Patrocle

Chapitre 6 : Le Seigneur Des Ruses

2147 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 21/11/2021 12:44

— Tu n’aurais pas dû parler, dit tristement Chiron.


Patrocle se frotta les yeux et contempla le visage livide de son ami. Sa longue chevelure aux mèches blanches était tout emmêlée, tunique était couverte de boue.

Il avait l’air usée jusqu’à l’âme. Il reporta son attention sur la femme. Mais elle n’était plus là. Il n’y avait pas non plus de rocher, seulement une vieille souche d’arbre.

La peur du surnaturel lui glaça les os, comme le souffle de l’hiver. Il regarda les alentours effrayés.


— Qui était-ce ? murmura-t-il.


— Il vaut mieux ne pas prononcer son nom. Suis-moi, Patrocle. Allons parler dans un endroit sûr.


Les deux hommes s’éloignèrent, mais Patrocle continuait de regarder derrière lui, et autour de lui. Une fois arrivé à la ferme, le vieil homme s’assit sur un divan et ferma les yeux un moment.

Patrocle s’assit en face de lui.


— Cette femme que tu as vue était une déesse, eh oui Patrocle ! Les dieux peuvent apparaître à certains d’entre nous, parfois pour le meilleur, et aussi pour le pire.


— Un arc, dit Patrocle songeur. Un cerf blanc… c’était… la déesse de la chasse ? C’était Artémis ? Ajouta-t-il en écarquillant des yeux.


— Elle est plus que cela, fit Chiron gravement. On lui a donné beaucoup de noms, Hécate, Séléné, Ilithye, déesse de la nature sauvage et de la chasse, maîtresse de la lune et de la nuit. Parfois on la voit en femme portant un chiton et un arc ; un cerf blanc n’est jamais loin quand elle est proche. Lorsqu’elle foule notre monde et se mêle des affaires des hommes, elle est la plus néfaste qui soit. Je me suis aperçu qu’elle s’intéressait à toi lorsque je l’ai vu t’observer une fois.


— Mais qu’est-ce que vous racontez ? dit Patrocle abasourdi, vous en parlez comme si elle était Hadès en personne. Artémis est la protectrice des chemins et des ports, des enfants et des animaux, beaucoup de sages-femmes lui adressent leurs prières quand elles aident des mères à accoucher. 


— Je crains que la vérité ne soit jamais aussi simple, et toi tu n’aurais pas dû lui confier ton souhait le plus cher. Elle a le pouvoir de te l’accorder.


— En quoi cela serait-il si terrible ?


— Il y a longtemps de cela, une femme l’a priée afin d’être aimée par le plus bel homme du monde – un homme riche, bon et doux. Le souhait fut exaucé. Il l’aimait. Mais il était déjà marié, et les frères de son épouse vinrent dans sa cabane et la découpèrent en morceaux, et lui avec. Est-ce que tu comprends, à présent ?


Patrocle se leva et fit quelques pas dans la pièce.


— J’ai demandé à être reconnu, murmura-t-il terrifié. Par tous les dieux qu’ai-je fais ?


— Le sort en est jeté, déclare Chiron. Il faut l’accepter maintenant.


— Pourquoi tu en sais autant sur elle ? dit Patrocle en le regardant intrigué.


— Elle m’a exaucé un souhait lorsque j’étais jeune, et je l’ai payé très cher, dit Chiron en baissant la tête.

Patrocle n’insista pas.


— Que dois-je faire ? demanda-t-il enfin.


— Je ne sais pas mon garçon, mais tu dois oublier cet incident. Allons-nous coucher, demain nous avons du travail à la ferme.

 

*

Ulysse fils de Laërte, avait envoyé une longue lettre.

« Mes marchands qui passent par l’Egypte m’ont rapporté qu’une guerre se préparait contre les Hittites, le Pharaon Séthi a déjà envoyé des émissaires auprès du roi Tyndare de Sparte. Ce dernier à accepter de rejoindre Séthi à condition que le plus grand général de de toute la Grèce accompagne l’armée spartiate. Une alliance avec l’Egypte ne peut qu’être bénéfique pour nous. Retrouvons nous dans la vieille cabane pour en discuter, je viendrais seulement avec deux gardes, fais vite mon ami ».

 

 

— Tu es un homme soupçonneux, Chiron.


Ulysse essuya la couche de poussière sur la table rugueuse puis posa une bouteille de vin de l’Attique et deux verres devant Chiron. La couche d’insectes morts sur le bord de la fenêtre suggérait que la cabane de chasse n’avait pas été utilisée depuis un bout de temps. La Béotie était très loin pour venir prendre un simple verre.

C’était très loin aussi de la Thessalie, et c’était là tout l’intérêt.


— C’est ce qui me maintient en vie, répondit Chiron.


— On aurait pu faire ça chez-toi. Tu n’as pas confiance en ton vieil ami ?


— Ce n’est pas pour rien qu’on te surnomme le Seigneur Des Ruses, mon seul avantage est que je te connais depuis que tu as passé tes cinq ans dans ma ferme.


— Une époque très heureuse dont je garde un souvenir magnifique. Dit Ulysse en souriant.


De tous les rois de Grèce, Ulysse était le plus jeune de tous, et Chiron avait autant confiance en Ulysse qu’en toute personne étrangère à sa famille, mais il ne souhaitait pas être vu trop souvent avec lui. Le jeune souverain s’était bâti une solide réputation de combattant et de pillard qui avait terrorisé les rives de la mer Egée. Et Chiron se montrait encore plus méfiant, car sa ruse était aussi légendaire.

Ulysse ôta le bouchon de la bouteille de vin et en servit deux petits verres. Chiron respira la liqueur rouge depuis l’autre côté de la table – l’arôme fruité et délicieusement velouté des fruits mûrs à partir desquels il avait été distillé. Chaque vin Attique était différent en fonction des fruits locaux disponibles. Les bons raisins poussaient en Italie, aussi cette bouteille était-elle un rare plaisir.


— Ton ami n’est pas obligé d’attendre dehors, Chiron.


— Léonide préfère toujours garder l’œil ouvert.


— Très raisonnable.


Ulysse avala une gorgée, puis fronça les sourcils, l’air concentré.


— Mais tu pourrais toujours changer ta vieille d’armure. Les Scythe en font de bonnes à un très bon prix, je peux t’en avoir une si tu veux.


— Je ne vais plus partir en guerre, pas besoin dans ce cas d’une nouvelle armure, répliqua Chiron avec un sourire amusé, comme pour lui signifier que c’était bien essayer mais qu’il ne mordrait pas à l’hameçon.

Ulysse leva son verre et le vida cul sec.


— A ta santé.


— Et à la tienne.


Ulysse s’apprêta à le lui remplir de nouveau mais Chiron le recouvrit de sa main.


— Ah, tu crois que j’ai quelque chose derrière la tête, hein, Chiron ? Tu me connais tout de même mieux que ça, non ?


— Avec quelques verres, j’ai l’esprit ralenti.


— Tu n’as pas besoin de réfléchir. Juste d’écouter.


— Tyndare veut rejoindre Séthi contre les Hittites, en quoi cela me regarde ?


— Les Hittites ont pour allier Priam, le roi de de Troie. Et ce dernier a envoyé son fils Hector et sa cavalerie.


— Hector ! dit Chiron songeur, j’ai entendu parler de lui, on dit que c’est un dur à cuire.


— Même les vétérans l’admirent, dit Ulysse gravement. Quand je pense à tous ces soldats, endurcis par les guerres, qui obéissent aveuglément à un jeune homme !


— Et du coup, Séthi fit appel à Sparte. Dit Chiron en hochant la tête.


— Tyndare va envoyer Castor et Pollux, je ne doute pas de leur courage, mais Hector n’est pas n’importe qui, aussi il veut que tu les accompagnes.


— Comme conseiller je présume ?


— Tyndare veut te confier le commandement des Hilotes, Castor commandera la cavalerie et Pollux la phalange, équitable non ?


— Et toi dans tout cela ?


— Moi je jouerais le rôle de conseiller, dit Ulysse en souriant.


— Bon, si l’offre tient toujours, je vais le prendre, ce deuxième verre de vin, dit Chiron.

Ulysse eut un sourire entendu et servit deux autres verres avant de sortir la missive officielle du roi de Sparte de la sacoche à sa ceinture et de la faire glisser sur la table poussiéreuse vers Chiron qui s’en empara.


— La Grèce pourrait être la prochaine après l’Egypte, mon ami. Si tu rejoins les jumeaux je suis sûr que cette guerre se gagnera très vite.


— Je t’ai pourtant appris tout ce qu’il y à savoir sur l’art de la guerre, pourquoi ce ne serait pas toi qui commanderait les Hilotes ?


— Je ne sais pas comment gagner rapidement un conflit contrairement à toi, dit Ulysse en soupirant. La ruse permet de remporter quelques batailles, mais le prix devient très élevé sur le long terme.


— N’essaye pas d’inventer des faiblesses que tu n’as pas, Seigneur des Ruses, dit Chiron froidement. Dis-moi pourquoi tu veux gagner rapidement cette guerre contre les Hittites ? Pour préparer une autre ?

Ulysse sirota son vin sans répondre à la question, et Chiron hocha lentement la tête, les non-dits en disaient long.


— Je ne peux pas te dire quand aura lieu cette guerre, mais ce qui est sûr c’est qu’elle se prépare, déclara Ulysse avec gravité. Il est temps pour la Grèce d’arrêter de combattre pour les autres et de commencer à penser pour elle-même.


— Tu répètes les paroles de quelqu’un d’autre.


— Disons que je suis d’accord avec la personne qui les formule.


— Surement pas Tyndare de Sparte, ni Pélée.


— Pour le moment, nous ne sommes pas prêts. Et je te rassure Chiron, dit Ulysse avec des yeux brillants. Je ne veux pas d’une autre guerre, mais nous devons nous rallier sous un seul étendard pour contrer toute menace potentielle.

La Grèce est entourée d’ennemis redoutables.


— Tu veux parler des Hittites ?


— Babylone, l’Assyrie, et même l’Egypte. Ne crois pas que nous allons aider Séthi à assoir sa puissance sans affermir quelque peu la nôtre. Parce qu’il finira par regarder du côté de chez nous. Et ce jour-là, nous aurons intérêt à nous montrer assez forts pour les recevoir.


— L’oiseau est bien dressé, ironisa Chiron. Il a bien appris sa leçon. L’éloquence a toujours était une de tes vertus, mais tu as raison, autant nous faire bien voir du voisinage, et qui mieux que les Spartiates pour représenter la Grèce.


— Tu vas donc accepter ? dit Ulysse plein d’espoir.


— Je ne vais pas venir mon ami, je suis trop vieux pour jouer les héros, mais en revanche je vais t’envoyer quelqu’un.


— De qui tu parles ? dit Ulysse intrigué, si tu veux envoyer Achille autant te dire que ce dernier se bat en Thrace avec son cousin Ajax.


— Je te parle de mon dernier élève, et crois-moi Ulysse, son esprit est aussi aiguisé que le mien, et sa sagesse est digne d’Athéna.


— Tu m’intrigues mon ami, est-ce que je le connais ?


— Tu vas le connaître, et avant que tu me poses la question pour savoir si il est aussi fort qu’Achille, je te répondrai ceci : Si je dois miser sur un guerrier pour gagner une bataille ce sera Achille, mais si je dois combattre avec quelqu’un jusqu’à la mort ce sera Patrocle que je choisirai sans hésiter une seconde.

Ulysse le considéra un long moment, sans une ombre de contrariété ou de déception sur ses traits, puis il repoussa la bouteille vers lui.


— Garde le vin, Chiron, dit-il. Et dis à ton ami de se présenter au port d’Aulis dans un mois, j’espère qu’il est aussi bon que tu le dis.


— Il l’est, assura Chiron d’une voix gutturale.


Ulysse sourit.


— J’ai confiance en toi, Chiron.


Chiron salua le fils de Laërte en lui serrant l’avant-bras, le geste guerrier traditionnel avec la main juste sous le coude, puis sortit.

Chiron pour sa part rejoignit Léonide, et les deux montèrent sur leurs chevaux pour quitter rapidement les lieux.


— Qu’est-ce qu’il voulait ? demande Léonide intrigué.

Chiron se débattit avec sa conscience déchirée, sachant déjà quelle partie gagnerait mais sans en éprouver la moindre fierté.


— Trop, dit-il.

 

 


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