Patrocle

Chapitre 32 : Atrides

2458 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 02/02/2024 20:57

Écoute-moi, ô reine, fille illustre de Zeus,

Grondante Titanide et vénérable Archère,

Déesse porte-flambeau et rétiaire des fauves,

Soutien des accouchées toi qui jamais n'as accouché,

Secours des parturientes, enthousiaste, consolatrice,

Véloce chasseresse, nocturne vagabonde,

Révérée, bienveillante, libératrice, masculine,

Orthia, nourrice attentionnée des enfants et des hommes,

Fille immortelle de la Terre, tueuse de fauves, triomphante

Pourchasseuse de cerfs dans le cœur des montagnes,

Reine absolue, divin surgeon, permanente Présence

Menant tes cortèges de chiens au profond des forêts,

Viens, salvatrice, réjouir tous les mystes

En leur apportant les beaux fruits de la terre

La paix tant désirée, la précieuse santé

Et en chassant vers les forêts et les montagnes

Les souffrances et les maladies.

 

Clytemnestre ouvrit les yeux, contemplant la statue de la déesse. Elle se tourna vers l'une de ses suivantes, qui se dénuda et s’agenouilla devant une biche. Levant un poignard vers la déesse, elle plongea la lame dans le flanc de l’animal, retenu par deux robustes esclaves. Trompant ses mains dans le sang de l’animal, elle se tourna vers la reine. Cette dernière se leva à son tour, laissant glisser sa robe sur le sol. La servante recouvrit les seins et le ventre de sa maîtresse en répétant la prière. Dans l’ombre, deux hommes observaient le rituel.

 

Le premier était le roi de Mycènes, le puissant Agamemnon, très habitué à ce genre de pratique ; il demeura stoïque devant la cérémonie. Mais Patrocle, qui fut le seul autorisé à y assister, était pétrifié mais subjugué et ébloui par cette femme. Elle était la personnification de la sensualité froide mais envoûtante ; il avait l’impression de contempler une déesse de sang. Il avait déjà croisé des femmes d'une beauté exceptionnelle par le passé. L'épouse de Ramsès, Néfertari, dégageait une aura similaire et possédait une présence qui pouvait faire frissonner. Cependant, Clytemnestre surpassait l'égyptienne, et ses yeux énigmatiques semblaient pénétrer le cœur jusqu'à sa racine. Patrocle trembla comme s'il découvrait la féminité pour la première fois.

 

Clytemnestre conclut le rituel avec une expression imperturbable sur son visage. Les deux esclaves emportèrent la biche sacrificielle, et la suivante, après avoir accompli son devoir, se retira discrètement.

 

— N’est-elle pas intrigante ? murmura Agamemnon en observant sa femme s’habiller. Malgré mes concubines, aucune ne peut rivaliser avec cette louve aux dents acérées. Elle a accouché de mon dernier fils il y a seulement quelques mois, et pourtant elle reste inébranlable, une reine digne de Mycènes, une épouse digne d'un lion.

 

— Je n’ose imaginer la princesse Hélène, répondit Patrocle. Les enfants de Tyndare sont une bénédiction des dieux.

 

— Tu n’es donc point marié, si je ne m'abuse, mon garçon, fit-il remarquer d’une voix profonde.

 

— Qui serait prêt à épouser un banni ? répliqua Patrocle.

 

— Nous pouvons arranger cela, dit le souverain en le fixant dans les yeux. Les filles de Mycènes ne sont pas reconnues pour leur tendresse, mais elles savent reconnaître le courage et la bravoure. Aucune n’oserait refuser l’Hoplite Sanglant ou le Myrmidon d’Achille.

 

Patrocle sourit mais ne répondit pas. Comment cet homme pouvait si mal connaître sa femme ? Il est vrai qu’elle avait le visage dur, mais pour Patrocle c’était un visage fort et passionné, empreint de compassion. Comment le savait-il ? Il l’ignorait, son âme l’avait reconnu au moment où il avait déposé les yeux sur elle. Cette dernière vint à leur rencontre, et Agamemnon lui hocha la tête avec satisfaction.

 

— Ma reine, je te présente Patrocle, le second d’Achille.

 

Elle le contempla un moment, et Patrocle baissa aussitôt les yeux.

 

« Par les dieux, pourquoi tremble-je comme une feuille ? »

  

— Sois le bienvenu, Patrocle fils de Ménétios, déclara-t-elle d’une voix douce. Comment trouves-tu Mycènes ? Elle doit te sembler bien petite à côté de l’Égypte, n’est-ce pas ?

 

— Je ne l’ai pas encore visitée, majesté, mais je suis sûr qu'elle est de toute beauté.

 

— Une réponse très prudente, dit-elle en souriant. Je serais heureuse de te faire visiter après le départ du roi.

 

Patrocle regarda le souverain intrigué, ce dernier opina du chef.

 

— Oui, je dois me rendre à Mégare pour une affaire privée, le rituel que tu viens de voir était pour bénir mon départ. Mais je serai vite de retour.

 

Il se tourna vers la souveraine.

 

— Je compte sur toi pour veiller sur nos hôtes, ma chère. Sur ce…

 

Il détourna les talons et se retira, laissant Patrocle avec la reine. Cette dernière poussa un soupir et regarda le jeune homme.

 

— Mon époux a le sens du théâtre, je te prie d’excuser ses manières un peu brusques.

 

— C’est un roi, dit Patrocle en s’inclinant. Et Séthi était très brusque aussi, j’ai l’habitude.

 

— Fort bien, dit-elle en souriant. Je vais te faire visiter le palais, je te prie d’attendre que je me sois changée, mon cher.

 

La reine se dirigea gracieusement vers une porte dérobée, laissant Patrocle seul dans la pièce somptueuse. Il observa la salle du trône, les fresques qui ornaient les murs et le plafond, dépeignant des scènes de batailles glorieuses et de divinités mythiques. L'art et la grandeur de Mycènes étaient manifestes à chaque coin de la pièce.

 

Quand Clytemnestre revint, elle avait troqué sa robe sacrificielle pour une tenue plus décontractée, bien qu'aussi élégante. Elle s'approcha de Patrocle avec grâce, et d'un geste invitant, l'incita à la suivre dans les méandres du palais.

 

— Viens, laisse-moi te montrer les joyaux cachés de Mycènes, dit-elle d'une voix douce.

 

Patrocle la suivit à travers les couloirs du palais, découvrant des salles richement décorées, des jardins luxuriants, et des vues imprenables sur la cité depuis les terrasses. Clytemnestre parlait de l'histoire de chaque endroit avec passion, mais Patrocle ne pouvait s'empêcher d'être captivé par sa présence plutôt que par les détails architecturaux.

 

Au fil de la visite, il sentit que la reine tentait de le sonder, posant des questions sur son passé, ses expériences, et même sur ses sentiments envers la Grèce et son roi. Patrocle répondit avec prudence, gardant ses réponses vagues, tout en étant conscient du charme subtil qu'exerçait Clytemnestre.

 

À un moment donné, alors qu'ils traversaient une cour ornée de statues majestueuses, Clytemnestre s'arrêta et fixa Patrocle du regard.

 

— Tu es un homme mystérieux, Patrocle, dit-elle avec un léger sourire. Tu caches quelque chose derrière ces yeux.

 

Patrocle se sentit vulnérable sous son regard perçant, mais il répondit avec un sourire énigmatique.

 

— Toute personne qui a vécu la vie d'un guerrier porte en elle des secrets, ma reine.

 

Clytemnestre le dévisagea un instant, puis secoua légèrement la tête comme pour chasser ses pensées.

 

— Peut-être. Mais j'apprécie la complexité, Patrocle. C'est rafraîchissant.

 

Ils continuèrent leur visite, mais une étrange tension flottait dans l'air, une connexion subtile entre le guerrier taciturne et la reine intrigante de Mycènes.

 

— Majesté, puis-je vous poser moi-même une question ?

 

— Mais bien entendu, dit-elle amusée.

 

— Avez-vous choisi d’épouser Agamemnon ?

 

La reine marchait toujours, mais elle s’arrêta et s’assit sur un banc en pierre, puis invita Patrocle à prendre place à ses côtés.

 

— Agamemnon est mon second mari, mon cher Patrocle, dit-elle d’une voix sombre. Mon premier époux était Tantale fils de Thyeste, le frère jumeau d’Atrée. Lorsque Agamemnon le tua, il m’épousa en secondes noces, comme tu peux le voir je suis un trophée.

 

— J’avais entendu parler des histoires sur les Atrides, dit Patrocle avec gravité. Mais je n’aurais jamais imaginé qu’elles étaient si… tragiques.

 

— Ne jouons pas sur les mots, Patrocle. Les Atrides sont maudits par les dieux, une vérité que tout le monde connait. Le père de mon premier époux, Thyeste séduisit sa belle-sœur Érope et en eut plusieurs enfants. Puis il lui demanda de dérober la toison d'or qu'Atrée possédait. Une fois le vol accompli, Thyeste alla voir son frère et lui déclara que, pour les départager, celui qui saurait exhiber au peuple la toison deviendrait roi. Atrée, ne se doutant de rien accepta, mais aussitôt son frère lui montra la toison et exila son frère.

 

Clytemnestre observa le vide et continua d’une voix dénuée d’émotions.

 

— Bien sur Atrée récupéra son trône et Thyeste, fut exilé en Epire. Il revint bientôt à Mycènes à la prière d'Atrée, qui feignit de se réconcilier avec lui. Mais, dans le festin qui signalait leur réconciliation, Atrée fit manger à Thyeste les chairs des fils dont Érope l'avait rendu père, puis il lui révéla tout, en lui montrant leurs têtes. Pour sa vengeance, Thyeste éleva Égisthe, fils né d'un inceste avec sa fille Pélopia. Une fois ce dernier devenu grand, Thyeste l'envoya sous un faux nom auprès d'Atrée, qu'il ne tarda pas à mettre à mort. Thyeste alors occupa le trône de Mycènes, jusqu’à ce que Agamemnon et Ménélas l'en chassèrent.  

 

Clytemnestre demeura impassible après avoir relaté cette tragique histoire. Un lourd silence s'installa entre eux, et une aura sombre enveloppa l'atmosphère.

 

— C'est une malédiction ancienne qui plane sur notre maison, une malédiction tissée par nos propres mains, continua-t-elle d'une voix calme mais chargée de poids. Nous, les Atrides, sommes condamnés à vivre dans l'ombre de nos propres erreurs et trahisons.

 

Patrocle, captivé par le récit, ressentit le poids de la fatalité qui pesait sur cette lignée. Il ne put s'empêcher de demander :

 

— Et vous, reine Clytemnestre, comment vivez-vous avec cette lourde histoire qui vous entoure ?

 

Elle tourna son regard intense vers Patrocle, ses yeux semblant sonder les abysses de l'âme.

 

— Je suis l'épouse d'Agamemnon, et je porte le fardeau de notre destinée commune. Mon rôle est de maintenir l'unité et la stabilité à Mycènes, même si cela signifie sacrifier une part de ma propre paix intérieure.

 

Le vent souffla légèrement, faisant frissonner les feuilles autour d'eux. La reine poursuivit d'un ton plus sombre :

 

— Mais, Patrocle, chaque choix, chaque acte, est une pierre ajoutée à l'édifice de notre malédiction. Nous sommes des marionnettes entre les mains des dieux, mais je suis déterminée à ne pas être une marionnette sans volonté.  

 

Patrocle observa le vide un moment, puis inspira longuement et déclara d’une voix sans émotion.

 

— Je suis moi-même maudit.

 

Cette fois la souveraine fut surprise, elle le regarda intriguée et Patrocle continua sans remarquer le regard de Clytemnestre.

 

— Un oracle avait prédit à ma mère que je ne deviendrai jamais roi, de ce fait elle me renia et m’exila loin de la cité de mes ancêtres. J’ai grandi avec Chiron le Centaure et je devins son dernier élève. Un jour je l’ai rencontrée, je l’ai vue… comme je vous vois…

 

— De qui ? demanda Clytemnestre d’un souffle.

 

— La déesse de la chasse, de la lune et des abysses, elle offrit d’exaucer un seul souhait. Moi par mégarde j’ai désiré la célébrité, ce que j’ignorais c’était que ses dons sont accompagnés de douleurs et de tragédies. Je devins le héros de Qadesh, l’Hoplite Sanglant, le Conquérant des Marécages de Nubie, l’homme qui a tenu bon contre Achille… chaque exploit s’accompagne de douleur et de sang… c’était le prix à payer… et je ne l’ai compris que des années plus tard.

 

Il la regarda dans les yeux.

 

— Je n’ai plus de paix intérieure madame, mais moi aussi je me bats pour ne pas être une marionnette sans volonté.

 

Clytemnestre rencontra le regard de Patrocle, son expression empreinte de compassion.

 

— La paix intérieure est souvent une quête difficile, et les batailles que nous menons contre nous-mêmes sont parfois les plus ardues. Cependant, dans votre lutte pour conserver votre volonté, vous forgez votre propre destin. C'est une forme de liberté que peu de gens réalisent.

 

Patrocle se rendit compte qu’il en avait trop dit, mais qu’il ne le regretta pas. Curieusement cette femme dure était la première personne a qui il dévoilait ses pensées les plus secrètes.

 

— Je n’avais jamais raconté cela à personne, dit-il en rougissant. Merci de m’avoir écouté, majesté !

 

A cet instant, la souveraine de Mycènes lui offrit le plus beau sourire qu’il avait vue de sa vie. C’était un sourire doux et chaleureux, qui avait adoucit son visage, le rendant plus beau que jamais. Devant lui se tenait la plus belle femme du monde et le cœur de Patrocle se réchauffa.  

 

Clytemnestre posa délicatement sa main sur l'épaule de Patrocle.

 

— Les âmes nobles portent souvent des fardeaux lourds, et il est rare de trouver quelqu'un prêt à les partager. Vous n'êtes pas seul dans votre quête, Patrocle. Parfois, il suffit d'un peu de lumière pour dissiper les ombres.

 

Son regard exprimait une compréhension profonde, comme si elle avait elle-même connu la complexité des chemins intérieurs.

 

— Vous pouvez considérer Mycènes comme votre havre de paix, aussi temporaire soit-il, ajouta-t-elle avec une tendresse surprenante.

 

Ils marchèrent ensemble dans la douceur de la nuit, partageant un moment de connexion silencieuse, chacun absorbant la présence réconfortante de l'autre.

 

 

 

 

 


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