment t’en tirer. Suive-moi.

Le maître d’armes avait gagné́ le mur du fond, où se trouvait une étagère. Dessus, il avait préparé́ des bandages, une aiguille incurvée et du fil, une carafe de vin et un pot de miel.

— Un de nous saignera aujourd’hui. Logiquement, Patrocle, ce sera toi. La douleur et la souffrance. Si tu es doué, pendant notre combat, la blessure sera légère. Sinon, elle peut être grave. Tu pourrais même mourir.

— Cela n’a pas de sens, avait dit Patrocle.

— Parce que la guerre en a ? avait répondu Chiron. Fais ton choix. Pars ou combats. Si tu pars, je ne veux plus jamais te revoir.

Patrocle aurait préfèré partir, mais, à quinze ans, il n’aurait pas pu en supporter la honte.

— Je combattrai, avait-il dit.

— Alors, allons-y.

Patrocle en sirotant son vin se souvint de la douleur des points. La coupure sur sa poitrine avait mesuré près de vingt centimètres. Il avait saigné comme un cochon égorgé́, et la blessure avait été́ douloureuse pendant des semaines. Le combat avait été́ intense, et, à un certain moment, il avait oublié́ que Chiron était son professeur. Il s’était battu comme si sa vie en dépendait. A la fin, il avait risqué la mort pour donner un coup mortel à la gorge de Chiron. Seules la vitesse et l’habileté́ du maître d’armes l’avaient sauvé. Il avait esquivé le coup, mais la pointe du glaive avait entamé́ sa joue et fait jaillir le sang.

A cet instant, Patrocle avait compris que Chiron, en évitant le coup, lui avait infligé une blessure en travers de la poitrine. Il avait reculé́ tandis que le sang giclait. Chiron avait détourné́ sa lame au dernier moment, et lui avait seulement entamé la peau. S’il l’avait voulu, il aurait pu plonger le sabre dans le cœur de Patrocle.

— Oui je m’en souviens, c’était intense. Dit Patrocle en souriant.

— C’est parce que tu as tout donné, Patrocle. Tu n’as pas la force d’Ajax mais lui n’a pas ton cœur, tu n’es pas aussi rapide qu’Achille, mais lui n’a pas ta retenue, ni ta compassion, tu ne voulais pas me faire mal et cela m’a fait chaud au cœur, mais tu as quand même combattu parce que tu ne voulais pas te décevoir.

— Serais-je aussi bon qu’Achille un jour ?

— Difficile à dire, mon garçon. Les hommes comme Achille sont rares. C’est un tueur-né, avec les mains les plus rapides que j’aie jamais vues.

— Pourras-tu le battre ?

— Plus maintenant. Son habileté́ surpasse la mienne. Il est déjà̀ aussi bon que Phénix, et il n’existe pas grand monde de meilleur.

Patrocle éclata d’un rire glacial.

— Achille le Tueur, Achille le Buveur de sang, Achille l’Étripeur. Est-ce là le héros dont tout le monde parle et que ma mère voulait avoir comme fils ? Que les dieux nous préservent des grands de ce monde. Que vaut donc la gloire ? Est-ce qu’elle permet de nourrir sa famille ? Est-ce qu’elle apporte le repos de l’âme ? Elle est éphémère. C’est une putain qui passe d’un client à un autre.  

— Tu essayes de me dire qu’Héraclès, le plus grand héros de tous les temps était éphémère ? demande Chiron en le regardant dans les yeux.

Patrocle gloussa et répondit froidement.

— Un ivrogne qui a tué sa femme et ses enfants après avoir trop bu. Le voilà votre héros légendaire.

— Tu as une vision très cynique de la vie, Patrocle.

— Je suis seulement réaliste. L’année dernière, dit-il, une meute de loups affamés a attaqué une lionne et ses cinq petits. Elle s’est défendue avec férocité, les entraînant loin de ses lionceaux. Elle était prête à mourir pour sauver ses petits. Mais elle n’est pas morte, même si elle a été gravement blessée. Elle avait réussi à tuer sept loups. Mais quatre autres étaient passés au travers. Lorsqu’elle revint en boitillant dans sa tanière, ses petits étaient morts et dévorés. On peut dire que d’une certaine manière, elle avait gagné la gloire. Mais à quoi bon ? Ses blessures faisaient qu’elle ne pourrait plus jamais avoir d’enfants. Elle était la dernière de sa lignée, une lignée qui remontait à la nuit des temps. Tu crois sincèrement que cela lui importait d’avoir tué sept loups ? Que son courage brille plus fort qu’un feu ?

— Laisse-moi te poser une question, mon garçon. Dans ton histoire à qui veux-tu ressembler ? À la courageuse lionne qui a défendu ses petits ? Ou aux loups qui s’attaquent aux plus faibles ?  

Patrocle garda le silence, puis se leva.

— Je vais aller courir dans les bois. Dit-il

 


*



Tout en marchant, Patrocle avait du mal à contenir sa colère. Il écartait les branches devant lui afin de se frayer un passage dans les sous-bois. Tout cela était la faute de Philomèle ! Elle n’aurait pas dû le rejeter. C’était un manque d’humanité flagrant. Rien que cela avait suffi à mettre le feu aux poudres. Et quand Chiron avait complimenté Achille, il avait littéralement explosé.

Il déboucha sur une piste de cerfs. Il gravit alors une colline, bifurquant à droite le long d’une paroi rocheuse, et se dirigea vers les chutes de Pélian. Il pensait qu’un bon bain lui ferait du bien, et qu’il refroidirait ses ardeurs.

Un mouvement attira son attention à la frondaison des arbres. Il vit un cerf blanc magnifique passer et disparaitre derrière un rocher. Intrigué, Patrocle repartit dans les maigres sous-bois sur sa gauche pour essayer de trouver l’animal.

Une femme habillée d’un chiton vert était assise sur un rocher. Sa chevelure rouge comme le feu était attachée en un simple chignon, et son visage avait une beauté si parfaite que le choc qu’il reçut fut plus puissant que les coups de Chiron durant ses leçon de lutte. Elle avait sur les genoux un grand arc qu’elle était en train d’ajuster. Patrocle scruta les alentours à la recherche d’une maison ou d’une cabane, mais il n’y en avait pas. Peut-être habite-t-elle dans une grotte, pensa-t-il. C’était tout de même étrange qu’il ne l’ait jamais rencontrée auparavant.

— Que les dieux soient avec toi, lança-t-il.

Elle ne quitta pas son ouvrage des yeux.

— Et que Thanatos ne te sourit jamais, répondit-elle d’une voix sèche et cassante.

La formule était étrange, mais Patrocle était d’accord avec elle. Qui voudrait recevoir le sourire du dieu de la mort ?

— Veux-tu que j’aille te chercher de l’eau, madame ?

La femme redressa la tête d’un coup. Il contempla les yeux les plus sombres qu’il ait jamais vus. Les pupilles se fondaient dans l’iris, et les orbites ressemblaient à deux galets noirs polis.

— Je n’ai pas besoin d’eau, Patrocle. Mais c’était aimable de ta part de demander.

— Comment se fait-il que tu connaisses mon nom ?

— Je connais bien des choses. Dis-moi, que souhaites-tu ?

— Je ne comprends pas.

— Mais si, le taquina-t-elle en posant son arc. Tout homme a un désir secret. Quel est le tien ?

Il haussa les épaules.

— Être heureux, sans doute. Avoir de nombreux fils en bonne santé, et une poignée de filles plus jolies les unes que les autres. Vivre vieux et voir mes fils grandir, ainsi que leurs fils.

Elle eut un rire méprisant. Le son ressemblait à celui d’une scie prise dans du bois mort.

— Tu as puisé tes souhaits à la fontaine publique. Mais ce n’est pas vraiment ce que ton cœur désire… mon petit lion courageux.

— Pourquoi ne t’ai-je jamais vue auparavant ? Où habites-tu ?

— Près d’ici. Et moi je t’ai déjà vu nager dans le lac, sauter du haut de la cascade, courir dans les bois avec ton mentor. Tu es plein de vie, Patrocle, et le destin t’appelle. Comment vas-tu lui répondre ?

Il resta silencieux un moment.

— Tu es un oracle ?

— Non, pas un oracle, répondit-elle. Ça, je peux te le jurer. Allez, quel est ton souhait ?  

Patrocle entendit un mouvement derrière lui et se retourna d’un bond. Chiron, se tenait là. Il avait les mains tendues devant lui, croisées, comme si il voulait repousser un mur invisible. Mais il ne le regardait pas. Il fixait la femme.

— Viens vers moi, Patrocle, dit-il. Il faut que tu t’éloignes de cet endroit. Ne réponds plus à ses questions.

— As-tu peur de prononcer ton souhait à voix haute, mon garçon ? S’enquit l’étrange femme en ignorant complètement Chiron.

Patrocle était bel et bien terrorisé, mais il ne savait pas pourquoi. Et dès que la peur s’emparait de lui, elle était aussitôt remplacée par de la colère.

— Je n’ai peur de rien, affirma-t-il.

— Patrocle ! Ne parle pas, le prévint Chiron.

— Alors, réponds-moi ! cria la femme.

— Je souhaite être connu ! hurla-t-il.

Un vent frais murmura dans la clairière, et une lumière vive jaillit devant lui. Il recula en cillant des yeux.

Et tu le seras, murmura une voix dans sa tête.

 

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