Patrocle

Chapitre 24 : Rivaux

3177 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 08/10/2023 20:35

Le rire de Dates était riche et remplissait la pièce ; le roi Ulysse d’Ithaque le regarda imperturbable :

— Tu réaliseras bientôt que ce n’est pas un sujet d’amusement, déclara-t-il froidement. Nous parlons ici de politique et les caprices d’un individu n’y ont pas leur place.

Le spartiate recula sur sa chaise et scruta le visage fin du roi. Ses cheveux couleur châtain étaient retenus par fine lanière de cuire, sa tunique à carreaux très simples. Ulysse portait néanmoins une cape en laine blanche et une ceinture liserés d’or. L’homme était en colère et il le laissait paraître. Dates estima qu’il s’agissait d’une insulte délibérée. Les Petits rois sont les maîtres du charme graisseux, et leur expression est toujours affable lorsqu’ils sont en présence de leurs supérieurs.

— Tu n’es pas d’accord ? demanda Ulysse.

— Je suis rarement en désaccord avec les rois, répondit le spartiate. J’ai toujours l’impression que le plus médiocre d’entre vous pourrait me convaincre qu’un crottin de cheval a le goût d’un gâteau au miel. Et le meilleur d’entre vous me ferait croire en plus que je suis le seul en ce monde à ne pas en avoir apprécié la saveur.

— Voilà une remarque hautement insultante, cracha Ulysse.

— Veuillez m’excuser, majesté. C’était en fait un compliment.

— Vas-tu essayer de le convaincre ou pas ? C’est un sujet de la plus haute importance. Je jure, sur Athéna aux yeux pairs, que nous pourrions nous retrouver avec une autre guerre sur les bras !

— Oh, je n’en doute pas, mon roi. J’ai vu Agamemnon, rappelez-vous.

Ulysse écarquilla les yeux et leva rapidement son index à ses lèvres en guise d’avertissement. Dates se contenta de sourire.

— Un chef inspiré, dit le spartiate avec un clin d’œil. N’importe quel dirigeant qui assassine son père pour devenir roi, puis fait exécuter ses demi-frères et sœurs à mon soutien.

— Il n’est pas prudent de se moquer d’un dirigeant – particulièrement Agamemnon, de nombreuses cités capitulent face à lui, mais j’ai fait en sorte qu’elles se rendent sans verser la moindre goutte de sang, et cela par la bonne parole. Aujourd’hui les Grecs sont désormais en paix. Puisse-t-ils le rester le plus longtemps possible.

— Pourtant, afin d’assurer cette paix, rétorqua Dates en abandonnant son sourire, Patrocle doit perdre face à Achille ? Tout cela parce que son imbécile d’oracle l’a prédit ?

— En deux mots, c’est bien la situation. Il ne serait pas… approprié… que Patrocle gagne.

— Mais enfin ! Rugit Dates. Prophétie ou pas, je sais que Patrocle n’a aucune chance, je l’aime comme un fils, mais je ne suis pas aveugle pour autant. Achille est un tueur et n’a jamais perdu un seul combat de sa vie, si Patrocle doit perdre laissez-le dans ce cas combattre qu’est-ce que cela changera a la fin ?

Ulysse se versa un verre de vin et le vida d’une traite avant de répondre :

— Ce n’est pas une question de foi, Dates ; il s’agit simplement de politique. Chaque fois que Calchas fait une prophétie. Elle se vérifie. Il y a ceux qui pensent que ces prophéties concernent des hommes et leurs actes, ces mêmes hommes s’assurent qu’elles se réalisent. Si tu vois ce que je veux dire…

— Oui. Réplique Dates froidement. En résumé Calchas avait prédit la chute des cités Grecs devant Agamemnon, ces derniers ont capitulé sans combattre tous persuadé que le puissant descendant de Tantale est béni de l’olympe. Sauf qu’en gagnant contre Diomède, Patrocle a embarrassé le puissant roi de Mycènes et son imbécile d’oracle, c’est bien cela ?

— Dans le cas qui nous concerne, ceci est purement académique. Calchas a prédit qu’Achille remporterait la médaille d’or. Si Patrocle gagnait, cela serait considéré comme une insulte envers Agamemnon et interprété comme un stratagème pour déstabiliser son règne. Les conséquences d’un tel acte seraient désastreuses.

— Bien joué, Seigneur des Ruses, répondit Dates en applaudissant. Nous sommes enfin arrivés au crottin-de-cheval-gâteau-au-miel. Évidemment que le destin des Grecs est important. Mais Patrocle n’est pas responsable d’eux, ni des actes d’un roi sans scrupules. Ne comprenez-vous pas, roi Ulysse ? Rien de ce que vous – ou le roi de Mycènes – pourrez dire ou faire ne changera ça. Patrocle n’est pas quelqu’un de stupide, même s’il voit la vie de façon limpide. Il ira affronter Achille et donnera tout ce qu’il a pour gagner. Rien de ce que quiconque pourra dire ne le forcera à faire moins. Rien du tout. Tous vos arguments n’y pourront rien. Patrocle vous dira que ce que le roi Agamemnon choisit de faire – ou de ne pas faire – est un problème entre lui et sa conscience. Mais davantage encore, il refusera pour une raison très simple.

— Et laquelle ?

— Cela ne serait pas juste.

— Tu viens de dire qu’il est intelligent ! hurla Ulysse. Juste ? Ben voyons ! Qu’est-ce que la justice vient faire là-dedans ? Nous sommes en présence d’un… puissant roi… qui…

— Nous sommes en présence d’un fou qui, s’il n’était pas roi, serait enfermé pour son propre bien, répondit Dates.

Ulysse frotta ses yeux fatigués.

— Tu te moques de la politique, spartiate, dit-il doucement. Tu méprises la diplomatie. Mais comment crois-tu que nous maintenions la paix dans le monde ? Je vais te le dire, Dates. Des hommes comme moi se rendent dans des endroits comme celui-ci pour y manger des gâteaux au crottin comme tu dis. Et nous sourions et nous disons qu’ils sont bien nourrissants. Nous nous déplaçons entre différents ego et les flattons à chaque pas. Nous ne faisons pas ça pour un profit quelconque, mais pour la paix et la prospérité. Nous faisons cela afin que les fermiers, les marchands, les laboureurs puissent élever leurs familles en paix. Patrocle a le luxe de vivre la vie qu’il veut en prêchant ses propres vérités. Les rois ne le peuvent pas. À présent, m’aideras-tu à le convaincre ?

Dates se leva.

— Non, majesté, je ne le ferai pas. Et vous vous trompez – même si je vous accorde le bénéfice du doute quant à vos motifs. (Il alla jusqu’à la porte et se retourna.) Peut-être avez-vous mangé de ces gâteaux un peu trop longtemps. Peut-être y avez-vous pris goût.

Derrière un panneau mural, un serviteur se retira discrètement, pour aller rapporter la conversation.

 

 

 

 

En fin d’après-midi, Patrocle, habillé normalement d’une bure noire à manches longues, de sandales, alla se promener dans le centre-ville, inconscient de la foule qui bourdonnait autour de lui : des serviteurs qui achetaient des provisions et du matériel pour leur maisonnée, des hommes qui entraient et sortaient des auberges et des tavernes, des femmes qui se déplaçaient entre les étals du marché ou faisaient le tour des boutiques, des amoureux dans les parcs se tenant par la main.

Patrocle se faufila entre eux, concentré sur la ce que Dates et Simisée lui y ont révélé. Lorsqu’il avait quitté son mentor Chiron pour l’Egypte, Patrocle avait instinctivement accepté, il voulait combattre avec les Grecs pour arrêter l’avancée des Hittites.

Et aussi parce que c’était juste ! Il n’y avait ni question morale, ni question politique à considérer. Mais aujourd’hui, tout était mélangé.

Patrocle voulait se mesurer à Achille, mais pourquoi ? Pourquoi il le détestait à ce point ? Ce dernier ne lui avait rien fait, était-ce pour prouver à Philomèle qu’Achille n’était pas aussi meilleur fils qu’elle avait rêvé d’avoir ? Ou autre chose ? 

Pourtant, s’il gagnait, cela pouvait signifier, au pire, une terrible guerre contre la Locride. Gagner un combat valait-il un tel risque ? Pour la satisfaction de rouer de coups un homme ?

Patrocle traversa le parc des Titans et bifurqua sur la gauche, sous l’Arche de marbre, et continua le long de la vallée des Cygnes où se situait la maison qu’Achille occupait. C’était là que se trouvaient les résidences des riches ; les rues étaient bordées d’arbres, les maisons élégamment construites, les terrains parsemés de petits lacs, de fontaines, de statues magnifiques, le long de sentiers serpentant au milieu de jardins impeccables.

Tout ici reflétait l’argent, l’or comme s’il en pleuvait. Patrocle avait grandi dans la ferme de Chiron en pleine montagne où les maisons étaient faites de troncs d’arbre taillés à la hâte et joints avec de la glaise ; des endroits où l’argent était aussi rare que l’honneur chez une prostituée. Et voilà qu’il contemplait à présent une succession de palais de marbre blanc, avec des piliers décorés, des fresques, des reliefs, tous pourvus de toits en briques en terre cuite rouge.

Il continua d’avancer et chercha la maison du prince de Thessalie. Deux sentinelles se tenaient devant un grand portail en fer ; elles étaient armées d’épées et protégées par des plastrons en bronze. La maison était imposante, mais moins ostentatoire que les autres du quartier. Carrée, avec un toit incliné en tuiles rouges, sans colonnes, ni fresque, ni peinture. La porte principale se trouvait sous un linteau en pierre, et les nombreuses fenêtres semblaient surtout fonctionnelles, avec aucun ornement que ce soit.

Il s’approcha du portail du portail et l’un des sentinelles fit un pas en avant pour l’empêcher de passer.

— Je suis Patrocle. J’ai été invité ici.

Les sentinelles s’écartèrent et ouvrirent le lourd portail de fer. Patrocle s’avança lentement. Le Misthios s’arrêta un instant pour examiner la statue d’Ares puis, une fois encore, il observa la maison et le terrain. La statue faisait tache ici, elle jurait avec les contours naturels du jardin. Alors qu’ils approchaient de la maison, un vieux serviteur ouvrit la porte et s’inclina.

— Bienvenue, seigneur Patrocle, lui dit-il.

— Je ne suis pas un seigneur – et je ne souhaite pas le devenir. Mais merci pour ton accueil.

— Mon maître vous attend, monsieur, sur le terrain d’entraînement à l’arrière de la maison. Vous n’avez qu’à traverser cette entrée ; vous ne pouvez pas vous tromper.

Le vieil homme se retira. Patrocle traversa donc. Sur le terrain à l’arrière de la maison, une vingtaine d’athlètes s’entraînaient. Le terrain avait été bien pensé, avec trois cercles de sable, des poids, des sacs de sable, des tables de massage et deux fontaines qui fournissaient de l’eau potable. Tout au fond, il y avait une piscine où nageaient plusieurs personnes. Le tout était si simple qu’il se sentit à l’aise, et une bonne partie de la tension qui l’habitait disparut. Deux hommes s’entraînaient à la lutte dans l’un des cercles, tandis qu’un troisième, Achille, les observait non loin. Dans le soleil couchant, les cheveux blonds d’Achille brillaient comme de l’or.  

Il avait les bras croisés et Patrocle remarqua aussitôt les muscles puissants de ses épaules et de son dos, ainsi que la façon dont son corps se resserrait au niveau des hanches et de la taille. Un corps taillé pour la vitesse et la puissance, songea Patrocle.

— Séparez-vous ! ordonna Achille. (Comme les combattants s’écartaient l’un de l’autre, le thessalien entra dans le cercle.) Tu es trop raide, Démétrios, déclara-t-il, et ta main gauche se déplace à la vitesse d’une tortue malade. Je pense que tu t’entraînes mal. Tu gagnes du poids dans les épaules et les bras, ce qui est bien pour la puissance, mais tu ignores le bas de ton corps. Les coups les plus dangereux sont ceux qui partent des jambes ; la force remonte le long de tes hanches et seulement ensuite dans tes épaules et tes bras. Lorsqu’elle atteint ton poing, l’impact est semblable à la foudre. Demain, tu t’entraîneras avec Phénix. (Il se tourna vers l’autre homme et lui mit la main sur l’épaule.) Tu es doué, mon ami, mais tu n’as pas l’instinct. Tu as du courage et du style, mais pas le cœur d’un guerrier. Tu ne vois qu’avec tes yeux. Phénix m’a dit que tu étais excellent au javelot. Je crois que c’est là-dessus que nous allons nous concentrer d’abord.

Les deux hommes s’inclinèrent et partirent.

Achille se retourna et aperçut Patrocle. Il eut un grand sourire et traversa le terrain d’entraînement, la main tendue. De la même taille que Patrocle, il était aussi plus large d’épaule avec un visage digne d’Apollon. Les femmes devaient se bousculer pour partager sa couche, mais il avait les yeux d’un tueur, aussi froids que les profondeurs abyssaux d’une mer noire. L’homme avait tout du combattant-né. Patrocle lui serra la main.

— Je rencontre enfin l’Hoplite Sanglant de Qadesh, déclara Achille en lui serrant la main. Cela fait longtemps que j’entends parler de tes exploits mon ami.

— Et je sais que tu as hâte de voir si cette réputation est méritée, répondit Patrocle en le regardant dans les yeux.

Achille éclata de rire.

— Ma réputation me précède aussi, je le sais. Dès que j’entends quelqu’un devenir célèbre en accomplissant une vaillance, je veux tout de suite l’affronter et prouver que je peux faire mieux. Que veux-tu ? Je suis ainsi fait, je veux que tout le monde connaisse mon nom.

— Chiron m’a parler de toi lorsque je m’entrainai avec lui, selon lui tu étais son meilleur élève.

Achille toujours souriant pencha la tête sur le côté et le regarda un moment. Sans rien ajouter, il les conduisit à la salle à manger. Il le fit allonger devant les tables et l’imita avec grâce. Patrocle se trouvait exactement en face de lui.

Un domestique apporta une cruche et une cuvette pour les ablutions, puis passa une serviette. Un autre commença à servir le repas : des œufs durs de caille, une poule au pot, de la viande de pigeon grillée et du vin de Thasos.

— Tu te demandes pourquoi je t’ai invité ici, pas vrai ?

— J’ai cru qu’il s’agissait d’une tentative d’intimidation, répondit Patrocle. Et à présent, je ne le crois plus.

— Voilà qui est aimable de ta part. Je voulais te dire que je suis consterné par la prophétie. Cela doit être très vexant pour toi. Personnellement, je déteste lorsque la politique vient s’immiscer dans ce qui devrait être une compétition honnête. Je voulais donc que tu puisses avoir l’esprit en paix.

— Et comment comptes-tu y arriver ?

— En te convainquant de te battre pour gagner. De donner le meilleur de toi-même.

Patrocle regarda durement le prince de Thessalie.

— Pourquoi, dans ce cas, tout le monde me demande de faire exactement le contraire ? Souhaiterais-tu voir Agamemnon humilié ?

Achille éclata de rire.

— Non, tu m’as mal compris. Patrocle. Je t’ai regardé te battre. Tu es très bon et tu as du cœur et de l’instinct. Lorsque j’ai demandé à Phénix comment il nous voyait tous les deux, il m’a dit : « Si je devais miser tout mon argent sur un combattant, ce serait sur toi. Achille. Mais si je devais avoir quelqu’un qui se batte pour ma vie, ce serait Patrocle. » Je suis un homme arrogant, mon ami, mais cette arrogance n’est pas née d’une fausse fierté. Je sais ce que je suis et je sais de quoi je suis capable. En d’autres termes, comme le disent mes proches, je suis une erreur de la nature. Ma force est prodigieuse, mais ma rapidité est extraordinaire. Lève-toi un instant.

Patrocle s’exécuta et Achille se positionna face à lui, à une longueur de bras de distance.

— Je vais t’arracher un poil de cheveu, Patrocle. Je veux que tu bloques mon bras, si tu le peux.

Patrocle se prépara.

La main d’Achille jaillit d’avant en arrière et Patrocle sentit une piqûre comme plusieurs poils venaient d’être arrachés. Son propre bras avait à peine bougé en réponse. Achille retourna sur son divan.

— Tu ne peux pas me battre, Patrocle. Aucun homme ne le peut. C’est pour c e la que la prophétie ne doit pas t’inquiéter.

Patrocle sourit.

— Je t’aime bien, Achille, répondit-il, et s’il y avait une médaille d’or pour arracher des poils de cheveu, je pense que tu serais champion. Mais nous en reparlerons après le combat.

— Tu te battras pour gagner ?

— Comme toujours, mon gars.

— Par les dieux, Patrocle, tu es un homme comme je les aime. Tu ne cèdes jamais, pas vrai ? Est-ce pour cela que tu gagnes toujours contre des armées plus nombreuses ?

— Une bataille se prépare et se planifie à l’avance, ce n’est pas comme se battre en duel avec un seul adversaire.

— Quelle belle paire nous faisons, dit Achille en riant. Toi toujours victorieux contre des armées, et moi victorieux contre des champions ou des seigneurs de guerre. Restes-tu dîner avec moi ?

Patrocle secoua la tête.

— J’ai promis à mes deux amis de les rejoindre pour diner. Peut-être après la finale, demain ?

Bien malgré lui, le puissant Achille était touché. Cet homme était bon et respectueux et le vaincre ne sera pas facile. C’était la deuxième fois qu’il le rencontrait et déjà il commençait mieux le connaître. Patrocle était fascinant et quelque part il enviait son calme et sa sérénité. Rare ceux qui avaient l’esprit tranquille a la simple idée de le combattre.

— Diner ensemble après la finale serait agréable. Répliqua Achille en opinant du chef. Bien sûr je ne te souhaite pas bonne chance… mais… porte toi bien.

Patrocle se leva et inclina légèrement la tête.

— Toi aussi, prince Achille. A demain

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